Il ne parvenait pas a comprendre. Il avait pourtant interrogé tous ceux qui auraient pu lui fournir des éléments. Kitesurfeurs, promeneurs solitaires ou en groupe, personnes âgées. Il avait même tracé jusqu' au port ostréicole dans l'espoir que quelqu'un ait observé quelque chose. Le plus grand nombre n'avait rien vu, occupé à vivre. Et ceux qui avaient vu racontaient une histoire abracadabrante pour expliquer les disparitions. Gilles Lecombes, journaliste pour un petit journal local du Bassin, regardait sa tasse de café d'un air songeur. Les faits s'étaient déroulés au bord du Bassin, sur les plages du Betey, des Quinconces, de Saint Brice, du Carré Pereire et près de la jetée d'Arès. A marrée basse, un soleil incroyable à chaque fois malgré le froid printanier. Les gens lui relataient une scène de vie à la mer, des plus ordinaires. Il y avait quelqu'un qui marchait dans le sable. La seconde d'après, il suffisait d'un battement de cils, plus personne ! Disparu, envolé. Comme si le sable l'avait avalé. Les chiens qui désespéraient de retrouver leur maître tournaient dans tous les sens. On cherchait sans trouver. Personne ne comprenait. Le phénomène s'était produit à cinq reprises peut-être même plus. Gilles menait son enquête en toute discrétion pour ne pas provoquer un affolement qui aurait pu nuire au tourisme local. Gilles Lecombes était natif du Bassin. Il comprenait parfaitement que ses terres puissent faire l'objet d'une telle attraction touristique. Il décrivait volontiers son cadre de vie comme un paradis : la dune la plus grande d'Europe attirait chaque année son flux de touristes. Tout était organisé pour que chacun y trouve son compte à la belle saison : pistes cyclables et loueurs de vélos, campings avec animations dédiées, balades en bateau, cours de surf etc. Les disparitions devaient rester de l'ordre du secret, entre locaux. On n'avait pas besoin de ça, les baïnes rejetaient leur lot de noyés chaque année, c'était suffisant. Les idées s'entrechoquaient dans sa tête. Après tout, il y avait bien des abrutis qui s'enlisaient chaque année dans la vase. Toute les hypothèses étaient sur la table, il fallait poursuivre. La Terre changeait. Il entendait à la radio, les événements climatiques se multiplier aux quatre coins du monde. Intempéries, tempêtes, tsunamis, sécheresses, canicules. Comme si la Terre voulait se venger des hommes pour leur mauvaise conduite. Les étés brûlants ne semblaient pas effrayer les touristes qu'on voyait circuler à vélo sous 30 degrés, rouges vifs et transpirants mais déterminés à profiter de leur deux semaines de congés annuels. Le temps avait changé. Gilles avait regroupé les événements étranges survenus sur le Bassin au cours des dernières années. Des nuages avec une forme particulière dans le ciel, des lumières qui clignotent, des halos. Il y avait bien quelques illuminés qui avaient leur idée sur la question. La venue des extraterrestres pouvait être une piste sérieuse pour certains. Après tout, il y avait bien un Ovniport à Arès. Chacun détenait sa vérité quant aux disparitions. Gilles, pour sa part, n'y croyait pas une seule seconde. Le drame devait être scientifiquement prouvé, au diable les balivernes des gens du coin. Il y avait bien des changements dans la terre, dans l'air et l'eau. Le Bassin se réchauffait, les ostréiculteurs modifiaient leur manière de travailler, les jeunes huîtres mourraient, les stocks diminuaient. Le temps se déréglait. L'année dernière, une nouvelle forme de catastrophe était apparue. Les mégas-feux avaient plongé la Gironde dans un état de stupeur. Il avait fallu s'organiser, se coordonner dans le chaos : protéger les habitants, déplacer les touristes en masse dans des gymnases, retourner sur place récupérer les animaux effrayés. Gilles s'était engagé dans cette bataille, effaré, aux côtés des pompiers. Il s'était porté au secours des vieux qui refusaient de quitter leur maison. Il n'y avait eu aucun mort heureusement. Une belle solidarité s'était mise en place, les gens avaient donné. Les pompiers étaient bien légitimement encensés. L'incendie était passé à la télé, la France les yeux rivés sur les langues de feu ingérable, les troncs calcinés. Et puis cette étrange fumée orange qui donnait au ciel, une couleur surnaturelle. Une couleur de fin du monde qui laissait présager le pire. Le Président avait annoncé des moyens