Il était petit et rond. Rond de la rondeur d’un œuf. Sa surface lisse était d’un beau noir, avec quelques fines rayures blanches. On aurait dit un réglisse. A chaque vague, il venait s’échouer sur la plage. Il se laissait rouler, abandonné à la puissance de l’eau. Lorsqu’il se heurtait à d’autres galets, ils émettaient ensemble un joli cliquetis. Les vagues, en se retirant, leur répondaient avec un petit chuintement. Secoué dans le roulis d’écume, puis délaissé, il aimait les quelques instants durant lesquels il brillait. Mouillé, il affichait un noir luisant et profond mais, sa surface étant totalement imperméable, il suffisait de quelques secondes pour qu’il sèche et perde sa couleur luisante. Il retrouvait alors un noir mat, sobre, discret. Mais voilà, c’était donc cela : il ne souhaitait pas être discret, au contraire. Il voulait briller, briller à tout prix. Le peu de temps que durerait son éclat, il espérait qu’une main charitable viendrait le ramasser. Peu lui importait de finir dans le sac d’une artiste du dimanche pour se retrouver collé à des coquillages dans une composition destinée à décorer la salle de bain. Peut -être finirait-il dans la poche d’une « glaneuse » de celles qui ne peuvent s’empêcher de ramasser les feuilles sèches, les bois flottés ou les cailloux. Comme toutes ses autres trouvailles, elle finirait sur l’établi du garage et on l’y oublierait. Ou alors, c’est un garnement qui le ramasserait pour le lancer le plus loin possible dans l’eau en poussant des cris de sauvages. Ce risque-là était grand, car, alors, il se retrouverait bien loin de la barrière d’écume et scintillerait au fond de la mer, inutile. Celle qu’il attendait arriva enfin. Il la connaissait bien, depuis trois jours qu’il l’observait. Coquet et plus brillant que jamais, il roulait au bord des vagues, et s’arrêtait sur l’écume dont la blancheur mettait en valeur sa couleur sombre. Pour elle, il cognait ses voisins. Il voulait provoquer un bruit qui l’attirerait, qui détournerait son attention. La fillette avançait depuis le bout de la plage, sautillant, son seau à la main. Elle allait, venait, s’arrêtait, repartait indécise. Les yeux baissés, elle s’appliquait à bien balayer du regard ces millions de petits cailloux qui s’offraient à elle. A fond du seau, déjà, quelques belles trouvailles : un galet tout rond comme une bille, un autre plat comme un jeton, un morceau de verre translucide... Le petit galet ne quittait pas l’enfant du regard. Il suivait sa progression sur la bordure mousseuse dans laquelle les pieds de la fillette s’enfonçaient, laissant une trace vite effacée par les vagues. Un malotru rouge sang essaya de pousser le petit galet sous l’écume. Celui-ci arriva à se caler contre une coquille d’huitre et resta hors de l’eau. Maintenant, un groupe de petits cailloux blancs lui bouchait la vue. Il se déplaça, concentrant toute son énergie pour se maintenir sur la bande de galets que les vagues faisaient s’entasser tout au long de la plage. Bousculé, tantôt submergé, tantôt propulsé par le flux jusqu’au sable fin, il essayait de ne pas perdre de vue l’enfant et son seau. La fillette était maintenant accroupie au-dessus d’une carapace de crabe qu’elle soulevait et retournait avec sa pelle. Allait-elle s’intéresser à ce bout de pierre noir et blanc qui se haussait au-dessus de la barrière de galets ? AH ! S’il avait pu crier « Ohé ! ». Sans doute d’autres cailloux roulés avaient-ils vu l’enfant, eux aussi. La pauvre petite bille noire n’était sûrement pas la seule à vouloir se faire remarquer.</span><span>Alors qu’il roulait courageusement vers la plage il se trouva tout à coup dans le noir. Une algue venait de s’échouer sur lui. Plongé dans l’obscurité, il tâtonnait de tous côtés. Les fibres végétales l’emprisonnaient et il risquait bien perdre la partie. Allait-il rester coincé sous cette algue sans que l’enfant le voit ? Non, il ne pouvait manquer cette occasion !l tenait en vain de se libérer avant le passage de l’enfant. Et s’il y arrivait trop tard ? Par chance, une vague plus forte que les autres l’arracha aux lanières vertes et le ramena à la surface. Délivré des longues herbes qui avaient tenté de le maintenir au fond de l’eau, il entreprit de rouler, rouler vers le sable sec avec toute la force qui lui restait. Maintenant, il n’avait plus peur. Poussé par une vague, rattrapé par la suivante, projeté par-dessus les algues ou enveloppé d’écume, le petit galet parvint à atteindre la ligne du rivage où s’étaient échoués toutes sortes de coquilles et de déchets. Il était entouré de choses à l’air hostile : des bouchons, des morceaux de plastique déchiquetés, des mailles de filets de pêche et même des canettes</span><span>de boisson. Il regretta tout d’abord de s’être mis en avant. N’allait-il pas finir dans une poubelle ? Périrait-il dans l’estomac d’une mouette vorace ou entre les filaments d’une grosse méduse ? Y penser le faisait trembler de peur, et bien vite, après tous les efforts fournis pour ne pas être englouti, il sentit la fatigue le gagner et se laissa sombrer dans le sommeil. Un sommeil de pierre, dur et lourd dans lequel il oublia rapidement les secousses, les