Marie Marie referme soigneusement le colis qu’elle vient de préparer. Elle ajuste le foulard qui couvre sa tête nue, note machinalement l’adresse du destinataire : Ama Baïta, 33120 le Moulleau. Elle termine la lettre d'instructions qu’elle donnera à son avocat et imagine sa surprise à la lecture de la destinataire. Mai 2023 Vendredi Gabriele Remontant l’allée, je me souviens... Je me souviens de mes tongs à pâquerettes, du sable roux qui pénètre entre mes doigts de pied, des petits cailloux ronds qui roulent, des épines de pin qui viennent ajouter des intrus... Vivement la plage et son sable fin... au diable les tongs et les graviers ! Un virage, un autre et enfin je la vois, comme dans mes souvenirs, peut-être un peu plus petite mais qu’importe ! J’ai le coeur qui bat vite... L’émotion me gagne, elle est toujours là : la maison de mon enfance. Les jardinières débordent de géraniums... pour éloigner les moustiques comme le disait ma grand-mère quand elle déposait, pour compléter son arsenal anti bestioles, sur nos tables de nuit, un coton imbibé d’huile essentielle de citronnelle. « Sur l’eau, exquise maison basque, six chambres, salon, salle à manger, un lieu enchanteur pour des vacances familiales hors du temps sur les plages du Moulleau », voilà comment une agence immobilière aurait pu la décrire. Alors même si j’ai dû dire adieu à nombreux de ses occupants, leur souvenir tout à coup m’envahit. C’est comme si... Comme si à chaque instant ils allaient entrouvrir une fenêtre et m’appeler. Je perçois le bruit sourd du gong nous invitant à passer à table. Mes sens sont aux aguets... prêts à tout... le désir et l’imaginaire s’entremêlent. La force de l’esprit... j’entends leurs voix, respire leurs parfums, ils sont là avec moi. Comme j’aimerais avoir cinq ans et revivre ces doux moments. Je presse le pas, impatiente. Je serre entre mes doigts le trousseau donné, il y a quelques minutes, par l’agent immobilier. « Vous avez de la chance, un désistement de dernière minute. La villa est grande, vous comptez y séjourner seule ? ». Pensive, je mets du temps à répondre : « non, des amies arrivent, nous serons trois... non quatre ! », voilà mon unique réponse, il ne compte pas lui, alors pourquoi perdre du temps en banalités. J’arrive sous le porche de la villa, la serrure n’a pas été changée, il suffit de tourner la clé à l’envers et de donner un petit coup d’épaule pour l’ouvrir. Je referme la porte délicatement, retiens mon souffle, les meubles ne sont plus là mais la lumière est la même. L’imposant escalier n’a pas bougé et donne à l’entrée son caractère majestueux. Je ferme les yeux et tout me revient en mémoire, les fauteuils Morris, le tapis, la pendule à l’inimitable sonnerie de Big Ben. Cette sonnerie, ma madeleine de Proust à moi. Si bien qu’à Londres, lorsqu’elle retentit je m’imagine sur le bassin ! N’y tenant plus, je me dirige, fébrile vers le salon pour la voir... j’en suis sûre, elle n’aura pas changé... ma vue du bassin : les pins, le Perret, la plage, la mer, les bateaux aux corps morts...le combo parfait. D’instinct, je me positionne pour avoir dans mon champ de vision le cadrage idéal, celui imprimé dans ma mémoire. Oui, comme toujours c’est parfait. Rapide, j’envoie un bref message à notre groupe, les quatre redoutables :<br>« Rendez-vous demain à la gare d’Arcachon, je viendrai vous chercher, soyez à l’heure. N’oubliez pas Marie sera avec nous ce week-end ! » Je sais qu’elles attendent le top départ. À l’autre bout de la France, leur téléphone a dû faire sursauter les jeunes femmes. Samedi Gabriele Depuis ce matin je m’active... Chambres, lits, salles de bain, tout doit être parfait. Laura et Aurore seront à l’étage, la grande chambre jaune du rez-de-chaussée sera réservée à Marie, je m’installerai en face, dans mon ancienne chambre. Incroyable, son papier peint n’a pas été changé, le décor champêtre de la toile de Jouy vieux rose m’invite comme toujours au vagabondage. Mon regard s’attarde sur mon vieux sac de plage, celui que je traînais sur la plage adolescente. Aurore Il est huit heures, Aurore jette un bref coup d’oeil à son salon. Il est parfait, parfaitement décoré, parfaitement rangé, le tout dans un style bohème chic, et pourrait faire la Une d’un magazine de déco ! Mais tellement triste depuis que le rire des enfants ne résonne plus... ce calme, cette angoisse... Elle retient une larme...se ressaisir, ne pas laisser la moindre place à la mélancolie, ni aux regrets. Et puis cela fait maintenant deux ans que Paul et Suzanne sont en garde alternée. Blonde, élancée au look casual chic, elle sait capter les regards même si aucun n’a trouvé grâce à ses yeux depuis le départ de Tom. Entre son taf de commerciale et ses enfants, elle n’a pas vraiment le temps. Et puis Nevers est une toute petite ville... Laura Laura, la rousse... et oui, même si elle préfère se présenter en tant que blonde vénitienne, elle l’admet de temps