pour lutter contre ce qui devrait désormais se répéter. Malgré tout, le Département restait un territoire attractif. Gilles avait besoin de s'aérer la tête et décida de partir du côté de la base nautique en espérant y voir plus clair. Il n'avait pas la moindre explication concernant les disparitions. Son chef le pressait de clôturer son article. Il se sentait abattu, il n'avait rien de tangible à se mettre sous la dent. Avant de quitter le bistrot, il paya son café en s'étonnant du prix en constante augmentation. Il pensait aux métamorphoses de son cadre de vie, surtout au cours de ces dix dernières années. Avec la pandémie Covid, ça s'était accéléré : Gilles avait vu arriver sur ses terres de plus en plus de citadins attirés par la vie au grand air, les bottes pour les petits et des paniers garnis pour les piques-niques sur la plage. Un beau fantasme alimenté par l'idée contemporaine qu'il faut allier vie professionnelle et vie personnelle. Les prix de l'immobilier avaient flambé apportant un matelas financier confortable à ceux qui vendaient la maison familiale en une journée à un acheteur capable de payer comptant. Laissant les plus précaires, dont des natifs du bassin, supplier sur les réseaux, une location inespérée pour toute l'année. Profiter de la mer était devenu l'apanage des plus riches, des plus chanceux et des touristes en haute saison. Gilles avait rédigé un article sur ces évolutions rurales et le sentiment de dépossession de ceux qui sont nés ici. Il reconnaissait que les familles étaient de plus en plus nombreuses, ça changeait des retraités et donnait à la ville, un dynamisme nouveau. Cette vie sereine et pleine d'innocence, voilà ce qu'ils étaient venus chercher. Se retrouver à l'air de jeux dans la douceur du printemps, en rêvant aux prochaines baignades à la base nautique. Profiter au plus vite, savourer le calme des rues, cette nature préservée avant l'afflux, les vélos fous et les appareils photos dégainés au moindre point de vue. L'été, le village avait un autre visage, plus festif et joyeux, le marché battait son plein, c'était bien aussi. Arrivé à la plage, lunettes de soleil sur le nez, Gilles regarde l'horizon avec quiétude. Le soleil tape fort sur son bob kaki. Il marche tranquillement. Il y a une petite fille assise dans le sable, un pelle verte à la main. Son père la couve du regard. Gilles tourne la tête vers l'eau calme au loin. Une silhouette féminine se dessine à quelques mètres de lui, une femme sans... MAIS ! Gilles manque d'avaler son chapeau ! Il peine à croire ce qui vient de se passer : la femme vient de disparaître sous ses yeux ! Il se précipite sur place, le regard fou, les lunettes de soleil valdinguent, il regarde de tous les côtés. Quand il sent le sable se dérober sous ses pieds comme une trappe, il réalise trop tard sa méprise. Tout va très vite, il sent les petits grains entrer à l'intérieur de sa bouche, de son nez, se faufiler dans le bas de son dos. Le regard tourné vers la lumière, impuissant, les membres prisonniers, silencieux, il s'enfonce dans les profondeurs du gouffre sablonneux. Le piège se referme sur Gilles Lecombes. Ne reste qu'une étendue de sable sur lequel s'égare un bob kaki. Une brusque bourrasque balaye définitivement toute trace du journaliste. Le soleil domine, offre à la mer quelques éclats chatoyants. Plus tard, les journaux du Sud-Ouest relayés par les chaînes de télés nationales parleront de ce nouveau phénomène naturel : les sables mouvants du Bassin d Arcachon. D'abord exceptionnels, ils deviendront rapidement de l'ordre de la banalité, un danger parmi tant d'autres. Certains touristes alertés choisiront une destination moins risquée. Mais en grande majorité, non.
Cléo BOSSON BOULNOIS: Un bob pour le climat