tourbillons, les bousculades qui l’avaient amené jusqu’à la grève. Oubliant aussi l’enfant, il plongea dans ses rêves. S’il pouvait flotter un jour ! Il aimerait tant rester hors de l’eau et se laisser bercer sans secousse et sans le va et vient des vagues. Mais a-t-on déjà vu un galet flotter ? Il s’enfonça dans des rêves pesants où il essayait en vain, de regagner la surface. Les échecs rendaient ces rêves encore plus réels. Soudain, le soleil brilla au-dessus de la plage. Le petit galet était sec, d’un noir terne que seules les rainures blanches venaient égayer. Après un temps qui lui parut infini, il se réveilla tout à coup, porté par une main d’enfant. La peau douce des petites paumes le débarrassait du sable collé à sa surface. Après ces caresses vint le bain, dans le seau. Maintenant, le petit galet n’avait plus peur. Les trois ou quatre cailloux qui reposaient au fond du seau en plastique luisaient dans l’eau fraîche. Lui aussi ! Il avait réussi ! L’enfant l’avait trouvé et, pour la remercier, le petit galet brillait tant qu’il pouvait. Il se sentit tout à coup soulevé à nouveau, tâté, retourné entre des petits doigts agiles. Il les sentit dans un frisson suivre ses fines lignes blanches. Puis, soudain, il s’envola au-dessus de la grève. Son envol lui coupa le souffle et il retomba lourdement dans la mer. Il coula lourdement, victime de sa destinée de pierre. Il atterrit sur le fond sableux, ayant juste eu le temps d’entendre : - Aujourd’hui, je ne prendrai que les galets blancs. - Peut-être demain, soupira le petit galet. Notre histoire se terminerait là sans l’intervention involontaire d’une méduse. Petit galet, déprimé, terni, était bien décidé à ne plus rouler et à s’enfoncer dans le sable.. Triste histoire, me direz-vous ! Mais non, car, contre toute attente, une méduse arriva soudain en dérapant sur l’écume. Cette grosse boule gluante bouscula tout sur son passage et souleva d’un coup le petit galet, le propulsant violemment sur le sable mouillé. Il existait donc une dernière chance ! Le petit galet concentra toute son énergie pour rouler, rouler sous l’effet de la vague suivante. Seule l’ultime frange d’écume arrivait à le bousculer. Il affichait maintenant son côté le plus lisse et le plus brillant, et c’est en poussant un grand soupir de pierre qu’il atterrit dans la main d’un garçonnet. Celui-ci glissa rapidement Petit Galet dans sa poche et quitta la plage. Toute la journée le petit galet se laissa caresser, joua avec délice à roule dans la paume de la main de l’enfant. Le lendemain, les parents du garçonnet décidèrent de changer de plage. La maman trouvait qu’il y avait trop de déchets sur le sable et le père trouvait l’océan trop dangereux. Sur la plage d’Andernos, le Petit Galet était heureux, dix petits doigts le réchauffaient , le faisaient sauter en l’air... jusqu’’à ce qu’il tombe malencontreusement sur le sable. L’environnement le fit frissonner : Pas un galet, pas une coquille, ni même un morceau de bois délavé par la mer . Un vrai désert ! Mais aussi, que cet endroit était calme ! Que l’eau immobile était douce et tiède, sans vague ni déchets ! Dis, Papa, pourquoi il n’y a pas de galets sur le sable ici ? Pour que tu puisses retrouver le tien plus facilement. Allez, viens, on le cherchera demain. On le retrouvera sans problème. C’est vrai, ça, pourquoi n’y a-t-il pas de galets sur la plage d’Andernos ?
Martine BUTON: Le petit galet
Un chêne liège. Un cheval. La pluie rebondit de feuille en feuille. Pony sommeille, insensible aux gouttes chaudes glissant sur sa robe de cuir. La tête baissée, le cou alourdi s’est étiré dans toute sa longueur. Enivré de l’odeur apéritive au bord des premières herbes, ses naseaux palpitent doucement contre l’écorce. La bride vaguement attachée à un broustic, il attend, docile, d’être repris en main pour son travail de tracteur des sables. Johan s’est abrité, accroupi, sous la tiédeur du canasson. Il réfléchit en mâchouillant son chicot de tabac déjà lessivé. À côté, les fumées du foyer vital tourbillonnent dans les courants d’air du pare-pluie incliné dos au vent. Un matelas en varech, ignifugé naturellement par détrempage, a protégé les braises toute la nuit. Noah dort encore, la tête enfouie dans les peaux de mouton, englobées par le filet de pêche suspendu entre les branches. Léo et Tom se font encore couver par leur mère Esterella, protégés par le nid quotidien de la voile huilée. Il est charpenté par le mât en biais, à peine planté dans le sable et posé sur les avirons en croix. La vergue de taillevent a été orientée par les écoutes bordées sur des piquets d’accroche. Dans les tamaris décharnés, Machouille la chèvre et Cornille le bouc, asservis au piquet, terminent conjointement le travail de coupe rase. Suif, leur garde-chiourme attitré, les protège des loups gourmands. Pour se camoufler, il a choisi une belle charogne en se frottant de chaque côté le cou avec délicatesse. Il n’a pas vraiment dormi de la nuit dans sa planque. Les hurlements perçaient régulièrement le silence des buissons alentours. Il pleut. Les nuages d'horizon s’éclaircissent de mauve. Des traînées effilochées roses déchirent le catafalque orageux. Le large