Le choix d’Ivan de vivre sa retraite à Arcachon avait d’abord été motivé par le charme si particulier de cette ville. Mais cette décision s’expliquait aussi par le désir de prolonger sa vie professionnelle d’ancien chercheur en écotoxicologie par l’étude de la faune et la flore du Bassin et de leurs altérations par les activités humaines ; la vieille maison qu’il avait achetée nécessitait malheureusement de nombreux travaux que le modeste niveau de sa pension de retraite l’avait contraint à réaliser lui-même, repoussant ainsi d’année en année la réalisation de son projet d’études. La lecture, dans La Dépêche du Bassin, d’un article concernant la mise à attribution par le Conservatoire du Littoral de trois cabanes situées sur le domaine public de l’île aux Oiseaux éveilla son intérêt. Son projet d’étude écologique nécessitait un isolement que seule pouvait lui apporter une vie solitaire dans une cabane uniquement accessible en bateau et l’éloignant ainsi de sa maison chronophage; et quel lieu de vie plus propice à un tel projet que le milieu même du sujet d’étude ? Il envoya donc une lettre de candidature détaillant sobrement les raisons de cette dernière : il s’agissait de louer l’une des cabanes proposées non pour son seul plaisir, mais dans le but éminemment utile d’une meilleure connaissance du milieu naturel que l’homme, pauvre être suicidaire sciant la branche sur laquelle il était assis, dégradait chaque jour un peu plus. Ces cabanes avaient été construites à l’origine pour loger de pauvres pécheurs ou ostréiculteurs ; mais le temps passant, elles se transformaient peu à peu en résidences tertiaires de riches avocats ou entrepreneurs pour lesquels il était du dernier chic de clamer haut et fort qu’ils passaient leurs vacances dans une pauvre masure de l’île aux Oiseaux ; ils oubliaient de préciser qu’en réalité, leurs ronflements nocturnes faisaient vibrer les murs de leurs luxueuses villas de premières lignes du Cap Ferret ou du Pyla et non ceux de leurs cabanes. Face à de tels candidats aux réseaux surdimensionnés, Ivan n’avait aucune chance, lui le chercheur solitaire naturellement enclin à se faire un ennemi de tout homme de pouvoir. Toute sa vie professionnelle avait été émaillée d’altercations avec ses supérieurs hiérarchiques, ce qui lui avait d’ailleurs valu le surnom d’Ivan le terrible. Il avait un besoin irrépressible de ramener ses patrons à ce qu’il estimait, à tord ou à raison, être leurs véritables valeurs et avait fait sienne la devise de Cyrano : « ne pas monter bien haut peut-être, mais tout seul ». Pour toutes ces raisons, sa candidature permettait d’augurer autant de chances de succès que l’achat d’un billet de loto pour l’enrichissement d’un clochard ou d’un ex-voto pour le salut de l’âme d’un marin disparu. Sauf,...sauf s’il donnait un coup de pouce énergique au destin ; et quoi de plus énergique et efficace dans notre bas monde que le recours à la Camarde ? Après une petite heure de « tournicotage » cérébral, il trouva une solution simple ; bon sang, mais c’est bien sûr, comme aurait dit le commissaire à moustaches et à pipe de nos vieux écrans cathodiques, il lui fallait supprimer ses principaux concurrents; l’idée était toutefois un tantinet primaire et beaucoup plus facile à dire qu’à faire ; parmi les nombreux candidats à l’offre de location des cabanes, lesquels avaient le plus de chances de l’emporter ? Et un tel massacre serait-il moralement acceptable, même pour une noble cause? Bien sûr, quelques dizaines de destructeurs de la nature envoyés ad patres ne pouvait qu’être profitable à cette dernière ; mais cela aurait une efficacité epsilonesque pour un risque personnel monumental et il faudrait que l’inspecteur chargé de l’enquête soit plus stupide que l’inspecteur Clouzeau (que les jeunes lecteurs veuillent bien m’excuser pour cette nouvelle référence culturelle antédiluvienne) pour qu’il ne comprenne pas que le seul suspect potentiel de cette hécatombe était le seul candidat à la location encore en vie. Il rejeta donc cette stratégie grossière et chercha une autre solution. Bon sang mais c’est bien sûr, comme aurait dit dans un deuxième épisode le commissaire dont ne peuvent se souvenir que les plus vieux d’entre nous, ce ne sont pas les candidats qu’il faut supprimer c’est leur envie de candidater ; il fallait pour cela associer à l’île aux Oiseaux une réputation semblable à celle des îles d’Alcatraz ou du Diable ; la solution lui parut soudain évidente ; jamais dans sa carrière de chercheur une idée aussi géniale ne lui était venue à l’esprit (j’entends de mauvais esprits susurrer que cela était dû à ce qu’il n’en avait jamais eu la moindre; qu’ils ne comptent pas sur moi pour diffuser une aussi méchante assertion) ; supprimer à l’aube un seul chasseur de canard dans une tonne de l’île aux Oiseaux, voire deux pour plus d’efficacité, ne pinaillons pas, permettrait d’atteindre un tel résultat. Et la chose était cette fois tout à fait réalisable : comment différencier un coup de fusil contre un canard d’un coup de fusil contre un chasseur de canard ? Seuls le gibier et la taille des plombs différaient. Un tel évènement devait logiquement conduire au désistement de la majorité des candidats aux cabanes ; quel