Gracieuse gambadait gaiement. Elle devait son nom à son allure vive, la ligne gracile de son corps élancé, son pelage soyeux si doux au toucher. Mais tout cela est terminé, remisé, rangé, oublié. C'est même tout le contraire. Gracieuse est maintenant trapue, lourde, pataude dans ses mouvements. Elle ne peut plus sautiller et gambader, elle se déplace lentement, avec gravité et dignité. La gardienne qui veille sur elle l'attend à la barrière comme chaque soir pour rejoindre son abri. Elle regarde la vieille ponette traverser le pré, et se sent touchée par la grâce qui émane toujours de sa protégée malgré les années.
Ses parents l’avaient prénommée Grâce, ils pensaient que ça la définirait: elle serait gracieuse à l’intérieur comme à l’extérieur. C’était trop demander à la providence : la nature n’exhaussa que la moitié de ce vœu. Grâce était la bonté personnifiée, elle était douce, généreuse, bienveillante mais son apparence physique contrastait avec tant de bonté d’âme : on ne peut pas dire qu’elle était laide, au moins aurait-on eu de quoi dire, non, elle était quelconque, les traits sans charme, le corps sans formes qui semblait s’excuser d’être né femme, ses cheveux étaient ternes et raides, tombant lourdement sur ses épaules, elle n’était ni grande, ni petite, elle était... Cependant, sa beauté intérieure était tellement éclatante, que cette « moitié » de grâce l’emportait largement pour en faire une personne magnifique, unique, bien nommée.
La silhouette gracile apparaît derrière le rideau de velours rouge. Le poignet et les doigts suspendus dans l'infini. Le port de tête aérien couronné d'un chignon perlé. La cheville enlacée d'un satin rose. Le pied en apesanteur sur sa pointe. Le buste élancé vers les notes de violon. La corolle de tulle s'ouvre dans une arabesque. Tu t'envoles au dessus des planches, petite fée d'un conte. Tu illumines de ta grâce la scène, petit rat d'Opéra.