fleuve profond s’allonge entre les rivages sableux. Sombre encore de nuit, il commence à briller au contre-jour de ses vaguelettes révélées. Le vent d’est les brosse sur la plage dénudée. Elles roulent la jonchée de roseaux et la richesse de la laisse de mer matinale. La noria d’oiseaux opportunistes fait son marché à peu d’effort. Les gravelots pressés trottinent en zigzaguant pour éviter les remontées mousseuses et picorent avidement les infiniment petits. Le campement reprend vie aussi. Johan a récupéré des branchages mis à l’abri et ravive le foyer. La nichée familiale s’est réfugiée sous la tente où l’eau dirigée a bien rempli les gourdes suspendues. Il reste encore de quoi se donner des forces : quelques oignons, du fromage et du miel, du millet avec le lait de Machouille. Suif est désormais en indélicatesse avec toute la famille. Il se venge en aboyant après les cornus moqueurs. Déchargé de surveillance, il va fureter dans les fourrés de la jonquière pour dénicher peut-être son seul repas de la journée. Chanceux, il reviendra avec la plume au bec. Le soleil a finalement asséché la pluie. Il reste une fine bruine tiède ondulant dans le vent. Johan propose à tous de monter sur la grande dune. Son flanc ouest offre une rampe facile. Esterella connait déjà. Elle préfère rester ranger les affaires et préparer le brancard de Pony pour la journée. Suif est assigné à résidence au cas où. Il rejoint ses jouets préférés. Les enfants partent alors avec fierté découvrir leur monde. Noah a emporté son arc et se retarde à scruter avec vigilance le moindre bruissement. La rampe se gravit facilement, d’autant que le sable s’est figé par la pluie nocturne. À mi-pente, les explorateurs matinaux s’arrêtent et se retournent vers l’Ouest. Devant eux, s’étale jusqu’à l’horizon la majestueuse immensité de la plaine des montagnes. Johan raconte une nouvelle fois à ses enfants l’histoire de leur pays. Il y a un siècle, Lou halha a détruit toute la forêt artificielle d’une ancienne presqu’île. Celle qui avait barré le delta d’origine du fleuve. Un soir d'un vent de chaleur, des bergers rebelles au progrès avaient mis le feu à la forêt du Grand Crohot. La mèche allumée a serpenté tout le long des plantations faisant exploser les réservoirs de résine sur pied. Le chalumeau maléfique a réduit en cendre légère tous les pins prometteurs. L’invasion des sables a alors repris sa terrible progression. Rien de pouvait l’arrêter. La fratrie ne parle plus. Seul l’instinct animal vibre. Chacun ressent la force gigantesque de cette néfaste nature en marche. Quelle est celle qui pourrait la maîtriser ? Certainement pas le misérable physique humain. La nouvelle génération pense déjà, avec la prétention de se savoir être doué d’intelligence compensatrice, qu’il doit y avoir une solution. À réfléchir. Le fatalisme ne fait pas partie des résolutions de la jeunesse. Alors quelle solution ? Celle de la raison savante qui figera ces dunes. Celle du petit David, aussi forte que le poids de l’énergie des milliards de grains de sable. Contre ce Goliath éolien capable de déplacer des montagnes. Ils regardent avec une émotion ingénue ce paysage menaçant mais d’une beauté extraordinaire. L’éclairage solaire rasant illumine les flancs bombés de la horde des dunes venues de l’Atlantique. Les veines brillantes des rivières résiduelles traversent les monticules en constante reptation. Les vestiges du Cirès, du Bétey et de La Meule ont adapté au fur et à mesure leurs méandres prolongés. Il n’y a plus d’esteys. Plus de chenaux. Pendant des années, leur libre cours a été progressivement entravé par le barrage des dunes envahissant l’espace de l’ancien Bassin d’Arcachon. Des étangs se sont élevés aux estuaires des crastes et des rivières. Chargés des eaux terrestres, leur volume est resté suspendu quelques temps. À force, la surverse a rompu le seuil le plus fragile en un goulot étroit. Au-delà de la cascade de purge, le cours a repris cherchant le talweg le plus bas. Johan montre du doigt à ses enfants ces bassines difformes devant les anciens villages de Lège, d'Arès, Andernos et Lanton. Ils poursuivent l’ascension de la grande dune qui s’allonge depuis l’ancienne Île des oiseaux jusqu’aux marais salans de Certes. À 120 m, au sommet, l’émerveillement s’amplifie. Tout en bas, au sud, le grand fleuve de l’Eyre. Immense couloir profond qui chasse la marée basse. Il entrave la montagne centrale dans sa progression inquiétante. Il lui sape continuellement le pied et charrie le plus loin possible les déblais. Avec les pluies diluviennes de toutes ces années, la rivière tortueuse s’est transformée en une redoutable artère fluviale. Lors des crues hivernales, la rencontre du jusant provoque un maelstrom mobile qui emporte les rives sableuses dans son rotor sous-marin et impose son lit de géant. Ainsi, elle a raboté en grande partie l’île de Malprat. Et balayé la plupart des digues de Gujan et de La Teste déjà endommagées quelques années auparavant. Les garçons veulent savoir. Ils veulent intégrer la connaissance de leur père. « Comment c’était avant ? » Juste après lou halha , notre terrible destin a subi celui de la France. Comme un incendie