en temps à demi-mots... elle est plutôt rouquine... Laura aux tâches de rousseur, Laura qui ne s’arrête jamais. Une agence de com, un mari, une fille : Emma, son portrait tout craché, un appartement à Paris, une maison à la campagne, dans le Berry évidemment pour voir les filles ! Sur le quai de la gare, Laura rajuste sa coiffure, resserre la ceinture de son trench, grimpe dans le train. Pas question de louper le premier rendez-vous à Tours. Gabriele Me baigner, je n’ai que cela en tête. Alors que je suis sur le sable, prête à profiter de ce moment, de mon moment... A la recherche d’une fouta, je fouille la poche de mon vieux sac de plage, et tombe sur une vieille enveloppe toute froissée. Je reconnais l’écriture de Marie : « serment du bassin ». Cinq minutes plus tard, assise face à la mer je replie soigneusement la feuille de cahier d’écolier, la replonge dans mon sac, une larme coule sur ma joue. Je repense à nous quatre, enfants, penchées sur ce cahier... Le paysage est apaisant, les bateaux dansent au bout des corps morts, la mer est bleue, des reflets argentés couleur « banc de sardines », comme je me plais à le raconter au téléphone à mon amant du moment. Les voiles colorées des planches se mêlent à celles des voiliers, voltigent telles un ballet de papillons devant mes yeux embués de larmes. Je murmure : nous serons bien quatre ce week-end... Aurore-Laura Sur le quai de la gare de Tours, telles deux lycéennes, Aurore et Laura se sont jetées dans les bras l’une de l’autre en hurlant et gesticulant ; une vraie danse de sioux maugrée un passant grincheux ! Après ce charivari vient le temps des questions : comment vas-tu ? Ton taf ? Tes enfants ? Les réponses et questions s’entremêlent. Après ces questions nécessaires mais plutôt futiles, le ton s’assagit et la partie commence enfin. « - Tu sais pourquoi Gabrielle a tenu à avancer notre week-end annuel ? demande Aurore. - Non, répond Laura, elle m’a juste évoqué un problème d’agenda, mais je crois qu’elle voulait surtout honorer notre serment». Un ange passe, et les deux amies reprennent le flot de leur conversation. Gabriele Après un bref tour chez Boirie, l’ancestrale épicerie du Moulleau, où je fais le plein de fruits, légumes et bonnes bouteilles, je prends ma voiture direction la gare. Laura et Aurore m’attendent déjà sur le parking et notre joyeuse bande prend la direction du Moulleau. Des « Oh ! Ah! Toujours aussi magique la vue ! » ponctuent l’arrivée d’Aurore et Laura à la villa. Après avoir montré à chacune sa chambre, je m’octroie un repos bien mérité... dix minutes face à mon bassin, jamais non vraiment jamais je ne me lasserai de cette vue : mer scintillante, cris des mouettes, odeur des pins... Mon repos est de courte durée, très vite les doutes m’assaillent... La magie va-t-elle opérer ? Mes pensées s’évadent : Un taxi quitte l’allée, c’est Marie ! Marie qui fidèle à son amour pour le spectacle nous fait une apparition théâtrale. Capeline beige sur la tête, grand châle sur les épaules...une star ! Alors, mon comité d’accueil ? Tout se perd ici...lance-t-elle à la cantonade. Déjà les filles dévalent l’escalier criant « Marie ! Marie ! » Elles s’étreignent longuement. Un voile mélancolique passe sur mon visage, puis n’y tenant plus, je m’exclame « Dix-huit heures ! Apéro ! Mojito ! » Aussitôt dans un brouhaha, les filles dansent direction la cuisine où chacune s’active. Quelques minutes plus tard, assises dans les transats aux rayures bayadères (on est dans le pays basque, non !), un plateau à leurs pieds débordant de victuailles interdites : 4 Mojitos, bols de chips, saucissons, les filles papotent. Marie ne touche pas à son verre. Laura se lève et lance le premier toast : « à nous les filles, à nos amours, à toi Marie ! Yallah ! ». Le cri de ralliement de notre enfance dérange le voisin qui somnolait dans son transat. Il regarde hébété trois jeunes femmes qui dansent autour d’une table basse. Puis la soirée suit son court, enfants, maris, amants....une soirée filles ! Le lendemain matin, fidèle à mes habitudes, j’ouvre les volets du rez-de-chaussée. J’ai toujours aimé l’idée de faire entrer la lumière dans une maison. J’entre dans la chambre de Marie, pour procéder à mon rituel matinal, elle n’est pas là, son lit est fait. J’ignore le pincement au coeur qui monte et file préparer le petit déjeuner. Nous nous retrouvons toutes sur la terrasse. Aurore est sur heureuse d’annoncer « Voici nos cafés et le thé de Marie ! » Un bref coup de sonnette nous fait sursauter, « qui cela peut-il bien être ? » râle Laura qui file ouvrir. Elle revient livide et pose un colis sur la table. Stupeur, le colis est adressé à Marie ! Je me refuse à l’ouvrir, et retiens Laura qui veut s’échapper. C’est Aurore qui fait preuve de courage et découvre un album photos. Sur la couverture inscrit en lettres d’or : le serment du bassin. Nous nous asseyons en rond sur le tapis du salon et découvrons