En haut de la cale à bateaux, le dos rond et les mains dans les poches d’un ciré jaune, le vieil homme scrute le brouillard. Les ferrailles des parcs à huîtres et les pignots tordus sont fondus dans la brume épaisse. Perdu dans ses pensées, il descend lentement vers le bas de la pente. Ses sabots de bois raclent le ciment usé. Il s’arrête là où le sol devient glissant. Des flaques livides luisent sur la vase brune que la mer a abandonnée en fin de nuit. L’idée incongrue traverse son esprit. Il marmonne : — Il y a toujours une île… Il a parfois de telles fulgurances, issues de nulle part, qui le laissent toujours interrogateur sur le fonctionnement de son cerveau. Il a souvent pensé à noter sur un carnet les pensées incongrues, sans queue ni tête, qui surgissent sans prévenir, il ne sait d’où. A quoi servirait de les inscrire, il ne saurait qu’en faire. Quelqu’un qui trouverait un tel carnet rigolerait à sa lecture. Mais surtout, écrire l’effraie. En une réminiscence de la Primaire qu’il n’aimait pas et qu’il a quittée dès qu’il a pu, il a gardé en lui la vieille peur de l’orthographe qui échappe à l’attention. Les fautes lui valaient des zéro qui roulaient dans la marge des cahiers. Il a abandonné l’école sans regret, pour la mer, près de laquelle il est né. Au moins, là, on est son maître. Sauf sur le poisson. Et sur la mer bien sûr. Ce sont eux qui décident. Ce matin, il aimerait toutefois qu’il y ait toujours une île, comme celle là-bas, pour l’heure cachée dans la brume… Une île c’est un ailleurs, un monde quelle que soit sa taille. Une sorte de navire immobile. C’est une interrogation. Et une promesse. Un avenir donc. Un recommencement. Une éternité. Il aimerait qu’il y ait toujours une île, refuge pour les marins perdus, ceux qui ne reviennent jamais à terre… où pourtant on les attend. L’homme en ciré jaune aime croire que chacun a une île qui lui est destinée. Que, même né loin de la mer, chacun a la sienne quelque part, qu’il faut découvrir. Le vieux se dit que bien peu y parviennent et il trouve cela triste. C’est l’heure où la marée remonte. Même si le temps n’était pas bouché dans cette aube grise, on ne la verrait pas venir si tôt. Ici, elle vient de loin, elle a tout le Bassin à remplir avant d’arriver. Elle n’est pas pressée, elle a six heures devant elle. Ce matin il n’y a pas de vent pour la pousser aux fesses. Les corps-morts dans leur gaine d’algues, esseulés, jonchent ce que le brouillard laisse apercevoir de l’estran. Au début de la nuit, au descendant, la flottille des pêcheurs est partie, laissant un lourd silence sur la plage vide, telle une oasis après le départ des caravanes. Il n’y a que sa pinassote à lui qui est restée au bout de sa corde. Les autres sont quelque part au loin, revenant avec le flot. Ont-ils pris du poisson ? Peut-être. Cela sent la vase fraiche, l’iode et le varech. L’automne est là. D’un pas lourd, comme harassé, l’homme courbé remonte la cale encore mouillée du flot retiré et de la brume spongieuse qui colle. Il longe des empilements de caissettes en bois vides, des fouillis de cordages usés et quelques vieux filets en tas d’où émergent des drapeaux multicolores qui pendouillent, fixés à des bambous grisés. Depuis les cabanes construites au bord de la plage, proviennent des odeurs de feu de bois. Les femmes à l’ouvrage sur les coquilles coupantes brûlent des galips pour se réchauffer. En haut de la pente, elle l’attend. Toute menue, immobile, les bras frileusement noués sur le châle entourant sa tête et sa poitrine maigre. Ses yeux rougis creusent l’épaisseur du brouillard. L’homme n’ose la regarder tandis qu’il enlace ses épaules. Avec douceur il oblige la femme à se détourner, la forçant à s’éloigner du bassin asséché et vide. Dos à la mer en allée et au brouillard épais, ils vont vers le chemin sous les pins dont on distingue mal le plumet. Il pense soudain aux poissons qu’il n’est pas allé chercher aujourd’hui et regrette aussitôt cette idée indécente. Il ne pouvait pas pêcher aujourd’hui, il fallait rester près d’elle. Elle se retourne et s’immobilise, les yeux braqués sur la tenture grisâtre qui dissimule le paysage. Il la laisse faire. Cela ne servirait à rien de la brusquer, il sent qu’il doit aller à son rythme à elle. Au-delà des premiers pignots qui balisent l’estey en rayant vaguement la draperie blafarde, on ne voit rien. Comme si le monde s’arrêtait là. Un étranger qui débarquerait pourrait s’imaginer tomber dans un gouffre interstellaire de l’autre côté de ce rideau gris… D’ailleurs, les terriens croyaient ça dans les temps reculés ; que la terre était plate et qu’au bord on tombait dans une sorte de ravin interminable… Seuls les marins ont osé aller y voir. Heureusement qu’ils étaient là, sinon on serait tous tassés au milieu, craignant encore de disparaitre là-bas. Aujourd’hui, les terriens n’ont plus peur du gouffre, mais ils confondent la mer avec la plage et ses baignades. Ils n’entendent rien aux crocs rocheux tapis, aux sables et aux glaces qui emprisonnent, aux vagues scélérates et aux ouragans. Ni aux monstres sous-marins qui peuvent emporter au fond un bon bateau neuf… La femme est tournée vers la brume, le cou tendu, cherchant à voir plus loin. Son regard n’ira pas là où elle voudrait qu’il perce. Il comprend qu’il est trop dur pour elle de quitter les lieux si vite. Ça l’est pour lui aussi. A cet instant, l’invisible soleil montant, pugnace, teinte d’orange pâle le brouillard