ravageur, comme des sujets végétaux fragiles, nous avons été décimés par le feu bactérien. Lou gran malautiá. Nos ancêtres ne l’ont pas vu venir. Ils l’ont appelé ‘’tuberculose’’ mais le mal était beaucoup plus pernicieux et contagieux. Un ou plusieurs foyers ont pris naissance par les individus les plus vulnérables. La mèche humaine a pris diaboliquement corps. Elle s’est propagée par la confiance mutuelle des proches. Qui, eux-mêmes, ne pouvaient pas douter de l’amour partagé de leur famille étendue ou de leurs proches spécifiques. Les églises, les écoles, les marchés ont été des combustibles sociaux. Les projets, les espoirs et même les guerres ont été anéantis par ces flammes invisibles. Inextinguibles. Même par les plus ferventes et sincères prières. À l’époque, le désert de sable s’était étendu à celui de l’humanité. Aujourd’hui, les jeunes pousses percent enfin le minéral. Des nuages d’oiseaux sillonnent le ciel et piétinent la terre. La vie a repris ses droits, mue par la résistance programmée à la mort. Assis au bord de l’à-pic, les héritiers des rescapés de l’ancien monde contemplent le panorama exceptionnel qui se développe tout autour d’eux. Le père explique à ses enfants le pays de ‘’l’autre côté de l’eau’’. En face, dans le renfoncement lacustre, les vestiges du grand village de La Teste. À côté, à une trentaine de mètres de haut, la paisible pignadar des Arcansons, peuple de la forêt, qui abrite la chapelle Notre Dame des Marins, en vigie protectrice. Au loin, derrière, la grande forêt de Brémontier qui longe le littoral du Moullo jusqu’à la pointe du Pilat, tout au Sud. Elle a heureusement réussi à fixer les sables qui progressaient vers La Teste. La grande Leyre a noyé le Teychan. Son redoutable flot s’est progressivement amplifié. Il se gonfle encore plus, au flux de l’océan, de millions de mètres cubes salés. Sa trajectoire n’est plus déviée par les masses d’eau englouties plus au nord. Alors ce boutoir hydraulique a traversé au plus court, de part en part, la presqu’île encore fragile. Le phare blanc du Cap-Ferret s’est retrouvé épargné par miracle. Il borde désormais heureusement la nouvelle passe et campe sur l’île du Ferret. L’ancien estuaire des passes d’autrefois est traversé par de multiples chenaux. Il s’est transformé en une immense plaine de sable à marée basse de trois kilomètres de large. De multiples bancs se sont élevés à partir d’Arguin et de Matoc. Certains sont devenus des îles fixées par de la végétation. À marée haute la profondeur reste faible, à trois mètres environ. Les eaux extrêmement transparentes apportent tous les nutriments océaniques. Cette étendue paisible est favorable aux nurseries de toute la faune sous-marine. Voilà. Johan s’est levé. Il brosse son manteau de peau de mouton pour faire tomber tout le sable compressé. La fratrie ne veut pas se détacher de cette vue onirique. Car ils ne veulent pas non plus rompre l’imaginaire que suscite en eux le récit de leur père. Bien que toujours dans l’enfance, ils se retrouvent avec nostalgie encore plus jeunes, dans les limbes de l’endormissement quand il leur racontait des histoires qui étaient déjà le début de leurs rêves. Devant l’insistance de leur sollicitation émouvante, Johan se rassoit et poursuit ses explications descriptives. Les rares héritiers des marins du Pays de Buc, les Ostréogots, ont inventé la culture des huîtres. Depuis la précédente génération, les plus entrepreneurs ont créé des champs de gravettes, délimités par des pignots enduits de goudron. Ils se sont installés devant le Moullo jusqu’au Sabloney, sur la plage, au bord de la forêt. C’étaient de simples huttes à l’origine. Désormais, leurs cabanes sont plus avancées dans la mer et tchanquées pour permettre de basculer d’immenses filets, les carrelets. Elles forment tout un village allongé qui s’est développé grâce au train. À l’époque de Grand-Papé, quand les affres de la gran malautiá se sont dissipés, la voie de chemin de fer a été réactivée et prolongée sur une digue. Elle longe les prés salés de la Montagnette à l’ouest du bourg de La Teste par Pechiq et Les Ninots jusqu’à Séoube. Elle rentre alors dans le massif dunaire fixé par les semis au niveau de la lède de Jaugut, c’est un bas-fond, et le traverse par la vallée de la Grave jusqu’au Bassin. Les travaux ont duré presque dix ans. Le père insiste maintenant pour le retour. Il autorise une course entre les garçons et lui. Ils dévalent ensemble la pente, libres, heureux de vivre. Les poumons gonflés de cet air tellement pur, enivrant d’oxygène, parfumé de l’iode océanique et de l’odeur prégnante de l’eau douce chargée du rinçage terrestre. À l’approche du camp de base, les apprentis explorateurs sentent les effluves de grillades. Esterella surveille en effet la cuisson de deux lapins maintenus écartelés par des tiges de bois vert. Tout a été rangé sur le brancard. Pony s’alimente dans les herbiers de salicorne. Les cornus, fâchés d’être entravés par un rondin, s’éloignent quand même vers les délicieuses jeunes pousses des buissons piquants. Bon prince, Suif laisse brouter. Johan doit partir à La Teste. Chaque semaine il apporte des provisions à ses parents, surtout