les photos de notre enfance. Chaque été, nous venions en vacances chez nos grands-parents respectifs, et nous nous retrouvions sur la plage. Pêche à la crevettes, premiers cours d’Optimiste, premières sorties, premiers amours tout y est.... L’examen des photos se fait sans bruit, nulle n’ose briser le silence. La dernière page provoque un flot de sanglots : la copie du serment du bassin, et un QR code (NDLR : lien internet vers une page web). À l’aide de mon téléphone, je le scanne, Marie apparait sur la vidéo ! « Coucou les filles. Si vous voyez cette vidéo, ce satané crabe a gagné. Ne pleurez pas, j’ai pris tellement de plaisir à vivre notre histoire. Ce message, c’est ma façon à moi de respecter notre serment. Bien sûr, j’imagine que Gabriele a préparé ma chambre avec soin, Laura a mis mon couvert à chaque repas et Aurore a préparé avec double dose de menthe mon verre de Mojito. Avec cette vidéo, je veux donner un coup de pouce à votre imaginaire. Vous dire, je suis là. Allez, faites moi plaisir crions ensemble une dernière fois notre Yallah,...Yallah ! » Sous le choc nous entonnons un magnifique Yallah. En pleurs, nous tombons dans les bras les unes des autres. L’été de nos onze ans Gabriele « Ils m’envoient l’été prochain en Angleterre ! », Laura arrive en pleurant sur la plage. « Non ! » , nous réagissons d’une seule voix. « Ils disent qu’il est temps de grandir et qu’un voyage à l’étranger me fera le plus grand bien. Pfff, ils n’y connaissent rien. Et puis l’année prochaine c’est le début des cours de catamaran, vous allez toutes progresser et moi...» Aurore lui coupe la parole : « pas question d’être ici sans toi. Je vous propose un pacte : ici à quatre ou aucune ». C’est ainsi que le serment du bassin est né. Écrit sur une feuille de cahier d’écolier paraphé de nos signatures enfantines. D’autorité, Marie le met dans son sac. Elle nous enverra plus tard une copie, je choisirai de cacher la mienne dans mon sac de plage. Mai 2023 Gabriele Laura brise le silence et balbutie : « mais comment, comment est-ce possible, comment a-t-elle fait ? ». Je lui réponds : « J’imagine qu’elle avait tout prévu avec son avocat dès l’annonce de sa maladie » . « Elle nous connaissait si bien, elle savait que pour honorer notre parole nous n’hésiterions pas à faire comme si , comme si elle était là » renchérit Aurore. C’est alors que je suis prise d’un fou rire qui contamine Laura et Aurore. Nous nous mettons alors à chanter d’une seule voix, « Nous quatre, nous quatre ici comme promis, merci Marie ».
Sofie DÉON: Le serment du Bassin
« Vous ne risquez pas de tomber ? » dit une voix. Je me retourne ; en douceur, pour ne pas tomber. C’est une jeune femme en jogging et survêt’. « Si ! » Ses cheveux défaits ruissellent dans son cou. « Mais on voit mieux d’ici... » Elle se rapproche. On regarde le soleil se coucher ensemble. Les couleurs se dégradent, se démultiplient, dans le ciel aquatique. Lorsque le ciel est dégagé le soir j’aime promener mes yeux du bleu au bleu. Du clair de jour, au nuit intense, d’un bout à l’autre du nuancier. Je me baisse et m’assois sur le muret. Elle l’enjambe et s’assoit à côté de moi. Elle s’appelle Ariana. J’ai grandi ici, à Andernos. Je reviens de temps en temps. Retrouver la terre de mon enfance. La terre, le sable, la vase... Je ne vais plus vraiment dans la vase. Je ne vais plus à la pêche aux palourdes. Mais j’ai vécu ici assez longtemps pour que l’odeur de la vase ne me gêne plus. Chaque fois que je reviens, j’ai mon rituel. Le soir après dîner je sors me balader. Toujours le même chemin : je passe devant l’église, j’emprunte l’avenue Cazenave, je contourne le parking de la résidence, je passe à côté du Fish Head, très animé en été, et j’arrive sur la promenade qui longe la plage. Je m’arrête devant le muret. Je fais le tour de l’horizon. En été, il fait encore jour. En hiver, nuit ; les lumières des villes encerclent le Bassin. J’observe les bateaux, plantés dans la vase à marée basse, plantés dans l’eau à marée haute. Puis je grimpe sur le muret. Je marche alors sur le muret, jusqu’à la plage du Bétey qui est un peu plus loin. À chaque escalier qui descend sur la plage, il y a une ouverture dans le mur. Quand j’étais petit, le mur était plus bas, et les ouvertures plus étroites. Je prenais mon élan, et je sautais par-dessus. Le mur a été refait depuis ; plus haut ; les escaliers plus larges. Je ne saute plus. Parfois je faisais des petits bonds, ou des ronds de jambe. Je me tenais sur un pied, je laissais l’autre jambe pendre dans le vide, et je pliais le genou, pour travailler les cuisses, l’équilibre. Je recommençais de l’autre côté. Je m’imaginais être un danseur en train de m’exercer. Encore aujourd’hui. Un danseur sous les étoiles. Quand j’étais à l’école du Bétey, on y allait souvent. Une piscine d’eau salée... après, sous la douche, mes yeux étaient révulsés. Je repasse parfois devant l’entrée ; la