enlisé qui résiste, cramponné au sable mêlé de vase et de coquilles d’huîtres mortes. Il semble avoir emmailloté même les bruits ; le silence est si dense. Les mouettes avides, d’ordinaire criardes, sont absentes du ciel opaque. L’homme a l’impression que c’est toute la nature qui se met en communion avec eux deux. Elle se fait oublier, triste à mourir. Il sait que c’est son imagination un peu débordante, qui lui fait penser ça, car la nature n’a pas de compassion particulière pour les humains en peine. Tant pis, mais le fait de l’avoir imaginé lui fait un peu de bien. Là-bas, au bout de la presqu’île, le phare invisible doit corner dans la purée de pois. Il a guidé la flottille vers la passe Nord. Au moins n’ont-ils pas eu de vent pour creuser un peu plus les rouleaux traitres montant du large. Ils rament vers ici, à la boussole, portés par le flot, surveillant les abords de l’Île qu’ils laisseront à tribord. Les mains calleuses du pêcheur, durcies par le sel et le vent, griffées par les hameçons et les nageoires, soutiennent la femme qui va à son flanc. Il la remet doucement sur le chemin vers la forêt. Pour sûr, s’il n’était pas là, elle s’effondrerait sur le bas-côté. Et puis soudain, un souffle passe. C’est la mer qui respire. Elle arrive ! En l’air, invisible dans la nuée, un oiseau marin crie. Il a deviné le flot qui rentre, ramenant la pitance. Il part en chasse. Un triangle bleu troue soudain la couverture blanchâtre qui se délite lentement, diluée par la brise qui monte en avant-garde de la mer. Un instant on aperçoit planer l’oiseau blanc et gris aux sévères yeux jaunes. Le pêcheur qui n’est pas parti en mer ce matin et la femme qui va près de lui se retournent, s’immobilisent, hésitant à abandonner le bord sableux. D’une autre déchirure dans le coton gris-jaunâtre, le flot luisant apparaît à quelques encablures. À l’ancre dans le chenal, honteuse peut-être, la goélette rentrée hier soir et jusque-là dissimulée par le linceul du brouillard, brille dans un rayon du soleil levant. Un modèle pour un peintre ? — Ah ! S’il y avait au moins une île… se redit l’homme en se détournant. Sa main serre l’épaule de la femme qu’il n’ose regarder, il sait qu’elle pleure. Depuis hier elle pleure, avec la régularité immuable du ressac qui va et revient. Il a cru qu’à un moment elle n’aurait plus de larmes à verser, mais non. Désarmé, obstiné parce qu’il le faut bien, il l’entraîne vers leur maison au pied de la dune. Ils laissent derrière eux le rivage et la mer qui approche. Au mitan du chemin, comme une sentinelle, l’animal les regarde venir… Le vieux se dit qu’il ne connait pas de chiens errants ici. Puis, identifiant soudain celui-là, il fait passer la femme dans son dos, électrisé par la frayeur ancestrale. Lui reviennent, tel un coup de poing, les histoires entendues aux veillées. Les légendes et les contes, les croyances ataviques et les peurs enfantines… Mais sa femme repasse devant lui. Mettant au passage sa main sur le bras de son homme, elle murmure : — Que veux-tu qu’il me fasse de plus ? J’ai déjà tout perdu. Lui ne répond pas. Que dire à ça ? Rappeler que lui aussi a perdu ? Autant qu’elle. Et que, pour elle, il est là… Cependant, elle l’a contourné et s’en va vers le loup qui les observe. L’homme hésite une seconde. Des coups de tabac, des tempêtes, des tornades, il sait s’en accommoder. Mais d’un loup… Il la rattrape, hésitant toutefois devant le regard du fauve. Elle s’est arrêtée à deux pas de l’animal et lui parle : — Qu’est-ce que tu fais là le loup ? Tu es perdu ? Nous, nous sommes venus guetter. Nous guettons depuis cette nuit… Et toi, qu’est-ce que tu viens guetter ici ? Elle fait un autre pas vers le fauve. Elle ne va pas le caresser tout de même ! s’effraie l’homme qui se demande avec anxiété ce qu’il saura faire si la bête attaque. Du regard, il cherche une pierre, un bâton… Une simple pigne… Dans sa poche, il serre l’Opinel qu’il n’arrive pas à ouvrir d’une seule main, mais qu’il n’ose sortir franchement. Ce n’est pas la peine d’agacer le loup… Elle raconte : — Notre fils s’est perdu dans le brouillard de Terre-Neuve. La goélette a longtemps sonné la cloche qui guide les doris. Lui ne l’a pas entendue, à cause des courants qui l’ont emmené trop loin disent-ils… Eux autres sont revenus hier soir. Je crois qu’il va rentrer aussi, plus tard sans doute… Je le guette. Le loup penche la tête d’un côté, puis de l’autre tandis qu’elle lui parle. Pareil qu’un chien qui écoute. — Mais qu’est-ce qu’elle s’imagine ? s’interroge l’homme. Qu’il comprend ? Il se dit qu’au fond, il vaut mieux qu’elle ait un imaginaire auquel s’accrocher plutôt que de se mettre à hurler de chagrin. Lui sait bien que, de là-bas, on ne revient pas en doris. Il imagine que parler, même à un loup inimaginable, fait que sa peine ne reste pas enfermée à fermenter et pourrir. Alors, surveillant l’animal, il attend. Combien de temps restent-ils là tous trois ? Une éternité semble-t-il au pêcheur. Pourtant, à peine dix secondes. Peut-être… Enfin elle se tait. Après un gémissement bref, le loup se met en marche. Au trot, il passe à côté d’eux, descendant vers la plage embrumée. L’homme se dit qu’ils auraient alors pu se toucher… Il regarde le loup filer vers l’estran et disparaitre dans le brouillard agrippé à la vase. Un long frisson le parcourt. Il enlace sa femme et, à petits pas trainants qui font résonner leurs sabots, ils retournent à leur maison construite entre