Ils habitaient une maison au bord de la plage, tout au bord, "les pieds dans l'eau" disait l'oncle faisant un geste jusqu'à la moitié des cuisses qui rappelait la sauvagerie de la dernière tempête, encore récente dans les esprits, elle les avait contraints à fuir en pleine nuit pour se réfugier dans le sémaphore voisin.La famille entière avait levé le camp abandonnant tout. Dans la débâcle générale de ce mois de février le couple, leurs huit enfants et le pépé qui avait refusé d'abandonner son fauteuil roulant pourtant bien défraîchi, s'était soumis à la péremptoire injonction du frère de madame, qui, depuis toujours (au dire des voisins) semblait faire la pluie et le beau temps auprès de cette tribu cocasse coupée de toute vie sociale. La mamette petite pomme rabougrie dont quelques vieux se souvenaient encore pour l'avoir enlacée dans les bals de l'été n'avait pas suivi non plus, son grand âge n'autorisant plus qu'un seul voyage, le dernier. Cette échéance paraissait pourtant trop lointaine à tous, son centenaire approchant, les voisins se réjouissaient, comme les élus de la ville d'avoir enfin une bonne raison d'investir les lieux, ses propriétaires n'autorisant plus la moindre visite depuis longtemps. L'oncle, un espèce de pachyderme poilu et rubicond, avait transporté pépé et le fauteuil à bout de bras, la fureur des éléments avait certainement couvert ses jurons fleuris qui faisaient sa renommée dans les estimanets de la commune. Il en rigole encore Maintenant. -"t'as vu le déchet et sa Rolls, hop, dans la lanterne et que ça saute" Lui, il n'avait pas quitté le domaine et toute la nuit ceux qui se sont approchés, sauveteurs, simples curieux ou promeneurs traqués par l'urgence et la violence de cet orage l'ont vu s'agiter entre terrasse, bâtisse et jardin. La plupart ont pensé que, pris en tenaille entre son orgueil démesuré et la peur panique qui devait le gagner, il devenait fou. Il aurait défié les flots montants prisonnier comme un rat dans une nasse pour éviter de céder à la raison et rejoindre sa troupe déjà mise à l'abri. Une autre version des événements plus glorieuse et qu'il n'infirmait jamais, même après force apéritifs dans les bars du quartier, racontait qu'il avait passé toute cette nuit à lutter contre les éléments pour protéger et rassurer la mamette, qui aurait pu disparaître comme un fétu de paille, déjà à la moindre vaguelette. Cette version relayée par chaque unité de cette armée homogène et qui n'avait jamais révélé la moindre faille, était devenue plus qu'une information, une légende. La famille au grand complet la gonflait au cours du temps de détails singuliers mais le thème central demeurait sous le titre glorieux. « La vieille dame et la mer », tous les quotidiens en avaient parlé ainsi. Les événements passés, très vite la petite troupe, son général et ses invalides avaient retrouvé le cours normal et ordinaire d'une existence sans surprise. Cette vie au quotidien rythmée par les vociférations de l'oncle se déroulait entre le jardin qui produisait abondamment en été et les retours de pêche. Dans les épiceries locales la livraison du butin parfumé d'océan servait surtout à donner à cet acteur né une nouvelle tribune pour commenter ses exploits. -" s'il avait su il aurait laissé l'océan faire son travail, au lieu de ça il doit continuer à nourrir tous ces bons à rien". Chaque jour qui passait, pourtant, voyait grossir sa notoriété, le sauveur de toute une famille n'avait d'ailleurs rien fait pour repousser les journalistes en quête de héros. Une fois passé le flot d'images et de drames racontés, ils se pressaient au domicile du surhomme, qui, royal, les recevait sur son bateau. Comme souvent, l'homme ordinaire a besoin de se construire des héros. Ces héros dans lesquels il se reconnaît, qu'il peut exporter, emmener en vacances ou en week-end dans sa belle-famille, qui l'accompagnent dans ses pires moments de solitude, à l'atelier, la ville avec madame, au lit avec monsieur. Une idée répandue dans des magazines réputés professe que, de nombreux coïts ne se passeraient pas avec les auteurs présents, mais avec leur doublure idéalisée et magnifiée. Ce qui est tout de même rassurant. Certainement sur la foi de cette prophétie l'oncle, conscient peut- être de sa responsabilité nouvelle et du titre qui venait de lui être décerné se transformait de jour en jour. Au panthéon des héros, cette bonification n'atteignait pas, pour l'instant, des Sommets. De ces sommets qui attribueraient le titre de grand-cru à une vulgaire piquette, mais, nous n'étions pas très loin d'un cru bourgeois. Nul ne sait si cette transformation était travaillée avec un quelconque manager ou si, l'intuition aidant il avait mesuré les nouveaux avantages qu'il pouvait retirer de ce titre obtenu. Se devait-il de valoriser après des années de démonstrations diverses, consacrant sa rustique personne et son caractère grossier, l'apparition d'un homme nouveau ? Percevait-il même les enjeux de cette métamorphose ? Le