chasseur aurait encore envie de risquer sa vie pour supprimer celles de pauvres volatiles, alors qu’il pouvait en trouver sans le moindre risque, tout plumés et vidés dans le premier supermarché venu ? Ivan rechercha donc au fond de son grenier le vieux tromblon à chiens de son arrière- grand-père et acheta dix cartouches à chevrotines ; l’arme, qui n’avait pas servi depuis plus d’un siècle, fut testée sur les volets de son nouveau et bruyant voisin ; le test fut concluant : les volets furent joliment décorés et artificiellement vieillis façon brocanteur sans que la pétoire n’explose. Il avait ensuite le choix entre trois moyens de déplacement pour atteindre l’île aux Oiseaux : un petit hors-bord en bois Matonat des années soixante (qu’il nommait « le Riva du pauvre »), l’un des deux kayaks blancs achetés au club d’Andernos ou bien sa vieille planche à voile Dufour des années soixante-dix ; les deux premiers esquifs, quoique plus confortables et pratiques, étaient trop facilement repérables. Il décida donc d’atteindre l’île allongé sur sa planche à voile. Un beau matin d’automne, vers quatre heures, après s’être noirci le visage et avoir enfilé sa combinaison isotherme, il glissa le vieux fusil et les cartouches de chevrotine dans un sac étanche, posa une paire de « mastouns », quelques zostères de camouflage et un canard en plastique sur la planche, puis rama discrètement vers l’île aux Oiseaux pour son opération spéciale. Une griserie imprévue l’envahit alors, à laquelle sa vie de petit fonctionnaire ne l’avait pas accoutumé. Nous n’entrerons pas dans la description détaillée de la dite opération de peur de traumatiser les enfants par des descriptions de scènes « tarantinesques » ; il pourrait en découler quelques mauvais procès pour l’auteur de ces lignes et ce n’est pas le but recherché. Qu’il me suffise donc de vous dire que ce fut un succès total pour Ivan, puisque, tel un pilote de chasse de retour de mission, ce ne fut pas une mais deux croix qu’il put inscrire sur sa planche ; coup double ! deux cartouches de chevrotines et, à défaut de canards, deux canardeurs canés. Il revint ensuite le plus rapidement et discrètement possible vers la plage d’Arcachon qu’il atteignit au moment où le soleil dardait ses premiers rayons matinaux, mais aussi, malheureusement, alors qu’un insomniaque intempestif observait la plage depuis son balcon ; l’arrivée d’un homme allongé sur sa planche façon nageur de combat attira un peu l’attention de ce dernier, mais sans plus; et tel un zombie, il retourna vers son lit pour tenter de grappiller encore quelques miettes de sommeil. Ce ne fut que le surlendemain, lorsqu’il apprit qu’un double meurtre avait été perpétré sur l’île aux Oiseaux, que dans un effort de réflexion méritoire, il fit le rapprochement entre les deux évènements ; il s’en alla en fin de matinée confier ses observations à l’inspecteur Couzau que la quasi homonymie patronymique avec l’inspecteur Clouseau avait transformé en tête de Turc de tous les commissariats du département; ses collègues l’avait surnommé la Panthère rose car tout chez lui le rapprochait de l’inspecteur si bien campé par Peter Sellers. L’inspecteur Couzau, donc, après avoir cherché sans succès l’inspiration dans une pantagruélique blanquette de veau arrosée d’un demi-litre d’une infâme mais revigorante piquette, plongea dans sa rituelle sieste quotidienne à la recherche d’une explication rationnelle du crime. Tout à coup, alors qu’il émergeait à peine de son sommeil réparateur, une idée s’imposa à lui avec la fulgurance de l’éclair. Bon sang mais c’est bien sûr, dit-il en se réveillant, inspiré par l’inspecteur à l’origine de sa vocation et déjà mentionné à deux reprises (il faut absolument que je signale à l’écrivaillon de cette admirable nouvelle que le comique de répétition a ses limites ; trois occurrences de la même « blagounette », n’est-ce pas un peu trop ?), il doit y avoir un rapport entre les meurtres de l’île aux Oiseaux et le planchiste repéré par mon témoin de première ligne. Vous vous souvenez certainement, sauf assoupissement très improbable devant une œuvre aussi palpitante, que cette idée lui avait en réalité été suggérée par le dit témoin et que donc, l’inspecteur Couzau ne pouvait en rien en revendiquer la paternité ; mais le vol d’idées entre scientifiques de haut niveau est monnaie courante; et l’inspecteur Couzau ne faisait-il pas partie de ce milieu par la remarquable rigueur technique de sa pratique policière ? Jugez-en plutôt : appliquant alors sa méthode d’investigation favorite dite du « ratissage massif », il fit arrêter tous les véliplanchistes, surfeurs et body bordeurs de la totalité du Bassin d’Arcachon pour les confronter à son témoin insomniaque à fin d’identification. L’inspecteur Couzau était connu pour son recours systématique à des moyens extrêmes; cela faisait d’ailleurs le désespoir de ses supérieurs qui trouvaient à juste titre son rapport coût/résultat catastrophique. Pour l’inspecteur il fallait « ratisser large pour ne pas rater le coupable ». C’était sa technique préférée et il en justifiait l’usage par des proverbes personnels tels que, « plus nombreuses les tentatives, plus grandes les chances de réussite » ; règle d’inspiration