quatre arbousiers. Le lendemain, bien avant le jour, l’homme avale vite le café mâtiné de chicorée. Tout à l’heure il retournera pêcher. Il faut bien vivre. La femme tient son bol, sans boire, les yeux dans le vague, bien plus loin que les flammes de leur cheminée qu’elle regarde sans les voir… Hier, avant de se coucher, elle a arrêté la pendule. Chez eux, on fait ça lorsque la Mort est venue faucher dans une maison. L’homme se lève. Il évoque le loup. — De quoi parles-tu ? murmure-t-elle, les yeux fixés sur l’âtre. Elle resserre sur sa poitrine les pans du vieux châle tricoté. Il hésite, désemparé, ne répond rien. Tandis qu’il passe derrière elle, sa main s’attarde sur l’épaule de la femme. — A ce soir, dit-il.Il a presque envie de rester encore aujourd’hui… — A ce soir, dit-elle. Alors il sort et s’en va vers le Bassin. Il est pressé de revenir. Il ne parla plus jamais du loup. À personne. Pardi, il y a belle lurette qu’il n’y a plus de loups ici. Ce sont des bêtes devenues imaginaires sur le Bassin. S’il y en a eues ! Et s’il y avait aussi une île pour les loups, et que celui-ci avait trouvé la sienne ici ? A moins que lui aussi soit venu pleurer un petit disparu, en mer ou ailleurs, dont l’île serait celle aux oiseaux, juste en face… Qui sait ? On peut tout imaginer.
Pascal CASTILLON: L'île aux loups
Margot Delorme est née, il y a longtemps, dans ce pays du bout du monde où une langue de terre, coincée entre l’océan et le Bassin d’Arcachon, formait à l’époque, une presqu’île sauvage, sans constructions, battue par les vents marins et les marées. Seul son phare rouge et blanc défiait le paysage de toute sa hauteur longiligne. Ce distingué flambeau nommé « le phare d’Arcachon » guide les marins, depuis 1855, dans la dangereuse entrée du Bassin par la passe nord, entre le banc d’Arguin et le banc du Toulinguet. Pour accomplir sa mission, il fait de l’œil à l’imposante et majestueuse dune du Pyla qui cache sous sa masse de sable des secrets et des villages antiques oubliés. Une légende circule dans le pays. « <em>On raconte qu’il y a trois ou quatre mille ans, un petit groupe de pauvres pêcheurs nomades s’étaient installées dans les marais tout au bout de l’océan sous la protection de la fée des dunes. La fée leur a tout appris pour qu’ils vivent dans l’abondance de leurs pêches et de leur culture. Le bon peuple, qui ne réfléchit jamais assez, cru pouvoir tirer toujours plus de la fée et finit par la maltraiter pour qu’elle révèle sa magie. Devant l’ingratitude et la méchanceté des hommes, elle se coucha au milieu de leur village en laissant au roi des sables le soin de la recouvrir. Celui-ci créa la plus haute dune qu’il soit afin de protéger la plus gentille des fées, faisant ainsi disparaître à jamais le village de ces pêcheurs ingrats(1). Sur la minuscule péninsule du Cap-Ferret(2), dans les jeunes années de Margot, il n’y avait que peu d’habitants : des résiniers s’échinant tout le jour à récolter la sève bienfaitrice des grands pins, des pêcheurs au filet droit ou à la « trahine(3) » ou des ostréiculteurs venus, un siècle plus tôt de La Teste, installer leurs parcs à huitres. Dans ce coin perdu, ils pensaient trouver un endroit moins saturé de pêche et plus rentable. Le grand-père de Margot avait été un de ses courageux précurseurs. Les quelques touristes aventureux, tels que Jean Cocteau, Francis Carco ou Roland Dorgelès, qui venaient séjourner à la belle saison dans le seul hôtel situé à Piquey, « l’hôtel Brice », n’étaient guère envahissants comme ils le sont aujourd’hui. À cette époque, quelques cabanes entouraient l’hôtel et la route pour découvrir ce coin de paradis du bout du monde s’arrêtait à « Jane de Boy ». Le seul moyen pour l’atteindre restait le bateau. Dans sa toute petite enfance, Margot a vu construire l’unique route qui traverse maintenant les 20 km de la presqu’île. Cette Ferretcapienne, petite-fille, fille et femme d’ostréiculteurs, a consacré toute sa vie à l’huitre dans un combat quotidien contre vents et marées. Après son veuvage, il y a maintenant plusieurs décennies, elle a abandonné l’exploitation des parcs à huitres familiaux, à ses deux fils. Désormais, sa vie est une longue succession de journées identiques rythmées par les marées qui vident et remplissent le Bassin deux fois par jour. Dans son antique cabane, aux murs chaulés et peinte en bleue, située à un jet de pierre de la plage et du chenal, la vie de la vieille dame n’a plus beaucoup de sens. Elle lit des romans d’amour ou cuisine des pâtisseries pour ses petits-enfants. Parfois, elle accompagne ses gamins pour ramasser des bigorneaux et des crabes ou les initie à la pêche à la foëne lorsque le jusant découvre les terres vaseuses du Bassin. Margot n’est pas seule et abandonnée, ces enfants sont aimants, mais c’est une solitaire qui aime le calme et protège sa tranquillité. Elle ne fréquente que peu de monde et se contente d’un rapide et discret hochement de tête, pour saluer les habitants du village croisés sur la place de l’église les jours de marché. Ce n’est pas qu’elle ne les aime pas, non ! Simplement, elle n’a plus goût à côtoyer l’espèce humaine qui l’a bien souvent déçue et préfère garder son énergie et son reste de vitalité pour sillonner les lieux sur sa vieille bicyclette. Chaque matin, à la morte-saison, quand les touristes ont déserté les lieux et rendu son âme au village ; lorsque l’eau de là-haut ne vient pas brouiller l’horizon en rafraîchissant