au prétexte de s’inquiéter de leur santé et de leurs besoins. La marée est porteuse, il ne faut pas tarder. Il appelle les enfants pour l’aider à mâter la tillole et à la pousser vers la rive. La puissance du courant de cette forte marée permettra de rejoindre La Teste, après avoir passé le cap de l’Aiguillon, en une heure à peine. Il pose, calée au fond, sa hotte structurée de bambou et de toile graissée. Elle contient du poisson fumé, des coquilles Saint-Jacques en saumure, des œufs de cygne et un sac de salicorne. Toute autour de lui, la famille cache son appréhension instinctive par un sourire forcé. La mère a confiance malgré son intuition qui la pousse à s’inquiéter. Les garçons sont fiers de leur père, frustrés sous l’autorité maternelle, ils acceptent quand même de ne pas l’accompagner. Aujourd’hui c’est dangereux. La force hydraulique de l’océan commence à ralentir celle du fleuve. Les deux géants sous-marins vont rivaliser dans leur masse insaisissable. Ils ne pourront pas s’entrechoquer comme les bois des grands cerfs en rut. Ils vont glisser l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, se mélanger, dissoudre le sel ou acidifier l'amertume. Des vagues nerveuses traduisent la rencontre. Chargées d’ondes de fond, elles roulent en biais sur l’estran. Des frissons de pluie. Des crépitements de bulles. C’est le signal. Coiffé de son bonnet de feutre de laine, Johan appareille, la voile de suite choquée au largue. Il se distrait quand même une seconde pour secouer une main à ses admirateurs de complaisance. Le bateau étalon vibre de toutes ses bordées. Il galope au-dessus des barrières de vagues, marquant le coup à chacune et reprenant de l’allant à la suite. Soudain, Johan l’entend. Il le connait. Il sait que son émissaire est aveugle, sournois et puissant. Bien d’autres se sont fait engloutir. L’océan a encore gagné. Il a envoyé ses meilleurs rouleaux compresseurs. Au front, menant la charge, la scélérate se dresse, bavant d’écume. Elle gronde de malice. Le marin barre vent arrière toute. Le souffle d’embruns des naseaux du titan redouble la poussée. La tillole se cabre soulevée par les premières lignes porteuses. Heureusement, ces paliers rehaussent la frêle embarcation à moitié hauteur de la crête. Un paquet d’eau arrive à rentrer pour envoyer par le fond la proie ridicule. Ce n’est pas suffisant. La vitesse de la lame double l’esquif qui reprend sa course par le vent salvateur. Johan arrivera à La Teste par l’esclavèir du Menan, à l’arrière de l’église. Ses parents lui donneront en échange des oignons et des pommes de terre du jardin, du miel, du fil de pêche avec des hameçons. Il retrouvera sa famille nomade au bord de la forêt de chêne-liège qui occupe toute l’ancienne île aux oiseaux. Nous sommes en 1942*. (* mille neuf cent quarante-deux)
Joël CONFOULAN: Le nouveau monde
Arès déployait comme d’habitude sa longue ligne droite, menant comme un agréable chemin de croix à la place de l’église, centre tutélaire et lieu de vie incontournable des habitants. Tout d’abord méprisants envers ce délicieux endroit, niché au fond du bassin, et protégé des vents du large par un rideau de brume mêlé de soleil, nous allions au contraire y découvrir la vie et les gens. Depuis quelques années, Ils avaient envie de vivre sur le bassin. Célie et Jean, car tels sont leurs prénoms, amoureux depuis toujours, avaient déniché leurs maisons après d’infructueuses recherches chez la très courtisée voisine, Andernos. Certainement un premier acte de bravoure du Dieu Arès, Dieu, certes, mais farouche et mal aimé, voire détesté par les Grecs, alors que son équivalent romain, Mars, fut au contraire fort apprécié. Mars, père des fondateurs de Rome, Romulus et Rémus, et mois symbolique pour Jean, cette histoire vous dévoilera pourquoi. Ils débarquèrent donc un matin de février 2021 après d’interminables tractations dont je vous épargne la désagréable énumération qui ne flatterait pas la digne charge notariale ni celle de banquier. Le jardin, à l’abandon depuis quelques mois, commençait déjà à fleurir de toute part, et les senteurs nous envoutaient, nous les citadins, humains desséchés au béton , bitume et boulot. Le temps était doux, délicieusement doux, la brise marine balayait les cheveux de Célie, la rendant encore plus resplendissante et totalement en harmonie avec l’environnement. Ça tombe bien parce que l’environnement, c’est précisément son dada. Jean, de son côté, avait décidé de transférer son activité sur Arès pour éviter les fastidieux allers retours vers Bordeaux, il en était parfaitement satisfait. Ils avaient réalisé leurs rêves, côtoyer les Dieux de la côte et en particulier Arès. Rapidement, ils découvrirent le village et les alentours à vélo et s’attachèrent à l’endroit paisible et bienveillant. Arès s’est assagi au fil du temps et a cessé les combats pour jouir d’une retraite guerrière éternelle. La jetée, la plus ancienne du bassin, proche de leur maison, fut très rapidement un lieu de promenade apprécié par le chien, mélange surprenant de Teckel à poil ras et de je ne sais quoi d’autre, à ce jour indéterminé. Ce havre de paix, portant un nom de guerre, allait révéler une