shadockienne basée sur une connaissance approfondie de la science probabiliste. Le résultat ne se fit pas attendre ; son témoin, après quelques échanges avec l’inspecteur, comprit qu’avec un tel homme il y avait danger pour sa propre personne ; ne voulant pas être mis en prison comme suspect de secours, il identifia sans la moindre hésitation le planchiste criminel en la personne du plus chétif et malingre d’entre eux ; c’était de la part du témoin faire le choix du moindre risque pour le cas improbable où le « coupable » sortirait prématurément de prison pour bonne conduite ; on n’est jamais trop prudent. Le pauvre suspect, lui, eut droit à un procès expéditif prestement mené par un juge désirant surtout réduire rapidement son énorme pile de dossiers en attente de jugements ; il y gagna un séjour gratuit et à perpette dans une cabane bétonnée, entouré de petits camarades avec ou sans casquettes mais tous plus sympathiques les uns que les autres. Il avait même accès à une salle de musculation qu’il fréquenta assidument, conscient qu’il était du dangereux contraste entre sa conformation physique et celle de ses colocataires de cabane. Il avait obtenu tout ces avantages sans avoir fait la moindre démarche administrative; de quoi pouvait-il se plaindre ? Ivan, quant à lui, du fait que les candidats à la location s’étaient majoritairement désistés, et qu’une partie même des locataires dont le bail de location n’était pas terminé préféraient y renoncer, obtint sans difficulté une cabane. Il avait cherché la solitude et l’avait obtenue au-delà de ses attentes ; à tel point que pour atténuer celle-ci et aussi, il faut bien l’avouer, sa mauvaise conscience vis-à-vis du « coupable » de substitution emprisonné, il établit avec ce dernier un échange épistolaire abondant ayant trait à deux sujets scientifiques essentiels : l’écologie comparée des faunes insulaires et carcérales, et l’application des théories Darwiniennes à la survie dans les marigots naturels ou anthropiques. Ils devinrent ainsi les meilleurs amis du monde. Ce qui prouve que, contrairement à une légende soigneusement entretenue par les juges et les policiers (qui ne cherchent jamais, ce faisant, qu’à justifier leurs fonctions) une histoire criminelle peut, si chacun veut bien y mettre du sien, se terminer avec bonheur. Et en guise de morale profitable à l’édification de nos charmantes têtes blondes, nous conclurons que, pour peu qu’il soit perpétré avec de louables intentions, un crime parfait peut très bien être profitable à tous, ... ou presque.
Yves CROUAU: Cabanes
Je menais une vie paisible au cœur des montagnes jusqu’à cette terrible tempête qui défraya la chronique. Cette nuit-là, alors que j’étais solidement accroché à mon rocher, la pluie et le vent semblèrent s’acharner sur moi. En un instant, je fus balayé et transporté contre mon gré vers des lieux inconnus. A quoi bon lutter ? La nature était déchaînée et c’est avec une certaine résignation que j’acceptai mon sort. C’est ainsi, qu’un petit matin, dans un calme presque assourdissant, je me retrouvai sur une plage du bassin d’Arcachon. Le paysage devant moi s’étendait à perte de vue . C’était un mélange d’herbes vertes, ressemblant à une pairie, et de vase marron ; on aurait dit de la boue molle et visqueuse ou bien de la crème au chocolat, selon son humeur et ses envies ! Enfin, on était bien loin de l’idée de mer bleue calme et tranquille que j’avais imaginée. D’ailleurs, la mer, où était -t-elle passée ? C’était marée basse, la mer, elle s’était retirée loin, très loin, on ne la voyait plus. Sur la gauche, quelques parcs ostréicoles étaient à découvert. Ceux-ci avaient la réputation d’offrir un environnement propice et sécurisé au bon développement des huîtres. J’avais beaucoup entendu parlé de ces étranges créatures. Leur coquille de couleur brun verdâtre, d’apparence rugueuse, grossièrement feuilletée à l'extérieur et nacrée à l'intérieur pouvait parfois dissimuler une perle ; ne pas se fier aux apparences, celles-ci peuvent parfois cacher des trésors ! On m’avait rapporté que ces êtres vivants avaient une forte personnalité ; certain parlaient de parfums délicats et rafraîchissants de légumes et d'agrumes pour celles du Cap Ferret, puis d’arômes végétaux et minéraux pour celles de l’île aux Oiseaux. C’était de vrais connaisseurs aux sens du goût et de l’odorat particulièrement développés. D’autres se contentaient de les déguster, parfois même de les gober, accompagnées d’un bon petit verre de vin blanc ! A droite, on pouvait apercevoir le phare, longue tour tronconique blanche dont la partie haute était peinte en rouge. Toutes les cinq secondes, un éclat rouge dont la portée lumineuse s’étendait à presque cinquante kilomètres guidait les marins ; véritable repère pour les âmes perdues. Bravant toutes les tempêtes et les intempéries il était toujours là, au milieu des pins et des nuages. Un peu plus loin, une jetée, construite sur pilotis, s’avançait, offrant au promeneur un point de vue magnifique. C‘était aussi la promesse d’embarquer en vedette ou en pinasse vers d’autres horizons et de s’approcher des cabanes tchanquées, véritables petites merveilles architecturales, posant fièrement, comme les gardiennes d’une longue