l’atmosphère, mais plutôt, quand l’astre rayonnant réchauffe la terre et éveille les sens, Margot enfourche son vélo. En quelques coups de pédales, elle retrouve le littoral. Au pied de la dune blonde, elle abandonne sa bicyclette contre le vieux pin maritime tordu à qui le vent a donné une allure de monstre bienveillant sorti d’un conte pour enfants. Margot, le souffle un peu court, grimpe le tas de sable au milieu des oyats et des chardons. Le crissement de ses pas sur le sable fin fait fuir les insectes et parfois un lézard vert des sables ou un garenne au cul blanc. Lorsqu’elle atteint le sommet, son regard se perd sans limites sur une symphonie de tons bleus et verts. Le grondement sourd et continu du ressac des vagues lui murmure une musique lancinante qui engourdit ses pensées. À cet instant, elle n’est plus une grand-mère aux cheveux blancs, mais la petite fille du soleil à la recherche de ses illusions et de ses paradis perdus restés dans l’ombre de ce qu’elle a vécu. Elle dévale la pente les bras levés vers le ciel d’azur en criant sa joie et son plaisir. « J’ai 10 ans, je sais que c’est pas vrai, mais j’ai 10 ans », fredonne-t-elle dans sa tête. Ensuite, elle marche sur la plage abandonnée où « coquillages et crustacés déplorent la fin de l’été », l’écume blanche caresse ses pieds nus. La vieille femme respire à pleins poumons l’air salé et iodé, laissant le vent emmêler ses cheveux et fouetter son visage. Cette communion avec la nature la rend pleinement heureuse. « Y a-t-il un bonheur plus parfait que celui-là », se demande-t-elle souvent ? Après quelques pas sur cette plage déserte, il existe au sommet de la dune, enfouie à l’abri du vent, une cabane connue des seuls autochtones qui s’aventurent à pied aussi loin. Un artiste y séjourne la majeure partie de son temps, créant des sculptures en bois flotté, fabriquant des totems et des masques avec des objets récoltés sur le sable que les sempiternelles marées apportent ou que les touristes oublient. Ce matin de septembre, l’artiste inconnu est assis sur un tronc d’arbre patiné par les flots, échoué au pied de la dune sûrement suite à une grande marée d’équinoxe et après un long voyage dans l’océan. Cet homme semble assez grand, plutôt mince, son corps sec et musclé n’a pas une once de graisse. Il porte un vieux short kaki et un tee-shirt à rayures bleues et blanches, ses épaules sont recouvertes d’un pull-over bleu marine. Sur son crâne, sans doute un peu dégarni, trône un bonnet de laine enfoncé presque jusqu’aux yeux. Ses longs cheveux gris, attachés en catogan, dépassent de son couvre-chef. Un bandana délavé s’entortille autour de son cou fripé. Ce petit foulard un peu crasseux amène Margot à l’imaginer chevauchant une Harley ou un pur-sang andalou. Pourquoi cet atypique personnage auréolé de mystère, la fait-elle fantasmer ? Après tout, ce n’est qu’un vieil homme. Il y en a plusieurs dans le village, mais on ne les voit jamais lire assis sur la plage. Ils sont plutôt installés dans le village ostréicole à ravauder des filets de pêche, trier des huitres ou fumer leur cigarette de papier maïs, le regard vague perdu dans leur mémoire défaillante. Margot a souvent croisé cet homme ; installé dans cette immuable position, il lit. Elle le surnomme « le vieux qui lisait des romans d’amour »(4) en référence à son auteur favori. Parlent-elles vraiment d’amour, ses lectures ? Peu importe, ce surnom lui est venu spontanément en voyant son visage brun et buriné par le soleil, son nez camard, ses lèvres épaisses et ridées qui lui donnent l’air d’un vieil Aztèque. Ce bizarre personnage et Margot ne se sont jamais parlé. L’air rogue et bourru qu’il affecte, sans doute dans le simple but de faire fuir les curieux et préserver sa tranquille solitude créatrice, intimide un peu la vieille femme. Elle n’est pas de cette jeune génération qui a tous les culots et ose tout. Cependant, ce matin, quand il a levé les yeux pour l’observer, elle a osé l’approcher et lui parler. — Bonjour, Que lisez-vous ? a-t-elle demandé timidement. Après un long silence en contemplation devant l’infinité de l’eau vrombissante, il s’est tourné vers elle et, sans répondre à sa question, l’a interrogé : — Pourquoi traînez-vous ainsi seule sur la plage, si loin de tout ? Que cherchez-vous ? — La paix et la liberté, lui a-t-elle répondu. Cette réponse laconique a dû plaire au vieil homme, car un furtif sourire est apparu sur ses lèvres et une étincelle s’est allumée dans ses yeux bleus délavés. Ces simples mots ont-ils réussi à l’apprivoiser ? C’est bien possible, car depuis ce jour, leurs rencontres, non convenues, seulement quand le destin veut bien leur faire vivre l’océan aux mêmes moments, sont devenues un plaisir. Ils aiment évoquer leurs vies respectives, leurs envies, leurs colères, leurs espoirs, leurs combats et même leurs désespoirs et leurs regrets. Le couple évoque régulièrement leur amour commun pour le Bassin qui pourtant ne leur a pas fait de cadeau. Ils constatent avec tristesse, que lentement, mais sûrement, ce lieu unique se dégrade et perd de sa magie par la surpopulation. Parfois, leurs échanges ne sont faits que de ces mots qu’on se dit avec les yeux, quand parler semble ridicule. Ils ont fini par échanger leurs patronymes. Il s’appelle Juan Belmonte.