ventilation projette l’odeur du chlore de sel. Souvenirs. Ariana aussi a grandi au bord de la mer. Elle est chanteuse. Elle vient des États-Unis. Côte Est. On parle anglais. Ariana sur le Rivage ; ce sera le titre de ma prochaine chanson. Elle a pris quelques jours de vacances, incognito. Personne ne sait qu’elle est ici, sauf son chauffeur, qui attend son appel. Et puis... habillée comme elle est, pas coiffée pas maquillée, personne ne la reconnaîtra. Dit-elle. Nous sommes survolés par un oiseau. Il vole assez haut. Deux oiseaux ! Ils ont l’air d’être ensemble. Ils passent sous la lune ; et sous un avion, qui vole, très haut, et laisse derrière lui une fine robe blanche. Je n’ose pas lui dire que j’ai écrit quelques chansons. Je lui demande un autographe. Ça la fait sourire ; elle dit oui. Je n’ai pas de papier. Elle signe sur mon bras. Sa signature est une succession de vaguelettes légères et fluides, surmontées d’un petit cœur. Indéchiffrable. Ariana me dit : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être chanteuse. » Je lui réponds : « Moi aussi... » Andernos est un des rares endroits que je connaisse où on peut facilement rencontrer des gens. Je ne sais pas si c’est parce que j’y ai vécu, ni si c’est pareil tout autour du Bassin. Rencontrer des gens, je veux dire, en vrai, en chair et en os ; et sans raison particulière. Ailleurs, il faut avoir une bonne raison pour se parler. Ici, on peut juste se parler. Andernos est une ville très touristique : en été ou en hiver, l’ambiance est très différente. Mais dans les deux ambiances, on peut rencontrer des gens. En hiver, tout le monde se connaît, quoi que pas toujours, et les locaux rencontrent les locaux. En été, tout est possible. Ariana voudrait aller quelque part. Mais où... Nous regardons vers le large. La marée monte. Le bateau démarre. C’est un petit Flyer de 9 mètres. Je l’ai emprunté à un ami ; je sais où il cache la clé. S’il savait... mais je lui revaudrai ça, c’est sûr. Au large, je coupe le moteur. Nous sommes pas loin de l’Île aux Oiseaux. Mais je ne compte pas trop m’en approcher ; encore moins de nuit. Je mouille l’ancre. Puis Ariana et moi nous installons sur le pont, devant le cockpit, où sont aménagés des transats matelassés. Dans l’obscurité, sous les étoiles, loin des rivages, on écoute le monde ; il ne reste que le clapot des vagues sur la coque. Autour de nous, les villes du Bassin brillent. Elles forment un long liseré de billes dorées, un bras de galaxie. Ariana me parle de sa carrière, éprouvante ; de sa prochaine tournée. Elle repart bientôt. En ce moment elle lit Nicolas Bouvier ; l’Usage du Monde. Partir... voir... tendre la main à d’autres ; revenir... souffler... et repartir... ailleurs... dans l’exact même but... Elle aimerait être comme lui. Elle-même voyage beaucoup, mais elle a rarement l’occasion de rencontrer quelqu’un. Elle aussi voudrait passer plus de temps à tendre la main et à voir le monde... en tout cas un peu moins à être vue. Son prochain concert est à Kiev. C’est courageux, lui dis-je. Mais c’est bien. Nous écoutons la nuit, le bateau tangue docilement. « J’aimerais être au sommet du monde... » soupire Ariana. Je la regarde. Ariana ? Oui ? Tu y es déjà. Comment ça ? Le sommet du monde, c’est ici. Elle me demande pourquoi la lumière des villes au loin vacille. Je crois que c’est une histoire de température. La lumière traverse des masses d’air froid et d’air chaud, qui altèrent sa trajectoire. C’est étrange, dit-elle, la lumière paraît si imperturbable, si sûre d’elle ; et elle se laisse troubler par... de l’air ? des variations de température ? Elle a raison. La lumière a beau être éblouissante, elle n’en est pas moins fragile. Elle veut nager. L’eau est encore bonne. Nous revenons côté cockpit et nous nous déshabillons dos à dos. Une fois dans l’eau il n’y aura plus personne sur le pont. Je noue une corde à mon poignet, sait-on jamais, comme me l’a appris mon ami Seb sur ce même bateau. On saute. On nage près du bateau, qui se tourne vers nous, et nous fait face. Ariana s’imagine qu’il pourrait tout à coup s’animer, démarrer et nous rouler dessus. On serait alors happé par l’hélice... C’est vrai que, quand on est dans l’eau, avec seulement la tête émergée, près de la coque d’un bateau, c’est assez impressionnant. Et encore, c’est un petit bateau. Elle me dit qu’elle a un peu peur, de nager, loin de tout, la nuit, dans l’eau sombre, et le silence. Mais c’est aussi la peur qui lui a donné le frisson d’y aller. Je pourrais lui dire qu’il n’y a pas de requin dans le Bassin, mais la simple évocation des requins risquerait d’empirer les choses. D’autant que je ne suis pas sûr de mon anglais ; si ma phrase n’est pas assez claire et qu’elle ne comprend que le mot requin... Je lui dis de se rapprocher. Elle vient vers moi ; elle se sent déjà mieux. Je lui dis de se rapprocher encore ; je lui dis qu’elle peut se rapprocher autant qu’elle