histoire inimaginable avec en point d’orgue un évènement marquant, survenu le 12 mars 2023 et faisant désormais date au sein de leur famille. Avec le recul, comment s’empêcher de penser qu’il n’est pas tout à fait fortuit et qu’il est, au contraire, le travail surnaturel, destructeur et constructif du Dieu Arès ? Mais, revenons en arrière, un an plus tôt, en décembre 2021Jean s’était mis en tête de voler et il avait opté pour L’ULM, lui, l’opposé d’un casse-cou. Mais, entre son adresse plus que contestable, les vents capricieux, certainement manipulés par Zeus lui-même, le COVID, fumeuse plutôt que fameuse épidémie mondiale, les heures de vols s’accumulaient sans arriver au graal : le brevet Vu d’en haut, le bassin ressemblait à une forme féminine, délicieusement ouverte vers le large, ne se laissant pénétrer que par les passes, écumantes et tourmentées, comme les passions et les pulsions de l’océan. Poséidon devait bien s’amuser. Jean se demandait si les rives du bassin, jadis déshéritées et aujourd’hui parsemées de fortunes immobilières, n’étaient pas depuis toujours un repère touristique pour dieux Olympiens. Le prétest du brevet, ultime répétition avant le sacre, tourna au désastre. Jean, malmené par l’instructeur, se retrouva en grande difficulté, que le soleil, radieux, et la beauté séculaire des lieux, ne purent atténuer. Ce fut l’échec, rapidement débriefé et radicalement consacré. Jean ressentait les affres de l’enfance lui agresser le cœur, perdant chaque jour un peu de confiance qui s’envolait dans la brume des petits matins arésiens. Il s’enferma de plus en plus en lui- même, laissant Célie perplexe toujours aimante, mais voyant les petites chamailleries de la vie quotidienne s’amonceler comme des cumulonimbus agressifs en mal d’orage dévastateur. Jean était tourmenté, depuis toujours, mais l’échec aérien avait fait remonter avec une force jamais ressentie jusque-là, cette étrange impression de ne pas être totalement lui-même. Heureusement, Jean avait Célie. Mariés depuis 20 ans, ils avaient tous deux réussi à surmonter des divorces pénibles et singulièrement couteux, à tous les sens du terme. L’amour veillait toujours sur le couple, peut-être avec moins d’intensité mais avec plus de grâce et de bienveillance. Une rencontre d’âmes disait-elle. Ils étaient fiers de leur famille, « cinq enfants à nous deux , trois chacun », aimaient-ils lâcher, taquins. Il exerçait sur Arès comme psychothérapeute, après avoir fait une reconversion quelques années avant, échappant ainsi aux tourments professionnels des grandes entreprises en perpétuelles mutations. Ce métier était fait pour lui, empathique, très à l’écoute et soucieux de l’autre. Mais il va s’avérer également comme une nécessité dans son chemin de vie. Il avait également la passion du sport et du Ping Pong en particulier. Le club qu’il avait choisi l’avait rapidement intégré dans les équipes jouant le modeste championnat départemental. L’ambiance était bienveillante, certes quelques plaisanteries de potaches accompagnaient les entrainements bon enfant, mais tout cela respirait le plaisir de passer un bon moment. Célie, son métier, et le ping pong ne suffisaient pourtant pas à Jean pour être heureux de vivre sur le bassin. C’est alors qu’Arès retrouva toute son ardeur guerrière pour le guider vers la délivrance. Mais avant cela, il passa par quelques étapes qu’il est bon de revisiter avec un minimum de recul. La conscience de soi-même. Depuis l’enfance, Jean ressentait en lui une différence fondamentale avec les autres garçons. Il ne s’était jamais senti très à l’aise avec son corps et portait en lui de sacrés complexes. Souvent maltraité à l’école et au collège, il n’avait trouvé un peu de paix qu’en intégrant le lycée, où il subit des études très moyennes sanctionnées par un redoublement mérité et un BAC obtenu de justesse, l’année suivante. Timide et sensible à l’extrême, Jean n’avait jamais eu de petite copine, n’avait même jamais rien tenté pour séduire une jeune fille ou un jeune homme. Oui, il est clair qu’il n’avait aucune idée de son orientation sexuelle, sujet tabou, interdit fondamental. Il a grandi dans la plus grande ignorance de la sexualité. Bien au-delà de cela, il s’ignorait lui-même. Certes, il était depuis toujours attiré par les vêtements féminins, mais il vivait ça comme un secret, terriblement honteux, qui devait rester dans la confidentialité la plus totale. Rien ne l’empêcha pour autant de vivre et travailler tout en gravissant laborieusement les échelons innombrables de la fonction publique. Il crut longtemps avoir trouvé la parade à ses folies en épousant sa première femme, Annie, dont la féminité ne sautait pas directement aux yeux des admirateurs. Jean l’épousa sans avoir jamais connu de femme et se montra bien maladroit, vous l’aurez deviné, je pense. Mais de cette union naquirent cependant deux enfants à 4 ans d’intervalle, qui se révélèrent formidables, en particulier en mars 2023. La parade ne fonctionna nullement. Les mêmes fantômes lui traversaient l’esprit. Et inlassablement, les mêmes doutes, les mêmes angoisses, les mêmes pulsions qu’il fallait bien contrôler tant bien que mal. Le temps passa