« Que c’est amusant ! « Un nom de torero »(5). Décidément, il n’y a pas de hasard. Voilà que Sépúlveda me vient une fois encore à l’esprit », a-t-elle songé en souriant intérieurement. Juan n’est certainement pas matador, il n’a même jamais vu une corrida de sa vie. Ce nom, il le tient de son père immigré du pays ibère au début du XXe siècle. Cet homonyme du grand toréro Belmonte est un ancien marin, originaire du Bassin, qui a fait plusieurs fois le tour de la terre par les voies maritimes sur un navire de charge. Désormais trop vieux pour naviguer et surtout trop pauvre pour posséder un bateau, il habite dans une ancienne cabane de résinier dans la forêt domaniale, à quelques centaines de mètres de là. Dans sa jeunesse, avant de s’embarquer traïnayre(6) pour le péougue(7), il pêchait à la foëne, dans les esteys(8), des anguilles et carrelets qu’il revendait aux restaurants d’Arcachon. Sa mère et ses deux sœurs aînées étaient au service des riches bourgeois bordelais dans les cossues maisons de la ville d’hiver d’Arcachon. Quand son père s’est noyé avec les sept hommes de sa barque, lors d’une grande tempête dans la passe sud entre le banc d’Arguin et la dune, Juan s’est engagé dans la marine marchande pour ne revenir au pays que lorsque son corps fatigué ne lui a plus permis de naviguer. Aujourd’hui, ses sœurs étant mortes sans descendances, il est seul au monde, sans famille. Ce n’est plus qu’une vieille carcasse usée qui attend tranquillement que le Dieu Neptune vienne le cueillir. Il n’a aucune crainte de la grande faucheuse, il est prêt à l’accueillir. Quitter cette terre ne le gêne pas, il en a fait si souvent le tour qu’il pense ne plus rien avoir à découvrir. Le plus bel endroit du monde, c’est ici sur cette presqu’île entre l’océan et le Bassin. Puisqu’il ne peut plus parcourir les mers, il veut mourir près de l’océan. C’est pour cette raison qu’il vient, chaque jour, l’écouter lui chanter la chanson de sa jeunesse perdue. Il ne craint qu’une chose, ne pas pouvoir continuer à passer la dune, cela lui est de plus en plus difficile, ses vieilles jambes commencent à le trahir un peu. En l’écoutant lui raconter ses vingt mille lieues sur les mers, Margot s’est prise d’affection pour ce vieil homme, presque autant qu’elle en a pour sa presqu’île. À chacune de ses escapades vers l’océan désormais, elle pense à Juan. Y sera-t-il ? Le verra-t-elle ? Que lui racontera-t-il aujourd’hui ? Cela rajoute du piment à sa promenade. Maintenant que Juan fait partie de sa vie, elle a retrouvé un élan de jeunesse qu’elle croyait oubliée et qui la fait pédaler avec plus de vivacité, malgré ses douleurs arthrosiques. « Suis-je sotte de m’exciter ainsi. Je ressemble à une jeune écervelée de vingt ans qui se rend à un rendez-vous galant », songe-t-elle en se moquant d’elle-même. Les mois de juillet et aout avec leur surpopulation estivale n’ont pas donné l’envie à Margot de rejoindre le bord de mer. Tous ces gens, sans gêne et sans respect l’insupportent, elle préfère se terrer dans sa cabane. De toute façon, Juan ne doit pas, non plus, être à leur rendez-vous habituel, il ne supporte pas plus qu’elle la populace. Ensuite, les grandes pluies d’automnes puis les bourrasques gelées de l’hiver ont rebuté Margot pour des promenades à vélo. Le printemps revenu, la vieille femme à fait fi de ses douleurs rhumatismales pour tenter de revoir Juan. Elle est impatiente de reprendre leurs conversations. Mais, voilà des jours qu’elle arpente le rivage sans succès. Il n’est plus là ! Elle est inquiète : « Pourquoi ne vient-il plus ? Serait-il malade ? », s’interroge-t-elle. Elle n’ose pas s’aventurer seule dans la forêt à la recherche de sa cabane. Demander à ses fils de l’y conduire d’un coup de 4x4, jamais de la vie ! La seule fois où elle a voulu parler de Juan en famille, ses enfants se sont moqués d’elle, lui reprochant qu’avoir une idylle à son âge c’est ridicule et dégoûtant. « Une idylle, pff... Comme ils sont sots ! Ce n’est que la vieillesse, nos souvenirs de jeunesse et notre amour du pays qui nous ont rapprochés ». Elle a pensé faire appel à son petit-fils préféré pour l’accompagner, mais elle y a très vite renoncé. À quoi bon ! Les adolescents n’ont jamais le temps de ne rien faire, si ce n’est de rester des heures sur leur téléphone portable. Ce matin de juin, lorsqu’elle enfourche sa bicyclette ce n’est pas sur le lieu habituel de leur rendez-vous qu’elle se rend, mais au village, chercher des nouvelles de Juan. Elle a besoin de savoir. Il doit bien y avoir quelqu’un qui le connaît. Ne serait-ce que le garde forestier ou peut-être la boulangère chez qui il se rend régulièrement acheter son pain. Quand elle arrive sur la place du marché, les cloches sonnent le glas et un sinistre fourgon noir stationne devant l’église. — Il n’y a pas grand monde ! Qui est-ce que l’on enterre ? demande-t-elle à Esther, la boulangère, qui sait tout sur tous et jacasse sans se faire prier. — Oh ! Un pas grand-chose, un vieux fou à moitié clochard, qui traînait dans le coin depuis quelques années. Vous ne l’avez jamais vu sur sa bicyclette rouillée ? Le vieux et son « guingue(9) » on se demande comment ils résistaient encore. Pas bavard et pas aimable, jamais un mot à personne. — Vous connaissez son nom ? — Mordious ! Bien sûr que non, on ne le connait pas. Il ne parlait à personne, un vieux fou que je vous dis. Il paraît que le garde forestier l’a trouvé raide mort dans la dune du côté de la Lède(10) du « Truc Vert ». Je crois qu’il habitait une vieille baraque en planches, en pleine forêt, sans eau et sans la létricité. Un vrai