veut. Elle s’approche encore, et lorsqu’elle tient mes hanches entre ses jambes, elle pose sa tête sur mon épaule et me dit : là c’est bien. Je sens son cœur battre comme si une meute de requins nous encerclaient. À moins que ce ne soit le mien. De retour sur le pont, séchés, rhabillés, on s’allonge sur les transats, avec un plaid. Elle me demande de lui raconter quelque chose. Je lui dis qu’un jour, cette histoire de bateau qui te roule dessus, ça a failli m’arriver. J’avais 10 ans, le père de Seb nous emmenait sur son bateau à lui, trois garçons, trois copains, pour une virée sur le Bassin. On aimait s’asseoir à la proue, les jambes dans le vide, les mains agrippées au garde-corps. Le bateau sautait sur les vagues, nos fesses faisaient des petits bonds et claquaient sur le plat-bord. Un jour on a fait du ski nautique, j’étais seul sur le pont avant, debout, et tout le monde regardait vers l’arrière le skieur en action. Mon père était avec nous ce jour-là. Soudain le bateau a ralenti. J’ai été projeté en avant. Je suis tombé entre le garde-corps et la coque. Je n’étais pas très épais. Puis l’instant d’après le bateau a accéléré plein pot. J’avais un coude sur le plat-bord, une main agrippée au garde-corps, et les jambes dans le vide. Je n’ai même pas pu crier, je tirais de toutes mes forces pour ne pas tomber. Si j’avais lâché, je serais passé dessous. Heureusement, j’ai réussi à remonter. Personne ne s’est rendu compte de rien. Je ne l’ai raconté à mon père que des années plus tard. Ariana me dit qu’il y a une morale à cette histoire. Il ne faut jamais se tenir debout sans attaches à l’avant d’un bateau lancé à pleine vitesse. Elle a sacrément raison. On passe la nuit à se raconter des souvenirs. Moi des souvenirs d’ici, et de l’Île de la Réunion. Elle des souvenirs de là-bas. Là-bas : de l’autre côté de l’océan. Elle aime imaginer que, si on pouvait voir assez loin, et si la Terre n’était pas ronde, d’ici, on verrait la Floride, et Boca Raton, sa ville natale. Une toute petite traversée de l’Atlantique nous en sépare. On s’est endormi tard dans la nuit. Le jour se lève sur le Bassin. La marée a eu le temps de descendre et de remonter. Où va-t-on maintenant ? Ariana saisit son sac et en sort le stylo avec lequel elle m’a écrit sur le bras. Je regarde l’autographe sur ma peau ; il est déjà presque effacé. Elle pose le stylo devant le tableau de bord et le fait tourner comme l’aiguille d’une boussole. Le stylo s’arrête. « Par là ! » dit-elle. Bon, manque de bol, le stylo pointe vers la réserve ornithologique.<br>Je lui explique qu’on ne peut pas y aller comme ça, la fleur au fusil. Elle me dit : « I want it, I got it. » Ce que je traduirais par : Quand je veux quelque chose, je l’ai. J’aimerais pouvoir en dire autant... Sauf qu’en plus de ça, elle commence à avoir faim. Et dans les marais, à moins de courir après les ragondins et les cigognes, on ne va pas manger grand-chose. Bon on pourrait aller juste à côté, il y a des ports, mais la vérité, c’est que je ne suis pas chaud pour naviguer dans ces eaux-là. Je ne connais pas très bien, et... et je n’ai pas mon permis bateau. Mais je lui promets que si elle revient un jour, on ira à cet endroit magnifique, avec les cigognes et tout et tout. Par contre, si on part dans la direction approximativement opposée, je connais un endroit sympa et nettement moins loin où on trouvera de quoi se restaurer. Après tout, on n’a jamais dit quelle extrémité du stylo il fallait suivre ! « D’accord, mais je veux des croissants ! » « Comment est-ce qu’on mange ce truc ? » Le truc en question est une huître qu’Ariana observe avec circonspection. Nous sommes à Claouey. J’ai pensé qu’ici en fin de matinée, il n’y aurait pas trop de monde, donc pas trop de monde qui pourrait la reconnaître. Même si elle m’assure que sans coiffure ni tenue de scène et cetera, il n’y a aucun risque. Nous avons improvisé un brunch en terrasse, au port ostréicole. Croissants et crustacés, je n’avais jamais vu ça. Elle s’est arrangée avec le restaurateur pour qu’il trouve tout le nécessaire. Quand elle veut quelque chose... En arrivant, j’ai légèrement planté le Flyer dans le sable... Je ne sais pas trop comment je vais faire pour le ramener. J’espère que Seb ne m’en voudra pas. Ariana me dit qu’elle va devoir repartir. « Comme Bouvier ? je lui demande. — Comment ça comme Bouvier ? ... vers un nouvel ailleurs, mais dans l’exact même but... » Elle me tire la langue. Elle appelle son chauffeur et lui indique où venir nous chercher. En attendant, elle me raconte des histoires de coulisses, ubuesques. J’aimerais bien voir ça, une tournée de concerts. Le chauffeur appelle. Il est garé un peu plus loin, il ne peut pas venir plus près, nous sommes dans une allée piétonne. Ariana se lève. Je l’accompagne. Sur le chemin, je me demande comment je vais expliquer à Seb que j’aurais besoin de son aide... à Claouey... pour ramener son bateau à bon port... son beau Flyer tout neuf, planté dans le sable... Ariana m’interrompt dans mes pensées : « Thomas ? — Oui ? » Elle réfléchit un instant, puis me demande : « Tu es déjà allé à Kiev ? »