et le divorce saignant sanctionna cette union désunie, sans lien apparent avec les ressentis de Jean, dont il n’avait jamais fait état. Puis vint la formidable rencontre avec la belle et jeune Célie, resplendissante, à la spontanéité sans égale, hypersensible et plus intelligente que quatre ordinateurs en série. Bref, une HPI haut de gamme. Belle et intelligente, on frise le gag. Que venait faire le timide Jean dans cette histoire ? Il trouva l’amour pour la première fois de sa vie à 40 ans. Inespéré. Elle lui rendit bien et ils s’engagèrent ensemble dans un chemin de vie commun, semé d’embûches diverses, mais aussi de succès imprévisibles, tant professionnels que privés. Mais cette année 2022 ne ressemblait pas aux précédentes. Jean se morfondait et se trouvait confronté à l’obsession, trouble qui ne pouvait évidemment pas lui échapper. Il prit peur et décida de consulter une consœur. Les premiers rendez-vous débutèrent en novembre 2022. Entretemps, Jean éplucha tout internet, lu de nombreux articles sur la transidentité et, malgré le déni qui l’avait fait différer la prise de conscience, il arriva seul à la conclusion irréfutable qu’il était transgenre. Le combat, les doutes, les autres. Ce fut alors que vinrent les doutes, les peurs, les nuits sans dormir auprès d’une Célie, de plus en plus gênée par l’agitation nocturne de son mari. Que fallait-il donc faire ? Continuer à se dissimuler les choses ? Faire le contraire de ce qu’il essayait de faire chaque jour avec ses patients en les accompagnant vers l’acceptation d’eux-mêmes ? Qu’en pensait donc Arès ? A l’évidence, il préconisa le combat acharné pour la vérité. Il promit à Jean, un soir d’insomnie et tandis qu’il s’était introduit subrepticement dans la maison, d’en discuter avec ses potes Dieux, du moins ceux qui avaient pris la lascive habitude de se pavaner sur les rives sablonneuses du bassin, dont le chef Zeus et quelques déesses dont Athéna et Héra, déesse du mariage et des femmes. Ravis d’avoir un peu de distraction, ils convinrent d’aider ce pauvre mortel à sortir de l’isolement ou il s’était laissé enfermé depuis tant d’années. Jean venait d’avoir 60 ans. Mais était-il sûr de lui ? Pas du tout. Chaque jour, il relisait ce qu’il avait déjà lu des centaines de fois. Chaque fois, se reproduisait le même phénomène négatif. Pourquoi vouloir tout bouleverser à son âge ? Retour arrière et on recommence. Puis, un matin, il reçut une convocation de Zeus lui-même. Pas par la poste, pourtant pratique depuis la nuit des temps, mais par Arès, le farouche compagnon de Jean. Sommé de se rendre à l’île aux oiseaux, uniquement à la force des rames, il fallait ensuite attendre l’ascenseur céleste, invisible des mortels humains mais pas des oiseaux, et se laisser porter vers les cieux jusqu’à un village de nuages servant de bureau aux Dieux désœuvrés. Décontenancé, on le serait à moins, Jean fit donc la connaissance de Zeus, Athéna, Héra, mais aussi Iris, la traductrice, messagère des Dieux de l’Olympe. Ce fut bref. Tu seras femme lui dit Iris et tu devras le révéler au monde en mars, avec la force donnée par Arès. Tu peux t’en aller. Alors, on peut se raconter ce qu’on veut en psychanalyse, en réalité, l’homme obéit à bien d’autres choses qu’à son inconscient ! Il obéit aux Dieux. Bon, je suis d’accord, toutes sortes de Dieux ; Dieu, sous toutes ses formes, la médecine, la psychologie, l’entreprise, la voie du peuple, le bon sens populaire, la pluie et le beau temps, internet, j’arrête. L’homme obéit à tout autre chose qu’à lui-même. Avait-il rêvé ? Peut-être, se dit-il, mais il avait compris le message. Il devait agir, et c’est bien cela qui compte pour nous pauvres mortels. Sinon, comment la belle Arcachon serait -elle sortie de terre ? En fait, notre pensée n’est qu’un réservoir insondable de doutes, de peurs et de freins qu’il faut bien affronter et lever. Jean repris sa barque, solidement amarrée à un piquet de l’île, reçut les félicitations sincères d’un Héron qui passait nonchalamment par là. Comment le savait-il cet oiseau perché ? Jean enregistra définitivement au plus profond de son inconscient qu’il n’aurait jamais réponse à tout mais qu’il pouvait agir sur lui. Le chemin de l’aveu Le temps passait et les enfants observaient bien, lors de leurs rares visites, que l’ambiance de la maison n’était pas au beau fixe. Ils trouvaient Jean taciturne, agressif, distant, et Célie, rapidement sur les nerfs. Il faut dire que sa chute de cheval lui avait laissé les deux malléoles complètement cassées et tout ce qui existe entre les deux aussi ! D’un certain côté, cet accident survenu comme un nième avertissement, avait recentré Jean sur autre chose que ses interminables obsessions. Il devait aider Célie, complètement immobilisée et souffrant le martyr, d’autant qu’elle sut, dès le départ qu’elle en avait pour plus d’un an. Mais l’accident de cheval n’était pas le seul évènement de juin 2022. Victor, le fils de Célie et sa femme attendaient un bébé, qui naquit, quasiment le même jour. Bébé, la nouvelle venue, se trouvait à l’étage au-dessus de sa grand-mère, à la clinique d’Arès ou le Dieu lui-même fut soigné à de nombreuses reprises, vu