sauvage ! Tout de même, il y a de drôles de gensses, vous ne trouvez pas, Mame Delorme ? Pourquoi donc il vous intéresse tant ce bagaboun(11) ? Margot n’a pas répondu. Elle a compris. Le défunt que l’on enterre aujourd’hui, c’est Juan. Pressée de rejoindre le parvis de l’église, elle est sortie du magasin sans acheter de pain, sous le regard ahuri d’Esther. Le curé n’a pas pris la peine de faire rentrer le cercueil dans la maison du Seigneur. Il a donné, manifestement à contrecœur, une rapide bénédiction devant les portes ouvertes de l’arrière du véhicule. Ceci accompli, les portes ont claqué et les croquemorts ont pris la route du cimetière pour le confier au fossoyeur, afin qu’il l’ensevelisse dans la fosse commune, sans autre forme de cérémonie. Margot restée seule, émue, le cœur serré, a observé cette scène avec tristesse. Elle trouve cela totalement dénué d’humanité. « Nous ne sommes vraiment pas grand-chose sur cette vaste terre. Toute une vie d’aventure et de dur labeur balayée en un clin d’œil dans l’indifférence générale », songe- t-elle en essuyant rapidement une larme du revers de la main. Elle enfourche son antique engin à pédales et part en direction de la Lède cueillir quelques immortelles des sables pour les poser près du tronc d’arbre au pied de la dune. Désormais, son éphémère ami lui manque presque autant que son défunt mari. Les années suivantes, la cabane remplie des créations artistiques de Juan a disparu avec la tempête du siècle, lorsque la dune s’est effondrée le long du littoral. Avec l’usure du temps et son lot de douleurs, Margot a ralenti la cadence de ses randonnées, jusqu’à ne plus y aller. D’ailleurs, ses enfants lui ont supprimé son vélo : « Trop de voitures, trop dangereux », lui ont-ils asséné, sans discussion possible. Cependant, le vieil homme et la mer continuent de l’accompagner à chacun de ses pas. Le cœur des vieilles personnes ne reste jamais fermé, il peut encore palpiter et s’emballer sur un éventuel amour naissant, si platonique soit-il. Il en est ainsi de certaines rencontres inattendues et atypiques qui marquent pour toujours, que l’on n’oublie jamais et qui parfois, donnent du sens à la vie et vous réconcilient, pour un moment, avec l’espèce humaine. Chaque soir, Margot tourne son regard vers les passes pour observer l’astre rougeoyant s’enfoncer dans la mer, en laissant voguer son esprit sur les vagues de ses souvenirs. Elle continue de parler, dans sa tête, avec Juan de la merveilleuse magie du Bassin d’Arcachon et de la beauté de sa presqu’île. Tant que le vieil homme du Cap-Ferret vit dans ses pensées, il n’est pas tout à fait mort. 1 / Inspiré du livre « Les contes de la fée du bassin » – Charles Daney – ed La geste. 2 / La presqu’île du Cap Ferret tire son nom de l’expression « lou cap herré » qui signifie en Gascon, « la pointe de fer ». Ce nom est lié aux trainées de couleur rouille que l’on peut parfois observer sur la plage lorsque l’eau du sous-sol ruisselle. 3 / Filet de pêche que l’on traîne. 4 / Roman de l’auteur chilien Luis Sepúlveda paru en 19895 Roman de l’auteur chilien Sepúlveda paru en 2001 6 / Pécheur à la traine (une seine – filet de pêche) 7 / Pêche en mer 8 / Petit chenal. Partie d'un cours d'eau alimentant un chenal et qui, soumis au régime des marées 9 / Vélo en patois « bordeluche ». 10 / Dépression entre deux dunes. 11 / Vagabond
Danielle BEZIAT de MUNICO: Le vieil homme du Cap Ferret
Agnès n’a jamais aimé le bassin d’Arcachon. Elle y a pourtant passé toute son enfance dans la maison familiale d’Andernos avec ses parents et ses deux frères aînés. Aujourd’hui, en ce trente et un décembre 1999, elle observe les dégâts de la tempête Martin sur son village natal, et sur le littoral. Quelle idiotie que d’appeler un phénomène météorologique aussi dévastateur et dangereux par un prénom humain. Comme si cela pouvait rendre la tempête moins effrayante et plus sympathique pense t-elle. Agnès est sur la plage, la mer s’est retirée en ce début de matinée, et elle regarde le sable, la vase à perte de vue, le vent s’est calmé. L’aspect tout entier du bassin est méconnaissable, elle aussi comme tant d’autres est sidérée. Les arbres sont couchés comme des quilles, certains kiosques brisés, des bateaux renversés, jetés sur la berge, du bois à profusion, des tuiles. Spectacle silencieux après tant de fureur, de désolation, le bassin semble avoir subi un bombardement. Cependant, Agnès sait qu’il s’en remettra. Elle est descendue de Paris pour fêter le nouveau millénaire avec sa famille. Une fois la fête dûment célébrée et terminée, elle repartira aussitôt vers la capitale, avec ses rues rectilignes, ses grands immeubles haussmanniens ses monuments historiques, ses touristes, ses coups de klaxons, sa vie mouvementée. Ah oui; Agnès est une vraie citadine, La première fois qu’elle avait eu l’occasion de voir une grande ville, c’était Bordeaux ou sa mère l’avait emmenée,elle avait sept ans, et adorée cette atmosphère. Aujourd’hui, le bassin, son odeur iodée, ses algues déposées sur le sable ressemblant à des dépôts de mauvaises herbes, sa vase gluante et envahissante qui s’enfonce sous les pieds comme de la boue, tout ce que sa famille adore, voire même idolâtre ne la rendent pas nostalgique. Elle soupire, même la légère brise qui est plutôt agréable, ne parvient pas à chasser ses souvenirs, et à la soulager. Soudain, quelque chose attire son regard. Une sorte de branche de bois flotté planté dans