résultat était là, plus un seul naufrage sans qu'il soit soupçonné d'avoir au moins tenté un sauvetage. Plus une seule tempête sans qu'il soit consulté sur le mode de prévention à appliquer. Un accident ferroviaire dans une gare proche, on l'y aurait vu portant secours. Une attaque mortelle de frelons, il y était. Une morsure de renard, il connaissait l'antidote. Un retraité tombant d'une palombière, il aurait tendu ses bras évitant que la chute ne soit fatale. Tout, tous promouvaient son courage. Les malades venaient le voir, les enfants pour un devoir en retard, les jeunes filles pour une peine de cœur. Il se disait également qu'il recevait les veuves un peu trop longtemps, mais ce n'étaient certainement que ragots de sortie de messe ou pire, jalousies de pire provenance. Passer de l'opprobre à la sainteté n'est pas seulement une vertu, il est vérifié que, la ligne de séparation qui éloigne l'un de l'autre est si ténue que l'homme ordinaire, qui n'essaie jamais de la franchir, témoignerait d'un infini respect pour celui qui ose, quel que soit le camp qu'il ait choisi. L'oncle l'avait bien compris, il profitait donc de cette espèce d'impunité qui fournit les arguments de la morale à tous les malfrats comme à tous les prélats. Les gendarmes n'osaient plus le stopper, lorsqu'il filait à vive allure. S'il devait se rendre sur un drame ignoré encore de leurs services, il n'était pas question de ralentir les secours. Les enseignants, encore hier soupçonneux sur ses méthodes éducatives auprès de ses neveux s'en étaient fait un allié. -"Hier encore, il était venu consulter les collègues sur la finesse de l'accord du participe passé employé avec le verbe avoir ". A la poste on le saluait maintenant, l'invitant à couper la file toujours longue, (les citoyens attendent d'ailleurs des améliorations, merci). Son temps précieux au service des autres ne pouvait être gaspillé ainsi. Il fréquentait désormais la médiathèque, lieu où les liseurs ordinaires des journaux avaient pour habitude de les empiler contre leur fauteuil, se réservant la primauté des nouvelles locales et Internationales, ce qui avait pour effet d'encourager l'ignorance des foules. A midi ils quittaient leur siège et celui de la culture qu'ils venaient d'annexer quelques heures. Dans ce lieu du savoir pour tous il veillait aux grains. -"Bonjour, on va partager, vous voulez quel canard ?" se devaient ils maintenant de concéder aux lecteurs potentiels discrets et si patients. Bref, un sans-faute pour ce repenti que les simples saluaient et que les notables, sans toutefois l'avouer enviaient un peu. Certains lui faisaient les yeux doux dans l'intimité d'une rencontre informelle, et l'obtention du moindre accord administratif, se réalisait avec une inédite rapidité. L'oncle s'en amusait et devenait le citoyen de la commune aux demandes les plus extravagantes, remerciant vivement chaque élu rencontré de sa diligence et le faisant savoir autour de lui. Comment s'étonner que les escaliers du pouvoir ne lui aient pas encore été offerts ! Cette consécration ne paraissait pas cependant lui convenir, il arguait de son manque de temps, trop absorbé par le bonheur des siens pour espérer être à la hauteur d'un mandat électif dont il voudrait non seulement être digne, mais fier. Convoqué dans le Saint des Saints de l'exercice du pouvoir local par son premier magistrat lui-même, il sembla sur le point de céder pour une place honorable sur la liste du Maire aux élections proches. Quelques indiscrétions permirent le relais de cette information en soulignant le peu d'importance que revêtait cet entretien. Il s'agissait seulement de fixer un calendrier de festivités pour préparer le centenaire proche (bien que personne ne sache son âge véritable), de la mamette. Née dans un pays lointain, l'oncle jura de lancer les recherches afin de faire le point sur cette énigme, mais resta intransigeant sur une quelconque mise en scène, -"s'il l'avait une fois encore sauvée de la mort, il ne pouvait garantir, tant elle était faible, de faire encore obstacle à un fatal destin face à une si grande émotion". Le Maire, laïque fervent, accepta même le principe d'une célébration chrétienne en son honneur et d'un discours d'éloges qui lui serait transmis lors de la cérémonie annuelle des vœux. Cette réconciliation de l'église et de l'état enfin acquise et toutes les communautés