histoire et d’un riche patrimoine. Une légère brise me caressait, les rayons du soleil me réchauffaient, le rire des mouettes et le claquement des cordages aux mâts des bateaux me berçaient ; j’étais bien et je me remettais, peu à peu, de mes émotions, savourant l’instant présent . Je m’étais assoupi quand je fus réveillé par un joyeux tintamarre. La marée avait monté et l’eau n’était pas loin de me recouvrir. La plage s’était tout d’un coup remplie de monde. Des parasols, des ballons, des seaux, des pelles et des râteaux... Le sol était jonché de toutes sortes d’objets multicolores. Tout à coup, un étrange personnage se pencha vers moi. Il n’était pas très grand, mais il avait cependant de longues jambes fines. Il était vêtu d’un short de bain rayé bleu marine et blanc sur lequel semblaient flotter quelques bateaux jaunes et violets et d’un tee-shirt blanc. Sa tête était recouverte d’un bob de couleur rouge éclatant d’où dépassaient quelques mèches blondes rebelles. Des lunettes de soleil à grosse monture verte couvraient ses yeux. Son corps tout entier était recouvert d’une étrange pellicule blanchâtre qui paraissait collante. Il semblait à la fois surpris et émerveillé par ce qu’il venait de découvrir ; à côté de moi, une magnifique étoile de mer à la silhouette rayonnante était échouée. Elle possédait cinq bras épais, arrondis et effilés à l’extrémité ; elle était de couleur brun jaunâtre, avec des reflets oranges et mauves, sa face inférieure était plus claire que sa face supérieure parsemée d’épines calcaires. L’individu se pencha et d’un geste habile et sûr s’empara de sa découverte ; c’est alors qu’au même moment, je sentis une force me soulever dans les airs et en l’espace de quelques minutes, sans comprendre ce qui m’arrivait, je fus projeté au fond d’un coffre de voiture. Le noir total. Plus de couleurs, plus de sons, quelques odeurs encore ; des senteurs de crème solaire, de criste marine, et de coquillages. La voiture démarra et roula, je ne sais combien de temps, cela m’a semblé une éternité. Puis, elle s’arrêta net. Je n’aspirais qu’à une chose, que ce coffre s’ouvre, que je puisse à nouveau voir le bleu du ciel, sentir le vent me chatouiller, entendre le chant des oiseaux... Mais rien, il ne se passa rien. Les secondes, les minutes, les heures passèrent, peut-être même les jours, que sais-je, j’avais perdu toute notion du temps. Qu’allais-je devenir ? Je poussais alors une longue plainte déchirante. Mais qui allait l’entendre ? « Moi, moi, moi...», j’avais l’impression d’entendre des dizaines et des dizaines peut-être même des centaines voire des milliers de « moi ». N’étais-je donc pas seul dans cette galère ? Ce son était-il réel ou était-ce le fruit de mon imagination? Je n’osais plus bouger. La terreur s’était emparée de moi, j’étais son prisonnier. Je me demandais ce qui me faisait le plus peur, rester coincé dans cet habitacle ou sentir la présence d’autres créatures. Mon imagination alors s’enflamma et je me mis à me représenter des êtres dignes de mes pires cauchemars quand j’entendis une petite voix : - Je suis comme toi, prisonnier de cette automobile depuis longtemps, trop longtemps. Certains arrivent à s’échapper, d’autres non. Ils sont ensuite embarqués dans des villes plus ou moins grandes, bien loin de la mer et des plages et de ce décor de carte postale. Ils sont alors maltraités, balayés et guère aimés. Ils tentent parfois de trouver refuge dans une maison mais ils sont souvent mis dehors, accusés même, parfois, de contrarier une situation ou d’en déranger le bon fonctionnement. - Mais c’est atroce. Depuis toujours je rêve du Bassin d’Arcachon et me voilà à peine arrivé que déjà je devrais le quitter. Je ne peux me résoudre à un tel destin. Il faut que je m’échappe. Ne pas perdre espoir, ce coffre va bien finir par s’ouvrir, il faudra alors faire preuve de ruse. Mon imagination se remit au travail et j’élaborais des plans tous plus alambiqués les uns que les autres pour sortir de là. Mais l’espoir s’érode avec le temps. Alors il faut s’accrocher, se fixer un but et ne pas en démordre. En peu de temps j’avais déjà pu admirer tant de choses : la mer à marée basse, la mer à marée haute, les cabanes tchanquées, la jetée, les parcs ostréicoles, le phare...Tout un monde fascinant pour moi qui venait des montagnes. Il y avait encore une chose que je n’avais pas vu, c’était la dune. « Magique, lieu incroyable, vue imprenable , superbe panorama... » les qualificatifs ne manquaient pas pour décrire un tel lieu. C’est quand même la plus haute dune d’Europe, sans égale ailleurs dans le monde, ça doit valoir le détour ! Alors cette idée de voir la dune est devenue de plus en plus envahissante, voire obsessionnelle. Je tentais de me projeter, c’était la seule façon pour moi de tenir le coup. Puis, un jour, enfin, le coffre s’ouvrit. L’individu qui avait ouvert la malle paraissait de mauvaise humeur. Il râlait en faisant de grands gestes, le ton de sa voix était autoritaire et le petit personnage au maillot de bain rayé bleu marine et blanc, qui se tenait à ses côtés, semblait tout penaud. J’aperçus même une larme rouler le long de sa joue et je fus, quelques instants, attendri par ce moment rempli d’émotion. Mais c’était le moment