Grégoire BARRAULT: Fragments d'une nuit d'été
Avant-Hier Elle avait 10 ans. Elle regardait ses pieds engoncés dans des chaussures noires, vernies. Il faisait beau, le ciel était bleu. Le soleil voulait effacer chaque ombre de sa mémoire qui en contenait tant et plus. Mais pour elle, ce bleu n'était pas le vrai bleu; celui qui pouvait devenir rouge en une fraction de seconde sous le vent du désert. Et le soleil ne brillait pas de façon à réchauffer les caméléons et les margouillats. D'ailleurs, ici, il n'y avait ni l’un, ni l’autre. Ses yeux ne demandaient qu'à laisser échapper des larmes. Son ventre était aussi agité qu'un vaste champ de papillons gigotant dans tous les sens. Elle voulait fuir, courir pieds nus, loin de cette vie qui ne ressemblait pas la sienne. Elle était abandonnée, seule, elle qui avait si peur du noir. Son père, son idole, était reparti en Afrique, reconstruire une nouvelle vie sur les ruines de celle laissée derrière eux. Elle avait dix ans en septembre 1975, et c'était le premier jour de la rentrée à Saint-Elme, l’école privée très chic d'Arcachon. Elle était en cinquième A. Elle portait un tablier blanc, comme le voulait le règlement du collège. Chic à l'extérieur. Pour elle, un enfer à l'intérieur, elle le pressentait de toute son âme, de toutes les fibres de son être. Entrée en classe, elle s'est assise au dernier rang, petite souris grise voulant passer inaperçue tout en observant discrètement les élèves. Ils sont tous blancs, à son grand étonnement. Dans sa classe à Niamey, c’était une mosaïque des couleurs du monde. Les enfants se tournèrent vers elle. Tully prit peur devant tous les regards braqués sur elle. Son cœur menaçait d'exploser. Tous ces enfants étaient plus âgés qu'elle de deux ou trois ans. Des "grands" en somme. Ce jour-là, en récréation, personne n'adressât la parole à Tully. Elle le remarqua à peine tant elle était absorbée par l’Antigone de Jean Anouilh à laquelle elle s’identifiait entièrement. Puis les jours, les semaines, les mois suivants, l'enfer déploya ses brasiers rougeoyants. Un petit groupe d'enfants décidât de s'en prendre à elle. Les filles s’amusèrent à lui lancer des jets d'encre noire sur sa blouse blanche, les railleries se multipliaient. Elle usait de ses poings pour se défendre.<br>Elle argumentait pied à pied pour se justifier devant les professeurs gênés de ne pouvoir la défendre face aux enfants de l’élite arcachonnaise. Cette année-là marqua la petite fille au fer rouge. Le bruit courut très vite qu'elle venait d'Afrique noire. Les conclusions s'imposaient dans les paroles distillées, comme un poison lent, par les parents dans les oreilles de leurs enfants. La politique a toujours été dangereuse en Afrique. Le père de Tully s'était mêlé à l'opposition, ce qui l'avait conduit, en 1968, à quitter Dakar pour le Niger, avec sa petite famille. Premier exil. Il a tout rebâti à Niamey. Tully a trois ans. Au Niger, elle était heureuse avec ses parents. Elle allait au lycée Français et sa vie lui semblait parfaite. Mais les coups d’états se multipliaient. La situation politique se crispait. Le père de Tully se retrouva compromis dans un imbroglio politique qui l’obligeât à quitter le Niger en vingt-quatre heures, avec femme et enfant, laissant toute leur vie derrière eux. L’exil ou le poteau d’exécution, voilà le choix qui leur était imposé. Dans la mémoire de Tully résonnerait toujours le bruit des balles des fusils semant la peur dans les quartiers de Niamey Elle verrait toujours les larmes de son père quand il leur annonça l’exil forcé. Elle sentirait toujours son cœur se serrer lorsque ses souvenirs lui rappelleraient la douceur d’une vie effacée d’un coup de fusil ravageur. Le père de Tully avait acheté, quatre auparavant, un appartement au Moulleau, dans une résidence à peine finie, le Panoramic. C'est là, qu'il laissât sa famille, exilée, meurtrie, déracinée. C’est là qu’il abandonna une petite fille au cœur lourd d’injustices qu’elle avait tant de peine à comprendre. Il repartait en Côte d’Ivoire, reconstruire, encore une fois, une nouvelle vie et mettre à l’abri, définitivement, sa famille. Du moins, il l’espérait. Hier Elle a grandi. Tully adorait le Bassin, ses couleurs changeantes, du bleu au vert émeraude selon la lumière. Elle regardait, la nuit, la lumière du phare du Cap Ferret et elle imaginait des corsaires, des boucaniers vivant dans cette immense forêt qu'elle voit de l'autre côté de l'eau. Munie de sa licence de droit, elle fut admise à l'école de journalisme de Lille. Elle a réalisé son rêve de devenir grand reporter. Elle écumait toutes les zones de guerre afin de dénoncer l’oppression des plus faibles, la dictature, l’innocence dévastée, la soumission des victimes à