de la ville applaudissant à ce geste, mis à part quelques anarchistes minoritaires, se disant volontiers trahis par l'un des leurs, passé à l'ennemi, un accord permit de sceller l'avenir politique de la ville. Revenant sur ses premières hésitations il accepta de paraître en troisième position sur la liste en construction à quelques mois des municipales. La campagne fût âpre et l'équipe en place peu ménagée. Ses réalisations durant le mandat précédent tenaient dans un mouchoir de poche et l'essentiel des projets d'un programme peu ambitieux allait vers la protection face aux risques naturels, l'eau, le feu, l'érosion des sols contre lesquels le triumvirat actif de la campagne promettait une série de remparts sans faille. L'homme ordinaire s'enflamme vite, mais peu longtemps sur le thème de l'égalité et de la justice sociale, l'équité lui semble un bien aussi précieux qu'illusoire. Pour ce brave électeur la pauvreté comme l'immense richesse sont affaire de destinée et toutes les intentions qui gouvernent à cette élégante ou misérable distribution, sont inscrites dans le grand livre du hasard, ce grimoire dans lequel il n'aura jamais espoir d'écrire la moindre page. Résigné, il vote pour l'ordre et la continuité. L'opposition mena une belle et ardente bataille A son actif la lutte contre les privilèges et la redistribution du patrimoine aux plus démunis. Plus une once du sable fin qui leur avait été volé par divers lieux privatifs ne devrait désormais leur échapper. Consécration de cette Marxiste aventure, tous les "corps morts " attribués à des familles et qui se perdaient à la mort des ascendants directs seraient dorénavant attribués à des familles dans le besoin. A ces mêmes familles seraient destinés les bateaux des professionnels cessant leur activité, embarcations de tout temps détruites. En cas de victoire, elles seraient rachetées par la commune, puis, offertes pour poursuivre utilement leur vie sur les flots bleus. Ambitieux et progressiste programme, pourtant, le destin des bateaux et des corps -morts devait rester inchangé. " Le paquebot des forces révolutionnaires ECHOUE au port ", titrait le lendemain des élections la presse locale. L'équipe municipale venait d'être réélue avec un score qui s'approchait d'un fort coefficient de marée, un peu sous la barre des soixante-dix – neuf pour cent. L'oncle, gloire locale avait été mis à contribution. De tous les meetings, de toutes les cérémonies, il avait, avec finesse et bien conscient de son ascendant sur ses compatriotes, adroitement "joué le coup". Son aura renforcée, il avait quelque peu effacé la posture déjà bien vacillante de "l'ancien maire". Le coup de théâtre qui suivit l'élection dans le très intime vote qui suivit la victoire n'étonna presque personne, sauf l’intéressé lui-même, trahi par son propre groupe. Allié au premier adjoint l'issue de ce scrutin venait enfin de consacrer au poste suprême « Un homme de l'ombre, en pleine lumière ». Le héros de la tempête, après la furie des éléments venait de vaincre les sceptiques. Il devenait premier magistrat d’«une ville à reconstruire ». La Dépêche locale titrait alors. L'accord prometteur conclu avec l'ancien élu n'avait été qu'un simple marchepieds et l'oncle venait tout simplement de reléguer celui-ci à son statut de potiche, d'épave même, qui serait un qualificatif plus adapté, tant l'imposture consommée avec délice, avait été aussi cruelle qu'inattendue, le laissant sur le flanc pour une improbable durée. Les journalistes revinrent, le vainqueur lui, continuant sa vie dans la concordance parfaite avec les marées poursuivait ses campagnes de pêche, déléguant en mairie et offrant toutes ses prises à la maison de retraite ou personne ne regrettait d'avoir voté," pour un homme si gentil" ! Il reçut les scribouillards en Mairie, contant peu sa victoire, offrant un visage d'humilité et d'abnégation. Le programme de rénovation paraissait bien léger, mais l'homme était attachant. La victoire tout à fait acquise après quelques distributions de délégations, l'opposition obtint, non sans mal, la gestion du cimetière et celle des commémorations, de la voirie et de l'évacuation des déchets, la fête pouvait commencer. Le nouveau Maire s'était réservé la gestion du port, ce qui fût fort apprécié des marins locaux. Les réjouissances se tinrent donc sur le domaine maritime, après moult