ou jamais ; il fallait s’en saisir, ne pas le laisser passer. La situation était confuse, il fallait en profiter, mais comment faire ? C’est alors qu’une gigantesque bouffée d’air m’envahit et je pus m’échapper. Je me retrouvai alors au pied de ce qui ressemblait à une immense montagne. J’aurai voulu grimper là-haut, tout là-haut, c’était mon rêve. Tout à coup, l’étrange personnage au costume de bain rayé réapparut. Je ne pus m’empêcher de ressentir une vive inquiétude. Il avait retrouvé son allant. Son visage était à nouveau rayonnant, il paraissait prêt à l’assaut de cette grande colline. Il s’assit pour enlever ses chaussures. M’agripper à lui était peut-être ma seule chance de monter là-haut. Mais que faire, y aller et prendre le risque d’être à nouveau prisonnier ou rester là, en bas, avec ce désir brûlant et inassouvi ? Ni une ni deux, je m’accrochai discrètement à son sac à dos. Après quelques efforts, me voilà enfin au sommet. Là un panorama époustouflant s’offrit à moi. D’un côté, une forêt à perte de vue, d’un vert profond, à l’odeur de pins enivrante, dégageant une énergie folle ; de l’autre, l’océan, chargé d’iode, grandiose et majestueux ; face à moi, le banc d’Arguin dévoilant ses courbes somptueuses sur lequel au milieu d’immortelles des sables embaumantes, quelques mouettes venaient se reposer. Un véritable écrin pour cette grande dame blanche, trait d’union mouvant entre terre et mer. Je me suis senti tout petit face à une telle géante ; je me suis senti aussi très fier de lui appartenir quelques instants. Après ce moment d’extase, je redescendis dans une course effrénée, culbutant au milieux d’éclats de rire joyeux. C’est ainsi que certains descendent la dune du Pilat. Que d’émotions ! Je tombai du sac et me posai enfin, désireux de souffler un peu. Petit à petit le calme semblait revenir. Le doux clapotis de l’eau, répété et prolongé, apportait un certain apaisement. Les deniers rayons de soleil se réfléchissaient avec splendeur sur le bassin. Puis, semblable à une grosse orange, le soleil s’enfonçait peu à peu dans l’eau. C’était un spectacle à couper le souffle. Bientôt la nuit et les étoiles apparaîtraient. Pourtant ce calme ne fût qu’éphémère. De gros cumulonimbus firent leur apparition dans le ciel puis, un arcus, impressionnant de par sa taille, passa. Des rafales de vent convectives puissantes se mirent à déferler, des éclairs gigantesques zébrèrent le ciel, on aurait dit qu’ils allaient le déchirer, des grondements de plus en plus rapprochés se firent entendre. La pluie commença à tomber, tel un déluge, puis ce fut un véritable bombardement de grêlons. C’était l’affolement général. Les gens criaient, couraient, et d’un coup il n’y eut plus personne, le silence à nouveau. Et moi, je restai là, sous la pluie. Mais, j’étais libre, dans un lieu splendide ; après ce que j’avais vécu, il n’était pas question de se lamenter sur mon sort. A ce moment là je me suis mis à fredonner quelques notes de "Singin’ in the Rain" car chanter sous la pluie, c’est braver les obstacles et sourire aux fâcheux ; ne nous en privons pas alors ! Puis, le vent commença à s’essouffler et j’aperçus bientôt une trouée de ciel bleu dans un magnifique cumulonimbus, l’orage était fini. Les jours passèrent, apportant chacun leur lot de surprises. Il y eut des journées agitées, d’autres plus calmes. Il y eut des rires, il y eut des larmes. Puis, un beau matin, je vis réapparaître le petit personnage étrange au maillot de bain rayé bleu marine et blanc. Il était accompagné d’une ribambelle d’individus armés de pelles, de seaux et de râteaux. Bientôt, d’autres groupes firent leur apparition. Et puis, on entendit une voix forte crier : « Vous avez deux heures devant vous ; que le meilleur gagne » ! Ils avaient tous l’air très sérieux et paraissaient investis d’une mission de la plus haute importance. Une véritable organisation se mit en place. Certains étaient délégués à la confection de pâtés, d’autres avaient pour mission de remplir des seaux d’eaux, d’autres encore étaient chargés de ramasser coquillages , galets, bois flotté, plumes, algues... Tout objet en tout genre susceptible d’embellir l’œuvre qu’ils étaient prêts à créer ; ils étaient tout affairés et soucieux de mener à bien leur mission. On sentait la tension monter au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Au début, j’étais simple spectateur et je me délectais devant tant d’enthousiasme et de frénésie. Puis, malgré moi, je fus embarqué dans cette belle aventure. Mais attention, construire une telle œuvre ne s’improvise pas. Face à l’adversité des pâtés dont la moitié reste collée au fond du seau l’avancée des travaux s’annonce parfois compliquée. Mais une fois la formule magique trouvée avec la bonne quantité d’eau selon une règle scientifique bien établie, l’édifice prit corps. Douves, remparts et autres tours émergèrent du sol. Après environ deux heures de travail acharné au milieu des cris, parfois des disputes, mais aussi des rires et des éclats de joie enfin un superbe château de sable vit le jour et j’en faisais partie. Oui, je suis juste un petit grain de sable parmi des milliards et des milliards d’autre grains de sable. Ce jour-là fut magique pour moi car la plus merveilleuse