des systèmes odieux. Elle les a vécu, enfant. Elle sait. Elle a fui Arcachon et son urbanisation inconsciente, ses volets fermés neuf mois sur douze. Tully a posé ses valises à Lège-Cap Ferret, à Claouey. Elle y respire mieux loin du béton. Elle est tombée amoureuse de la Presqu’île, de ses villages et de leur authenticité, qui peine à se faire voir derrière un côté bling-bling donnant à son refuge des airs de station touristique huppée. Parfois, son envie de tourner le dos à ce passé et ce présent en sursis la démangeait fortement. Un seul regard vers le Bassin, aux couleurs topaze, saphir, émeraude, lui faisait oublier cette tentation de Venise. Alors, elle part sur les zones de guerre pour assouvir sa soif de vengeance, en quête d’une quelconque rédemption afin de comprendre l’indicible qui entraîne le monde à sa perte. Bien sûr, c’est une idéaliste, elle en a conscience. Mais pourquoi devrait-elle s’abandonner au fatalisme ambiant et ne rien faire, ne rien dire de ce qui se passe à travers le monde ? C’est vrai, ce serait tellement plus facile. Heureux ceux qui ne cherchent pas à savoir, leurs nuits sont si belles. Mais à quoi servirait une conscience si elle devait rester silencieuse ? Aujourd'hui Tully a été convoquée à Paris, au siège de son journal. En 48h, Tully se retrouvât dans un avion pour le Burkina-Faso, où les tensions s’exacerbaient chaque jour un peu plus. Le Pays des Hommes Intègres s’embrasait sur les ruines d’une paix qui avait pourtant permis à ce peuple travailleur de se projeter dans un avenir plus serein. Encore une fois, déstabilisé par l’extérieur, des innocents payaient le prix du sang. L’ambassadeur de France l’accueillit au pied de l’avion. Samuel Levine semblait très tendu et jetait de fréquents coups d’œil vers les berlines noires sur le tarmac, surveillées par des men in black tout aussi inquiets. Tully eut immédiatement un coup de cœur pour ce diplomate d’un certain âge, aux manières raffinées mais pleines d’assurance. Dans la berline, la discussion s’engageât à bâtons rompus, sur tous les sujets possibles, y compris le Bassin d’Arcachon. La jeune reporter apprit que Samuel était originaire d’Arcachon. Il avait grandi à la Villa Kermaden au Moulleau. Un lieu magique, hors du temps, remplacé aujourd’hui par un immeuble hideux. Ses parents avaient du quitter la Villa Kermaden pour Andernos et jamais il n’avait pu oublier combien il avait été heureux dans cette maison face aux couchers de soleil, aux tempêtes, aux changement de couleurs du ciel et de l’eau. Leur relation devint très vite une amitié complice où chacun se reconnaissait dans l’autre, dans ses espoirs, ses blessures et sa soif d’un monde plus juste. Mais, Tully avait une feuille de route remplie. Elle devait faire un reportage au plus près de la réalité des violences meurtrières attribuées à des djihadistes à la frontière du Mali. L’armée Française, la force Sabre, avait été évincée, manu militari, du Burkina. Tully, son caméraman nigérien Kesch, Samuel et le chauffeur, un touareg du nom de Ahmed, partirent dans les villages du Nord, en 4X4, armés de caméras, de micros et d’appareils photos. Des militaires Français suivaient dans deux autres 4X4 afin d’assurer leur protection. A la frontière entre le Ghana et le Togo, survinrent deux attaques sanglantes. Tully voulut absolument filmer les villageois dont les mercenaires avaient incendié les maisons, kidnappé les jeunes filles et abattu les jeunes hommes. La peur se lisait sur tous les visages. Les enfants se cachaient derrière leur mère, des larmes séchées encore visibles sur leur doux visage aux grands yeux pleins d’incompréhension. Soudain, des 4X4, débouchèrent à toute allure et les tirs de kalachnikovs retentirent. Les mercenaires avaient sûrement appris que l’Ambassadeur et une équipe de tournage venaient dénoncer leurs exactions au monde entier. Samuel, hurla à Tully de remonter en voiture avant que les voitures lancées à toute vitesse n’arrivent à leur niveau. Ahmed, fit démarrer le 4X4 en trombe, suivi des 4X4 des militaires de l’Ambassade mais Tully et Kesch voulaient filmer, à tout prix, les ruines fumantes des maisons. Samuel sortit de la voiture et courut comme un fou chercher la jeune femme et le caméraman. Elle se retournât à l’appel de son nom, Kesch fit demi-tour et ils se précipitèrent tous les trois, vers les voitures, sous les tirs des milices armées. Samuel et Tully sautèrent dans la première voiture. Kesch jeta la caméra sur le siège arrière du 4X4 avant d’être fauché par une balle. Tully poussa un hurlement et voulut descendre afin de sauver son caméraman mais les voitures étaient déjà lancées dans une course folle afin d’échapper aux djihadistes. Elle criait et se débattait. Samuel la serrait dans ses bras, lui murmurait des mots de consolation, lui promettait de toujours la protéger, de ne jamais l’abandonner. Il l’assura de tout faire pour Kesch. Tully pleurait sur