le sable, droit devant elle, à une cinquantaine de mètres. C’est curieux, pour une branche, elle semble beaucoup trop droite, trop lisse. Agnès décide de s’avancer, la curiosité l’emporte. Plus elle s’approche, plus la branche ressemble de moins en moins à une branche. Le sable lui devient de plus en plus mou, elle retire ses chaussures, et malgré son dégoût pour la vase, elle continue d’avancer vers l’objet. Après quelques dizaines de mètres parcourus, elle en est désormais sûre, ce n’est pas une branche mais très certainement un morceau de métal ou de ferraille charrié par la tempête. En effet, les vents violents et puissants de Martin avaient laissé beaucoup de déchets divers le long des littoraux du sud-ouest. Une fois devant l’objet, dans un premier temps Agnès pensa avoir eu une hallucination. C’est une épée! Rouillée certes, rongée par l’eau, le sel, le sable et les années, mais c’est bel et bien une épée d’environ quatre vingt cinq centimètres. Elle est stupéfaite, les vents de la tempête ont fait émerger un trésor archéologique à ses pieds. Sans hésiter ni réfléchir, elle saisit le pommeau pour extraire l’épée du sable et la regarder de plus près. Le sol tangue. Il fait nuit ! Où est-elle? Elle a très mal au ventre, une douleur intense, qu’elle n’a jamais ressentie auparavant. Elle est couchée, sur le dos, les jambes écartées et elle hurle à s’en déchirer les poumons. Autour d’elle, tout a changé. Agnès n’est plus seule, debout sur le sable du bassin d’Arcachon, elle est sur un bateau en bois, avec des hommes et des femmes vêtus de tuniques, capes en lin grossier, épais. Elle pense à des hommes préhistoriques, mais en voyant la grandeur, la solidité et la forme du navire elle écarte rapidement cette hypothèse. Qui sont-ils? La majorité d’entre eux ont les cheveux longs et blonds. Cependant elle n’a pas le temps de se concentrer sur ces individus, elle est de nouveau terrassée par une douleur aiguë au bas du ventre. Elle se met instinctivement à palper celui-ci. Il est incroyablement rond et gros, beaucoup trop gros. Ce n’est pas normal! Elle essaye de se calmer quelques secondes, afin de garder au mieux son sang froid. Après une rapide constatation, elle se rend à l’évidence. Elle est sur le point d’accoucher, sur un bateau, entourée d’inconnus. Un homme se penche vers elle, assez grand, il porte des vêtements plus luxueux.«Mon amour soit forte, notre fils va bientôt être parmi nous». Il ne parle pas français, c’est une langue gutturale, étrange, mais pourtant Agnès a compris chacun de ses mots. Elle croit d’ailleurs reconnaître une langue du nord de l’Europe. Du norvégien peut-être? Elle est allée en voyage en Norvège, pour admirer les fjords. Cet homme venant lui témoigner son affection l’apaisait. Agnès ressenti comme un baume de douceur sur son cœur, et tout son corps se détendit. Elle ne l’avait jamais vu auparavant, néanmoins ses yeux bleus et son regard profond la rassurèrent et la soulagèrent totalement. Il y avait comme un lien de confiance inextinguible, invisible qui les liait tous les deux.</span><span> La douleur de son ventre s’apaise légèrement, alors elle en profite pour regarder plus attentivement ce qui l’entoure. Ils sont environ une trentaine de passagers, essentiellement des hommes. En effet, les seules femmes à bord sont au nombre de cinq, qui l’entourent et la soutiennent, dont une qui lui fait face et qui est la doyenne.Cette dernière possède d’étranges peintures sur son visage, et, elle observe méticuleusement le bas ventre d’Agnès. Malheureusement, elle ne semble pas satisfaite par ce qu’elle voit. Son regard est anxieux, fuyant. Agnès regarde encore quelques instants son environnement et elle pense avoir enfin un début de réponse. Le bateau sur lequel elle se trouve est très certainement un snekkja, un navire que l’on appelle couramment un drakkar. Mais comment est-ce possible ? Il y a quelques minutes elle était debout, sur la plage dévastée du bassin, à marée basse et désormais elle est sur un bateau, couchée, en pleine mer! Etait-elle vraiment en pleine mer ? Saisit de panique et de doutes, elle se soulève légèrement pour apercevoir l’horizon par dessus le bastingage. Non, elle n’était pas en pleine mer, le snekkja devait être à une centaines de mètres du rivage qu’elle distingua au loin. Un rivage constitué essentiellement de forêts et de sable, mais qui lui rappelait étrangement le bassin. Comment pouvait-elle se retrouver entourée de Vikings, sur un snekkja, alors que la dernière chose dont elle se souvenait, c’était d’avoir empoigné une vieille épée rouillée à demie enfoncée dans le sable. C’était insensé, irréel! Et pourtant la réalité la rattrapa avec une nouvelle vague de douleurs qui envahit tout son corps. Pas de doute possible, c’était bien une contraction. Elle n’avait jamais eu d’enfant, célibataire endurcie, sa relation la plus importante et la plus sérieuse n’avait pas durée plus de deux ans. Elle avait mal, elle souffrait, elle perdait beaucoup trop de sang. La vielle femme qui veillait sur elle se leva et s’approcha de l’homme qui lui avait parlé, très vraisemblablement son compagnon. «Il faut agir au plus vite Asgéir, dit-elle, si nous voulons que Holda et son enfant survivent, nous devons immédiatement donner une offrande au dieu Njörd pour qu’il accorde sa bénédiction à la mère et au bébé. - Mais je n’ai rien à offrir. Nous n’avons pas encore commencé à explorer ces nouvelles terres, je n’ai