chose que je vis fut le sourire et la joie dans les yeux du petit personnage au costume de bain rayé bleu marine et blanc. Nul besoin de bâtir des châteaux en Espagne pour être heureux ! Aussi, la prochaine fois que vous vous baladerez sur une plage ou, qui sait, la prochaine fois, que vous construirez un château de sable, vous penserez peut-être à moi ; mais ayez aussi une petite pensée pour l’histoire, pas seulement l’histoire imaginaire des châteaux et des contes de fées, mais également l’histoire réelle du sable. En effet, n’oubliez pas que chaque grain de sable est un fragment de roche qui encapsule une longue histoire de montagnes disparues, de rivières anciennes, de marécages et de mers envahies de dinosaures, de climats et d’évènements du passé : autant d’éléments qui racontent l’histoire de notre planète !
Claire PIERROT: Un château au PYLA
Huit pieds qui randonnent en rythme génèrent un bruit indescriptible. Décrire un bruit ou une musique demande un vocabulaire technique ou poétique. Il n’existe pas de mot qui délimite un son comme une couleur par exemple. Comment rendre palpable le son que produisent des chaussures de randonnées foulant un sol sableux, légèrement dense, parsemé d’épines, accompagnés de souffles sportifs et des bourrasques des vents d’ouest ? Le visage de Blandine se fend d’un sourire. Si elle livrait le contenu de ses pensées à ses trois amis silencieux, ils rigoleraient et partiraient dans une analyse surjouée de critiques musicaux renommés. En ce début du mois de juin 1987, les propriétaires de ces huit pieds profitent d’eux même. « Vous sentez ? » Les têtes, flanquées d’un regard interrogatif, se lèvent vers elles d’un même mouvement. « Vous sentez les embruns ? On se rapproche de la plage doucement, de la frange dunaire plus exactement... » Les narines lyonnaises, peu coutumières de ces molécules iodées, tressaillent à l’unisson et valident. Ces dernières ont laissé la capitale des Gaules pour profiter de ce grand week- end de Pentecôte chez leur amie. La météo clémente a permis cette randonnée en forêt. Pas n’importe quelle randonnée et pas n’importe quelle forêt. Ce GR8 traverse la forêt domaniale de Lège et Garonne, dans le Bassin d’Arcachon. Dépaysement olfactif, visuel, tactile et gastronomique aussi, mais ce dernier est prévu pour plus tard dans la journée. «Dans mille ans, cette forêt n’existera peut-être même plus. Il n’en restera que des cartes IGN, des photos ou des croquis...». Le débat est lancé. Érosion, loi littoral, parc naturel, Dune du Pyla, tout est pesé, mesuré, analysé selon les points de vue économique, urbanistique, historique, touristique ou, éventuellement, écologique. Le panorama suit les arguments des uns et des autres. Certains pins penchent plutôt pour Thierry, d’autres plutôt pour Caroline. Cette dernière est assez sensible à l’enjeu du patrimoine naturel mais aujourd’hui, elle est occupée à lutter contre les bourrasques qui s’accentuent avec la chaleur. Ses longues boucles brunes ne font pas le poids face aux vents du Ponant. « On va faire une pause, il faut vraiment que je m’attache les cheveux ! » La troupe acquiesce et guette une zone pour poser les sacs et s’asseoir. Une fois installés, les gourdes passent de main en main tandis que Caroline cherche des élastiques et Blandine, son Polaroid. « Vous n’allez pas y couper, les loulous ! dit-elle en brandissant son appareil photo. - Montre moi ça ! Tu t’es acheté un nouveau Pola ? - Oui, j’ai pas résisté. Tu peux avoir des cartouches noir et blanc ou couleur. J’adore ! - Il est top ! » Auguste manipule l’objet avec respect. « Je peux ? - Bah oui !! Attends, on va trouver un endroit qui va bien, viens ! » Comme deux girouettes cherchant le nord, les têtes tentent de s’orienter vers le mélange parfait entre lumière, perspective et relief. C’est Blandine qui tend le doigt la première. « Là ! - Parfait ! On va faire des clichés de star. Vous nous rejoignez dans deux minutes ? » Le chœur mixte éructe un oui-pas-de-problème en souriant. Le site est à quelques mètres, parfait, comme organisé pour faire des photos, en quelque sorte. Auguste tente son premier cliché en guidant son amie pour obtenir un résultat satisfaisant. Il enclenche, entend ces bruits, sort le papier et tend le résultat à sa modèle pour qu’elle le mette à l’abri de la lumière. Blandine prend le relais. Même rituel. Le cadre est effectivement agréable avec ses trois pins en premier plan et un autre plus gros en arrière plan. La lumière glisse sur les troncs au premier plan, reste discrète sur le fond pour créer un contraste naturel très photogénique. Lorsque le groupe est au complet, Blandine saisit l’instant, cliiiic, tchaaaach. Encore une avant une petite dernière et pourquoi pas, une autre dernière pour être bien sûre. Les visages commencent à faire des grimaces et les corps à prendre des pauses aussi obliques que les arbres. Une fois la pellicule vide, les bouclettes maîtrisées, les compagnons repartent à moitié hilares. Les silhouettes s’éloignent, laissant sur place un silence épais et quelques traces sur le sol, que le vent se chargera d’effacer. Indifférente, la lumière continue de jouer sur les écorces, les branches et les petits monticules de sable. Deux piles