le caractère du personnage. En venant à la clinique, Jean eut une pensée émue et tendre pour son père, parti avant la tempête de 99, dans cette même clinique. Ombrageux comme Arès, le dernier AVC avait eu raison de son armure défaillante. Il laissa sa femme à Andernos, qui vécut les affres de la mémorable tempête, la laissant souvent apeurée, seule dans sa maison. Elle repose désormais dans sa prairie de Mérignac, après avoir eu la joie de connaître sa dernière petite fille. Bébé était née. Bébé était là. Bébé était absente de la vie de Célie. Elle fit avec, avec cette curieuse tendance à la dissociation, chère aux HPI qui veulent éviter de trop souffrir. Après un été torride sans bouger, Célie put péniblement se remettre sur ses jambes, souffrant lors de séances de kiné, dirigées par une espèce de cerbère aussi empathique et à l’écoute qu’une demi-douzaine de paras dans la casbah d’Alger. Partie en congés, elle laissa à Célie une algodystrophie carabinée comme cadeau de départ. On lui souhaite plein de bonheur quand même. Quand vint l’automne et les feuilles mortes, qui, bien entendu se ramassent à la pelle sur le pré vert, le couple s’enfonçait dans un inéluctable conflit. Jean démarra avec sa psy, qui imposa, dès la première entrevue, un cadre rigoureux et intangible. Célie avait décidé de faire feu de tout bois, moyennant bien sûr les difficultés liées à la cheville. Elle bombardait Jean d’informations sur les intersexes, sur la sexualité, sur la transidentité. Elle demanda à Jean s’il voulait aller voir « un homme heureux » avec Lucchini et Catherine Frot. Un film tendre et juste sur un homme transgenre et son mari. Une histoire d’amour qui finit bien. Mais comment peut-elle savoir ce que je vis, se demanda Jean, sceptique ? C’est impossible à deviner et pourtant on dirait qu’elle a compris. Mais elle n’avait pas compris, du moins pas consciemment. Jean aurait voulu y croire mais non. On pense toujours que nos problèmes, nos peurs, nos peines vont se résoudre tout seul mais c’est rarement le cas. Il faudra agir pour cela, avoir une forme de courage et accepter l’idée de perdre ce qu’on a de plus cher, l’amour de sa femme , de ses enfants, de ses amis et parents proches. Les premières séances de psy furent très rapidement aidantes pour Jean et permirent de renouer le dialogue avec Célie, qui s’était progressivement transformé en deux monologues conflictuels. Jean fut confronté à la réalité, sa réalité, d’une certaine manière rassuré sur le fait qu’il ne souffrait d’aucune pathologie, mais également emporté par un tourbillon inarrêtable une fois le bouton enclenché. Le moment fatidique se rapprochait sous le regard goguenard des coachs de l’Olympe, décentralisé sur le bassin. Cet endroit merveilleux serait-il magique ? Le miracle aura-t-il lieu ? Jean avait peur, de plus en plus peur, seulement encouragé par les autres membres de l’association trans à laquelle il venait d’adhérer pour sortir de l’isolement. L'aveu Le 12 mars 2023, Jean se leva et il sut tout de suite que ce ne serait pas un jour ordinaire. Après de multiples tergiversations, l’ayant amené à renoncer à parler à Célie, le jour était arrivé. Certains évènements se produisent sans qu’on sache vraiment pourquoi. Jean, quant à lui, avait compris que son destin reposait sur lui-même, avec l’aide des truculents Dieux du bassin et peut-être, reconnaissons-le, de sa psy. Mais pourquoi ce jour-là ? Et pas le lendemain ou dans huit jours, personne ne le sait! Célie se leva, et vint, comme à son habitude, s’installer dans la cuisine pour boire son café. Jean, silencieusement assis en face d’elle, sentait la confusion et la tension artérielle monter de plus en plus. Il fallait lâcher. Prendre ce risque majeur de perdre son amour, de bouleverser les vies de ses proches. L’angoisse monta et se déversa. Timidement, avec un débit inversement proportionnel au tumulte intérieur, Jean commença à expliquer à Célie, encore aux prises avec les évaporations du matin, qu’il se sentait femme, depuis toujours, et sans le moindre doute. Elle l’écouta avec toute sa tendresse, son amour, mais aussi bien sûr, sa détresse, face à un pareil aveu. Arès, toujours goguenard, surveillait la scène et informait Iris de l’évolution de la situation. Tsunami. « J’ai pris un mur » dit Célie. Bien entendu, elle ne s’attendait pas du tout à ça et Jean dut immédiatement se rendre compte qu’elle ne pouvait pas savoir. « Je vous aime », reprit-elle en employant le vouvoiement qu’ils affectionnent d’utiliser ensemble. « Mais j’ai pris un mur ». Le reste appartient à ce couple hors norme et le rideau va se refermer pudiquement sur cette formidable démonstration d’amour. Amour encore des enfants, des proches et amis. Mais il ne serait pas juste de ne pas évoquer les réactions d’une profonde humanité, des patients, des membres du club, des voisins. Non, contrairement aux augures anxieuses, les gens ne sont pas si méchants que ça. Au contraire, ils sont formidables. A jamais confiance en l’humanité. Espoir Arès, les Dieux Olympiens et le mythique bassin avaient réussi. Il était devenu Elle. ...Célie est toujours là. Ils s’aiment.
Camille DUSSARRAT: ARES, dieu d'espoir