discours, danses, ovations et pétarades diverses, alors que la foule poursuivait bruyamment ses libations, abusant de la "piquette" locale, le nouvel élu, un peu éméché partit se coucher. Il ne trouva pas tout de suite son lit et se blottit dans le jardin le long d'un buisson et d'un massif de cinéraires ou peut-être d'immortelles qu'il devait partiellement écraser. C'est là que les gendarmes vinrent le chercher au petit matin pour lui demander des comptes sur l'origine des ossements trouvés par quelques élus (de l'opposition) dirigés par le candidat malchanceux. Ceux-là étaient venus pour une expédition de nuit avec pour objectif d'honorer l'élu tout frais nommé en plantant dans son jardin le "mai" qui symbolise la réussite d'un citoyen si peu ordinaire qu'il doive présider à la destinée de tous ses semblables. Que cela soit pour cinq années ou plus longtemps les responsables de cette action expliquèrent qu'ils n'avaient pas voulu se soustraire à cette coutume. L'élu évincé, lui fut plus direct. Il expliqua qu'il n'avait jamais cru à la réclusion, "pour son bien " de la mamette ses soupçons étaient confirmés et que le "délinquant" qui occupait maintenant son fauteuil allait devoir rendre des comptes. Ceci constitua l'épilogue d'une bien étrange rédemption, la mort de la vieille mamie était bel et bien déjà ancienne, cachée à tous elle avait permis à la famille de bénéficier durablement de la jouissance d'un corps-mort qui, sinon, leur aurait échappé à l'officialisation de son décès. La vie normale reprit son court, normal, l'oncle partit en prison, un nouveau Maire fût élu (l'ex candidat malheureux), les corps-morts continuèrent à être attribués a des quidams chanceux et financièrement plutôt à l'aise, les citoyens ordinaires poursuivirent leur existence tranquille, se trouvant très vite d'autres héros.
Jean-Paul Labardin: Immortelles
Dix-huit heures, soirée orageuse sur le Bassin. En se chargeant de nuages gris, le ciel prend peu à peu la couleur mélancolique de l’automne qui s’annonce. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, Charlie surveille la marée montante. L’eau recouvre peu à peu les plaques vertes et brunes et offre un puzzle de petits miroirs à la lumière d’un soleil couchant perturbé par la pluie qui approche. Le voile noir des nuages assombrit davantage son moral qui a du mal à monter plus haut que la partie dite « des chaussettes ». Les poings crispés et serrés au fond de ses poches l’aident à contenir la tension qui l’oppresse depuis l’arrivée de Noa au début de l’après-midi. Charlie sursaute. Un éclair zèbre le ciel au-dessus de la pointe du Cap-Ferret, les deux points noirs des cabanes tchanquées apparaissent et disparaissent, et aussitôt, le grondement du tonnerre se fait entendre. L’orage est là, dehors. Les éléments et son tourment se déchainent. Son retour sur le bassin lui a permis de retrouver toutes les sensations douces de son enfance. Alors pourquoi en s’écrasant bruyamment sur les baies vitrées de la véranda, chaque goutte de pluie ravive-t-elle sa désillusion ? La quiétude de sa maison au bord de l’eau échoue à apaiser la violence de ce découragement qui l’étouffe depuis quelques années. Pourquoi tous ses efforts pour vivre mieux ailleurs ont-ils été inversement proportionnels à ses attentes de libération et d’espérance ? Ce soir, la certitude que l’herbe n’est pas plus verte là-bas l’oblige à stopper son errance inutile. En regardant la plage désertée par les promeneurs, Charlie aspire à se cramponner à un de ces corps-morts abandonnés. S’y ancrer fera-t-il taire enfin, la souffrance quasi existentielle qui taraude son corps et sa tête devenus adultes ? Ne plus divaguer. Ne plus s’égarer. Depuis son adolescence, toutes les questions se sont multipliées sans trouver une seule réponse capable de dissoudre son vague à l’âme. Le léger cours de son insatisfaction, motif de son départ pour la capitale, est devenu petit à petit, un véritable fleuve. Que faire pour fermer la vanne et retrouver un peu de sérénité ? Dire et redire ne lui permettent pas d’arrêter le flux et le reflux des doutes et des peurs qui submergent sans cesse tous ses moments de tranquillité. Comme si le langage avec tous ses mots, était ce batardeau qui protège d’une forte tempête mais qui laisse toujours filtrer un peu d’eau salée. Les pelouses et les fleurs du jardin en sont le plus souvent