de Polas étalés sur le lit. Rectangles noir et blanc ou couleur. Blandine passe la main dessus pour les regarder à nouveau, témoins de ces moments agréables, instantanés capturés pour toujours. Elle sélectionne les quelques photos qui vont rester sur son mur. Elle commence par les portraits noir et blanc, en garde la moitié et ouvre une boîte métal pour ranger les autres. Même traitement pour les photos de la randonnée. Assise sur le lit, elle regarde les visages qui deviennent grimaçants au fur et à mesure des clichés. La lumière est parfaite, même les tests respirent la bonne humeur ensoleillée. Tous iront donc sur le mur. Patafix dans la main droite, Pola dans la main gauche, elle s’attelle à l’affichage avec concentration. Son mur est déjà bien rempli et l’harmonie de l’ensemble lui tient à cœur. D’abord les couleurs. Une par une. Ici et là. Ici ou là ? Rythmer les trois pins. Jouer avec cette lumière. Ces points lumineux aussi. Tiens, les points ont disparu. Un autre Pola, rien. Et les revoilà. Oubliant son objectif artistique, Blandine pose sur les murs tous les Pola couleurs. Ces trois points se retrouvent sur deux clichés, en formant un triangle, à un emplacement strictement identique. Sur le premier, elle pose et la forme géométrique lumineuse apparaît sur le gros arbre en fond. Sur le test où Auguste pose, strictement rien. Idem pour les photos de groupe qu’elle a prises sauf... sauf celle où elle grimace. Thierry avait été le photographe. Elle recule et sa tête ressemble à celle d’une spectatrice d’un match de tennis, passant de droite à gauche, et inversement, d’une marque à l’autre, strictement identique. Impossible donc que cela soit un jeu du soleil à travers les branchages, le vent était trop fort ce jour là. Les minutes se disloquent, ne lui apportent aucune aide, aucune réponse. Une main gantée de glace étreint sa nuque. En posant ses cartons dans cette ville, il y a quelques années, elle n’avait prêté qu’une oreille distraite aux légendes courant sur cette forêt. Elles lui reviennent en tête, quelques bribes tout du moins. Une seule idée arrive à se frayer un chemin au milieu des questions. Retourner là bas, à la même heure, très rapidement. Essoufflée par cette marche rapide, la randonneuse pose son sac à dos à côté des pins ayant servis de cadre. Elle n’a pas eu de mal à les retrouver. Non seulement, elle connaît bien ce GR mais leur forme reste assez esthétique. Ce n’est pas « les trois grâces » qu’elle est venu observer. Quelques mètres à côté se trouve ce gros pin, sombre, même en plein jour. Elle se rapproche doucement de l’écorce, s’attendant à trouver des pointes de résines expliquant facilement ces points lumineux. Même si cela n’expliquera pas leur disparation et leur réapparition. Historiquement, la résine et ses dérivés ont été utilisés comme comme goudron pour calfeutrer les bateaux. Ce serait normal de se retrouver nez à nez avec ce produit typique. A première vue, rien de particulier. Ce tronc arbore ses écailles épaisses et caligineuses. Les dessins que ces dernières forment pourraient être suivi comme des sentiers sur une carte. Blandine ressort les deux Polas pour mieux situer les trois points lumineux. Elle estime leur hauteur à plus de deux mètres au dessus du sol. En reculant, elle lève la tête. Rien. Elle fait un pas à gauche. Rien. Deux pas à droite. Toujours le néant. Déconfite, elle baisse la tête et reste immobile, ne sachant plus vraiment quoi faire, ni pourquoi elle a voulu à tout prix revenir ici. « Je me demande bien ce que je m’attendais à trouver ! N’im-por-te-quoi ! ». Elle soupire et relève la tête un peu trop vite, se sent prise d’un léger vertige, empiré par une lumière aveuglante, sortie de nulle part, ou, si, certainement de la frange forestière. Forcément la frange. Elle se protège les yeux et de ses mains et vacille légèrement. Le flash a disparu comme il est apparu et la randonneuse, ébaubie, reste figée le temps de reprendre ses esprits. La température a baissé d’un coup et il est vraiment temps de rentrer. Sac à dos en place, poumons remplis, esprit encore brouillon, fourmis dans les jambes...La check-list mentale n’est pas très encourageante. Pourtant un pas après l’autre, Blandine réactive sa biologie. Le rythme cardiaque se stabilise, la pression artérielle augment de manière réconfortante, le système nerveux, passablement émoussé, fini sa réinitialisation, globules rouges en ordre de marche, système auditif passe en alerte. Des voix, des cris ou un gémissement. Impossible à identifier pour le moment mais une chose est certaine, c’est humain. Tympans, enclumes, marteaux et étriers font le tri entre les différents sons pour situer au mieux les objets vocaux non identifiés. Le quartet envoie directement les infos au cerveau pour diriger le corps tout entier vers la frange forestière. Quitter la futaie. Se rapprocher des bruits humains et océaniques du coup. Différencier les deux et avancer automatiquement. Analyser le moindre décibel allant croissant. Identifier la nature du son. C’est tour à tour une toux rauque, un cri, un gémissement. L’alerte est donc générale. Blandine accélère et traverse la dune grise puis la blanche en tournant la tête dans tous les sens. Nerfs auditifs et