ni bracelet, ni collier, ni bague ou autre objet de valeur à lui offrir, répondit Asgéir. - Dans ce cas, pourquoi pas ton épée alors, proposa la prêtresse, cet objet a beaucoup de valeur à tes yeux non? - Oui c’est vrai, elle est dans ma famille depuis plusieurs générations déjà, mon père m’a raconté que mon ancêtre l’avait récupérée chez un seigneur anglo-saxon lors des premiers raids en Est-Anglie. Mais sans cette épée, comment pourrai-je protéger ma femme et mon fils à naître? - Tu devras te trouver une nouvelle arme, ou bien tu n’auras bientôt plus rien à protéger. Asgéir regarda Agnès qui était désignée sous le nom de Holda. Celle-ci était au bord de l’évanouissement, la douleur devenait de plus en plus intense, son tein était exsangue. Asgéir se tourna alors vers elle, et son choix fut sans appel. Il tendit son épée à la prêtresse. C’était une épée magnifique, son pommeau était incrusté de pierres précieuses dont un saphir et un rubis, et sa base finement sculptée. Sur la lame étaient également visibles des signes indéchiffrables pour Agnès, langue certainement celtique aujourd’hui perdue. Agnès ou Holda, elle ne savait plus, eut le temps d’admirer la beauté de cet objet qui scintillait à la lumière de la lune et des étoiles avant de subir une dernière vague de douleurs et de sombrer dans l’inconscience. Lorsqu’elle reprît peu à peu connaissance,sa position inchangée, la vieille femme présentait l’épée au ciel et à la mer en psalmodiant des phrases qui ressemblaient à des prières. Holda ou Agnès eut juste le temps d’entendre la fin de ces incantations, - Ainsi, Dieu Njord, nous t’offrons ce présent sacré. O grand dieu de la mer, des vents et de la fécondité, accorde la vie à Holda et à son enfant. Qu’il puisse grandir, respirer, vivre, se battre et mourir à ton service. O grand dieu Njord, cette épée est pour toi. Accepte-la. La prêtresse laissa tomber l’épée par-dessus bord, pointe vers le bas dans l’eau, où elle coula sans troubler de remous la surface. - Puisse t’il accepter l’épée, murmura Holda, ou peut-être Agnès. Parler et comprendre une langue étrangère dont on ne connaissait aucun mot il y a quelques instants fut une sensation unique pour elle. Pourtant, c’était si facile, si naturel. Tout à coup, une terrible contraction secoua tout son corps. Le bébé arrivait, c’était maintenant une certitude. Agnès ou Holda se mit à mordre dans un morceau de bois qu’on lui tendit, et commença alors le travail difficile et douloureux de l’enfantement. Accoucher fut une expérience à laquelle elle ne s’était jamais préparée. Dès ses trente ans Agnès avait pris la décision radicale de ne pas avoir d’enfant. Elle s’était dit tout simplement que puisqu’elle ne trouvait pas de père, il était inutile de devenir mère. A présent elle était là, sur une snekkja amarrée sur un endroit qui lui semblait être le bassin d’Arcachon, à une époque inconnue, autour de gens inconnus, mordant un bout de bois à s’en faire saigner les gencives pour mettre au monde un petit être humain. Après de longues minutes qui semblèrent des heures pour Holda ou Agnès, le cri caractéristique du nourrisson se fit entendre sur le navire. La prêtresse l’enveloppa aussitôt dans une sorte de peau de chèvre, et le déposa dans les bras de sa mère. - C’est une vaillante petite fille, déclara-t-elle solennellement, une guerrière. Son père, ainsi que tout le reste de l’équipage poussèrent alors des cris de joie et de victoire, Certains tapaient des mains, d’autres des pieds, d’autres encore frappaient leur bouclier. Malgré tous les efforts fournis, Holda ou Agnès demeurait à demie consciente. Elle se surprit à embrasser sa petite fille sur son front minuscule et chaud, puis regarda son compagnon qui lui souriait, le regard brillant. Puis, peu à peu, elle ferma doucement les yeux, la fatigue l’emportait, elle n’avait plus qu’une envie, se reposer de cette nuit inoubliable, libérée de toute douleur et de toute souffrance. Agnès ouvrit les yeux. Elle est debout, un peu hébétée. Elle a de l’eau jusqu’aux genoux. Mais où est elle à nouveau? Elle regarde brièvement autour d’elle. Elle est toujours et encore sur le bassin d’Arcachon, le soleil a commencé à décliner et elle comprend qu’elle doit rapidement se mettre à marcher si elle ne veut pas se faire surprendre par la marée. Elle serre les poings, comme si elle cherchait à attraper quelque chose. L’épée! Où est l’épée? Elle cherche à ses pieds, autour d’elle, dans l’eau, dans le sable. Rien. Rien que de l’eau, du sable et de la vase, partout. Avec un sentiment qui ressemble étrangement à de la nostalgie, elle se dirige vers le rivage lentement, les pieds fouettant doucement la surface de l’eau. Tout cela était donc un rêve… Le snekkja, les vikings, la prêtresse, son compagnon Asgéir, les prières au dieu Njörd, l’épée et l’accouchement si douloureux, si réel, si vivace. Agnès s’avança vers la maison de ses parents. A quoi bon tout raconter, elle n’avait aucune preuve à leur fournir. Si seulement elle avait pu retrouver l’épée. Elle se retourna et admira le paysage qui s’offrait, le soleil qui se couchait, le ciel qui s’irisait, la lune qui remplacerait bientôt le soleil pour réfléchir sa lumière sur la mer, le sable, les algues, cette douce odeur iodée, cette atmosphère paisible et éternelle. Quelque chose avait changé en elle, elle n’était plus la même, elle le savait à présent. Est-ce cela magie du bassin?
Baptiste FOURNAUD: Une épée dans le sable