desséchées. Protections perfectibles. Ce soir, la digue s’est rompue et les mots affluent à nouveau avec l’eau qui monte. Assis sur un tabouret, les mains sur les genoux, Noa regarde le sol. Il semble peiné et agressé par toutes les interrogations de Charlie. Depuis son arrivée, ils cherchent ensemble des explications et des interprétations qui leur permettraient de mettre à distance « impression, (perdre la boule)sensation, émotion » et qui pourraient ainsi bonifier cette soirée qui s’annonce si mal. - Tu finis par m’emmerder avec ton spleen à deux balles…Tu t’enlises dans un marasme qui ressemble à la vase du chenal. Quoiqu’on fasse, elle revient toujours… Le bonheur ne serait-il pas de jouir de tout ce qui est offert et de naviguer sur tous les bons moments en évitant simplement les zones trop boueuses ? Noa est ostréiculteur, il est né, il vit et il travaille ici. Quand il ne se sent pas très en forme, une balade dans la forêt des Quinconces, une sortie en bateau ou simplement une pression bue au bar de la jetée suffisent à le retaper. Noa est cet ours tranquille et silencieux qui attend le retour des jours plus doux, tapi au fond de sa darse. Et ce soir, il ne supporte plus ces palabres sans fin. Il serait prêt à courir jusqu’au bout de la presqu’île pour marquer un point d’arrêt à ce flot de paroles vaines. Quand il était enfant, avec ses cousins, Noa se souvient qu’ils multipliaient les coups de pelle pour protéger leur château de la marée montante. Ils ont toujours perdu. Leur barrage a toujours lâché. Peu sensible à l’invitation de se taire, Charlie, tenace, revient à la charge. Sa lutte stérile contre la submersion cafardeuse se poursuit. - Tu as raison Noa, le bassin avec ses plages et ses forêts apporte l’apaisement et la sérénité que le béton et l’agitation des villes détruisent. Le mouvement perpétuel des marées est celui du roseau qui plie mais ne rompt pas. En quittant le rythme urbain agressif de la capitale, j’ai retrouvé une douceur de vivre. Les odeurs salées, les longues marches sur la plage accompagnent toujours mon regard fasciné par la lumière et les couleurs si belles et si changeantes du ciel qui se reflète. Mais ce soir, la force du vent me cingle de tous ces maux poisseux et envahissants que sont l’habitude, le quotidien ordinaire, les répétitions… - Toi qui aimes chanter, laisse-toi plutôt bercer par la chansonnette « Yalo, yapalo » des promeneurs fascinés par cette étendue pleine ou vide. Laisse ton regard se poser au-delà des passes le jour, et la nuit, le phare du Cap-Ferret t’ouvre sa porte sur l’océan. Ce soir, ce spectacle orageux grandiose et fascinant ravive un peu de cette déception qui continue à se lire dans tes yeux bleus qui se glacent par moment. Ton mal-être semble augmenter avec le déchainement des vagues. Viens, s’il-te-plait, nous n’allons pas passer la soirée à regarder la pluie tomber. Je ne suis pas venu pour cela et tu étais d’accord ? Comme Charlie ne réagit pas, Noa s’éloigne de la lumière et s’affaire à sortir sa queue. Une queue longue et lourde, il aime les coups forts. En l’apercevant, Charlie sourit mais poursuit. - J’aspire à sortir enfin de cette asphyxie, à ne plus sombrer dans cette overdose de tous ces pourquoi, où, comment, mais je ne peux… - On y va maintenant, Charlie, l’interrompt Noa resté dans la pénombre. J’en ai marre… Sinon je me tire. Sa voix assourdie contient toute sa colère et son agacement. Charlie lève les épaules, ouvre son col et pousse un soupir. L’air est encore chaud, ses mains sont moites. (perdre la boule) - Je regrette tant la nudité de l’été, la chaleur sans orage, le soleil sans nuage…et le plaisir sans angoisse… - Arrête. Dis-toi que rien d’autre n’a d’importance et ton malaise va se dissiper, supplie Noa en s’approchant. Je ne veux plus écouter ton bavardage dont le sens m’échappe la plupart du temps. Nous avons tout pour être heureux alors profitons-en. Je commence ? Charlie s’approche, une queue courte et légère à la main. - Essaie d’être plus rapide que d’habitude, l’interpelle Noa un peu brusquement. Après toutes tes interrogations sans fin et ces heures de parlotes stériles, j’ai vraiment envie de passer une soirée agréable, dans l’action. Pendant plus d’une heure, leurs échanges se limitent à quelques gémissements, soupirs, regards. Charlie sent son corps se détendre. Le jeu l’intéresse, ses coups