oculaires sont désormais surmenés.Ces derniers identifient enfin la source et poussent toute la masse musculaire vers ce point. Trois hommes sont allongés, détrempés, sur la plage. Blandine arrive sur eux, essayant de comprendre ce qu’il se passe. Les morceaux de bois fracassés et les silhouettes dans des tenues originales activent son adrénaline. Cela ne peut être qu’un naufrage, étant donné la dangerosité de la houle, des courants du Bassin et de la passe nord précisément. Les vagues poussent encore des débris. Jetant son sac, elle court vers l’homme qui est le plus proche d’elle pour lui porter secours, si elle le peut. Il est vivant, a peu près, et essaie d’évacuer l’eau de ses poumons fragilisés. Un autre homme, vêtu d’une chemise terne, épaisse et d’un pantalon d’un autre âge, est allongé à côté, faible mais vivant aussi. Le dernier est immobile. Sans chercher à comprendre le pourquoi de ses tenues particulières, elle commence à parler au premier homme qui lui répond laborieusement dans une langue qu’elle ne connaît pas. Marins étrangers ? Patois local ? Ce n’est pas le moment de se lancer dans une réflexion linguistique. Il faut les aider à respirer, leur donner de l’eau et à manger si possible, évaluer les blessures pour faire un premier rapport aux pompiers, les réchauffer, attendre les secours, rester avec eux... et c’est ce qu’elle fait pour les deux survivants, le troisième n’a plus besoin de secours. Aucune possibilité de joindre qui que ce soit à moins de les laisser sur place. La barrière de la langue est donc un frein. Le seul mot qu’elle commence à reconnaître c’est « malur ». Le dialogue se noue avec des gestes, des sourires, des mouvements de tête. Elle recense une fracture tibia-péroné, un poignet luxé et de nombreuses ecchymoses. Sans compétences médicales, elle ne peut rien faire que leur apporter un certain soutien moral, les quelques gâteaux protéinés qu’elle a toujours dans son sac, qu’ils ont accueillis avec ce qu’elle a identifié comme de l’effroi. Les deux hommes parlent ensemble, elle écoute, attrape ce même mot encore et encore, ainsi que ce qui semble être des prénoms. Clarisse, Françou. Les silences sont de plus en plus pesants. Les heures passent et rien ne se passe. L’inquiétude et la fatigue gagne la randonneuse. Elle tente de s’occuper, de comprendre. En essayant de trouver des restes utilisables du bateau, elle se griffe la paume de la main. Elle trouve malgré tout un peu de nourriture dans un petit tonneau, presque intact. Viande séchée qui aide tous les estomacs présent sur cette plage pourtant magnifique. La brûlure de cette griffure est amplifiée par le sel marin et l’intensité nerveuse de l’après-midi. Le désinfectant de sa trousse de secours est le bienvenu. La sensation de malaise qui va avec beaucoup moins. Les yeux dans le vague, bercée par les vagues, Blandine commence à dodeliner de la tête. Impossible de garder les yeux ouverts plus longtemps. « Il faut vraiment que les secours arri... ». Black out. « Bonjour, je m’appelle Isaac, je suis infirmier. N’essayer pas de parler, vous avez été intubée et je vais vous enlever tout ça.Votre gorge va être un peu irritée mais cela va passer. » L’accent du sud-ouest très marqué de ce monsieur en blanc déclenche un carambolage d’images dans la tête encore étourdie. Les trois points, les cris, le naufrage et ces trois hommes, des heures interminables, la griffure et donc enfin, les secours. Malgré toute sa volonté, parler est impossible. Elle murmure, cherche à savoir où elle est, combien de temps elle est restée inconsciente et, surtout, où sont les deux rescapés. Si la physionomie de l’homme est restée impassible, cet éclair dans son regard ne lui a pas échappé. « Vous êtes au Centre Hospitalier d’Arcachon. Il 16h38 et vous avez été admise à 15h environ. Ce sont des randonneurs qui vous ont vu faire un malaise dans la forêt et qui ont pu prévenir rapidement les pompiers. Vous êtes restée inconsciente presque... Que se passe-t-il ? » Blandine, agitée, se racle la gorge encore et encore pour essayer de mieux parler. « Dans la forêt ?? - Oui, sur le GR8, un peu en retrait. - C’est impossible ! J’étais sur la plage tout l’après-midi. Où sont les hommes qui étaient avec moi ? - Je vais me renseigner. » Encore ce regard. Demi tour et départ. Seule, elle récupère de plus en plus de souvenirs mais n’arrive pas à analyser que cet infirmier a dit. Allongée sur un brancard, dans un box des urgences, semble-t-il, l’environnement médical s’impose à la patiente doucement. Bruits, voix, bips, lumière blanche, placards, minutes vides et poubelles pleines. Isaac revient de longues après, accompagné de «’jour, je suis le docteur Tosti ». Même discours, même mine indifférente, même regard interrogateur. « Votre dossier indique que vous étiez seule... Racontez moi ce dont vous vous souvenez ». Ainsi fut fait. « Vous ne pouvez pas les manquer, ils avaient des tenues du siècle dernier ou d’avant encore, j’sais pas moi. Il y a eu un naufrage. Vous devez être au courant ! ». Et enfin, elle pense à la preuve indiscutable. Ce qui clouera le bec de ces messieurs. « Je me suis blessée en cherchant de la nourriture dans les débris du bateau. Regardez !
Karke SERAFIN-ZABAL: Grise et Blanche