ces injustices, ces innocents comme Kesch, fusillés pour avoir voulu livrer la vérité au monde. Elle pleurait sur ces Burkinabés qui n’ont eu d’autre choix que l’exil plutôt que les poteaux d’exécution, comme son père. Elle livrait toutes ses peurs à Samuel comme jamais auparavant elle ne l’avait fait. Le diplomate l’écoutait en silence, soulagé que les djihadistes aient abandonné la poursuite. Tout s’enchaina très vite dès leur retour à Ouagadougou. Samuel prit les choses en main concernant Kesch. Le caméraman avait sauvé les dernières images avant de tomber, sous les balles. Tully passa quelques jours sous la protection de Samuel attentif à la fragilité de la jeune femme. Elle voulait donner sa démission et fuir un monde fait de tant de douleurs auxquelles elle ne pourrait jamais remédier. Tully et Samuel avaient deux expériences parallèles sur le Bassin, distantes de vingt-cinq ans. L’amour du Bassin les unissait, ce petit paradis qui leur avait donné leurs racines et leurs ailes. Un monde disparu puis, par eux réinventé, sous le ciel bleu et la terre rouge du Burkina Faso. Il était temps de rentrer à Paris. Samuel accompagna Tully à l’aéroport de Ouagadougou, Ahmed à quelques mètres derrière eux. Comment expliquer ce qui n’est pas explicable ? Comment définir ce qui est indéfinissable ? Un homme et une femme que vingt-cinq ans séparent, qu’une amitié rare réunit par un hasard mystérieux sous le soleil d’Afrique. Tully serre fortement la main d’Ahmed et le remercie pour toute son aide. Il esquisse un doux sourire et lui souhaite toute la bénédiction d’Allah. Samuel la serre longuement dans ses bras. Il a juré de venir la voir sur le Bassin, après Paris, où il est convoqué, d’ici cinq jours, pour « consultations ». L’avion décolla et laissa dans son sillage la trace d’une amitié à la saveur d’une madeleine de Proust, douce et réconfortante. Tully engrange tous les succès lors de la diffusion de son reportage dédié à Kesch. Que rapportent ces succès au peuple du Burkina confronté à la violence? Rien. Seules, Tully et la chaîne de télévision sortent gagnantes de la souffrance d’un peuple qui vit dans la peur de mourir la minute suivante. Tully a la victoire triste et amère. Tully est rentrée à Claouey. Elle s’est accordée un mois pour réfléchir à sa vie. Elle doutait de vouloir rester grand reporter tant son impuissance pesait lourd sur son âme. Samuel lui avait envoyé un message tôt ce matin pour lui confirmer son embarquement de Ouagadougou pour Paris dans l’après-midi. Bien sûr, ile la rejoindrait pour deux ou trois jours sur le Bassin. Tully avait hâte de le revoir. Elle décidât de rejoindre Arcachon par la route. Avant l’arrivée de Samuel, elle voulait retrouver ses repères au Moulleau. La jeune femme gara sa voiture au parking de l’église de Notre-Dame des Passes et s’installa à la terrasse du café où elle avait passé son adolescence à siroter des diabolos menthe et des cocas. Elle vit le ciel s’obscurcir sur le Bassin, des nuages sombres luttaient pour effacer toute trace du bleu azur sur la surface scintillante de l’eau. Son téléphone vibra sur la table et le numéro de la rédaction s’afficha à l’écran. Tully réprima son envie d’ignorer l’appel. Elle décrocha et écouta son patron sans dire un mot puis elle reposa lentement son téléphone, le regard dans le vague, immobile. Les mots de son patron résonnaient dans sa tête, aussi impitoyables que l’orage en approche. Une attaque a eu lieu sur la route de l’aéroport de Ouagadougou. Un tir de mortier a frappé la voiture de l’Ambassadeur. Aucun survivant. Samuel et Ahmed, son chauffeur, ont été exécutés. Pour eux, pas de droit à l’exil. Le Moulleau s’était vidé, il n’y avait plus qu’elle sur la terrasse, face aux éléments déchaînés. Elle était trempée jusqu’aux os, en état de choc. Les gouttes de pluie se mêlaient à ses larmes. Elle se retrouvait encore seule à affronter l’avenir. Elle avait perdu un ami rare, son alter ego au masculin. Ce genre d’amitié était un doux trésor qu’elle garderait si précieusement qu’elle avait peur de l’oublier. Devant elle, se dressait la Villa Kermaden, intacte, et dans le parc de la Villa, un grand garçon protecteur, tenant par la main une toute petite fille, exilée, au regard déterminé se promenaient, riant et parlant d’avenir. Le soleil pointait le bout de ses rayons, chassant les dernières traces d’un orage aussi bref que dévastateur. Elle reprit son téléphone et confirma à son patron qu’elle acceptait la mission au Mali, pour tenter d’anesthésier toute forme de douleur personnelle. Ses questionnements, ses doutes s’étaient envolés avec les derniers nuages noirs. Elle devait continuer, pour Samuel. Pour Kesch. Pour Ahmed. Elle n’avait pas le droit de fuir encore, de s’exiler à nouveau. Elle n’avait pas le droit de se taire. Elle baisse la tête et regarde ses pieds, toujours engoncés dans des chaussures noires.
Victor DARTENSEY: Le fantôme de Kermaden