sont harmonieux et lui réussissent. Noa par contre est de plus en plus tendu. - Ras-le-bol, finit-il par lâcher, excédé. Mon étreinte est trop rigide, je perds de ma force. Je ne suis pas dans le coup. On arrête cinq minutes. Je peux allumer une cigarette ? Charlie acquiesce d’un hochement de tête, reste sans parler et s’assoit sur le tabouret, la tête dans les épaules. - Joue en solitaire, je prendrai peut-être plus de plaisir à te regarder, lui dit Noa en envoyant sa fumée au plafond. - Arrête, tu sais bien que cela ne m’intéresse pas. Je t’attends. Le dos de Charlie se voute à nouveau sous le poids de ses idées noires qui reviennent. - On continue…Noa écrase son mégot. Arrêtons s’il-te plait de se tirer la bourre. A jouer aussi calmement, tu augmentes ma tension et tu me gâches le plaisir de tes coups. Le jeu reprend. Ils tirent, liment, caressent sans échanger un seul mot. Charlie sent que les muscles de son corps retrouvent leur souplesse et lui permettent d’aller jusqu’au pelotage. Ses impressions de vide et de panique se dissolvent totalement dans les volutes de fumée des cigarettes de Noa. La barre entre ses yeux a fondu et les mots connus et caressés, reviennent se nicher dans sa tête… beauté, lumière, calme. Hors la saison touristique, Charlie aime prendre son vélo et découvrir le domaine de Certes et ses oiseaux, pédaler jusqu’au Grand-Crohot, grimper la dune de sable au milieu des pins et courir jusqu’aux vagues de l’océan. Le bassin offre toute cette rêverie de l’eau en mouvement qui atténue les bords coupants d’une réalité parfois difficile. Noa s’énerve de plus en plus, ses bandes ratent les unes après les autres. Il enrage. - Je n’y comprends rien. Tu disais être au pire de ta forme et tu n’as jamais eu autant de facilité et de sureté dans tes coups ce soir. Noa semble perdu. Il remet machinalement du bleu sur sa queue. - « La bandaison, Papa, ça ne se commande pas …», Charlie lui chantonne la chanson de Brassens en assourdissant au maximum sa jolie voix de soprane. Elle éclate de rire et dénoue son chignon avec sensualité. Ses cheveux d’un blond vénitien éclairent son visage et soulignent la pulpe rouge de ses lèvres. Elle s’approche de Noa en souriant. - Pardonne-moi ma mauvaise humeur de ce soir. Je suis là où j’ai envie d’être et je m’y sens bien, dit-elle en se lovant amoureusement dans ses bras. Douceur des corps qui se touchent, progression lente du désir accepté. Féline, elle éteint le lustre au-dessus du drap vert accentuant les zones d’ombre de la pièce et redonnant ainsi, vie à l’eau qui s’agite dehors sous le vent. Mutine, elle se colle contre lui et susurre en lui mordillant tendrement le lobe de l’oreille. - Que vivrait l’homme concentré sur ses boules si la femme ne venait pas l’y rejoindre ? L’orage est passé. L’atmosphère s’est libérée de toute l’humidité des tempêtes d’équinoxes. Charlie et Noa, amarrés l’un à l’autre et appuyés à la table de billard admirent cette grande marée un soir d’orage. L’ouverture du bassin sur l’océan en furie laisse entrer les vagues majestueuses. Les embruns frappent le parapet et inondent le parvis de l’église Saint Eloi. Précieux garde-fou pour l’eau qui déborde et pour tous ceux qui s’égarent. - J’ai perdu et tu as gagné. Noa sourit, il sent que Charlie a enfin lâché son inquiétude. Il caresse les cheveux blonds et les soulève pour déposer un tendre baiser sur sa nuque. Je veux prendre ma revanche. Je te propose de continuer la partie au creux du lit douillet dans ta chambre à l’étage. Il pose la queue du billard dans le râtelier, elle y rassemble les deux boules blanches et la boule rouge. En souriant, ils se regardent, s’enlacent et s’embrassent fougueusement. Le ciel prend sa couleur rosée. L’orage fuit vers d’autres rivages. Les eaux du bassin vont entamer une nouvelle descente. Ballet naturel guidé par la lune qui sourit derrière quelques nuages encore accrochés au-dessus du port ostréicole. Dans le jeu amoureux, les amants hésitent, avancent, reculent. Parfois même, ils trichent car ils ne peuvent pas faire autrement. Le doute est toujours salutaire à ceux qui aiment et qui sont aimés. Jeux de l’amour et du hasard. La nuit sera douce et paisible. Pour le billardiste comme pour l’amoureux, qu’il soit homme ou qu’il soit femme, le seul passage obligé pour jouer, est de devoir perdre la boule.
Annick JULLIARD: Perdre la boule