Dédé – André Bréhat pour ses prestataires de services- était un adepte de la contemplation et vivre sur le bassin d'Arcachon était une providence. Dédé "officiait" à temps "quand j'ai envie" -il avait horreur des obligations- dans les colonies de vacances du Bassin, ces havres de paix où l'on envoyait les marmots le temps d'un été, histoire de profiter de cette lagune que les habitants considéraient -sans modestie aucune- comme l'annexe du paradis. Quand le temps était trop chaud ou trop nuageux pour profiter d'une balade sur le sentier de littoral, les moniteurs des plus petits faisaient appel à ses services pour animer un atelier -que nous appellerons instructif- dans le but de distraire ces marmousets plus enclins à grimper aux arbres et à chahuter qu'à se tenir tranquilles. Une dizaine de marmots assis en demi cercle autour de lui, s'agitait donc régulièrement sous le tamaris à l'ombre frétillante de la plage de Lanton jusqu'à ce que Dédé fasse son entrée en scène sur le terrain des opérations. Il faut dire que sa tenue inspirait respect et par là même ébahissement. Sa veste d'abord : Extirpée -prétendait-il- du coffre d'un bourgeois lors de la mise à sac d'un galion démâté, elle était toute de velours faîte et d'un vert canard remarquable. Elle changeait de couleurs suivant l'angle de la lumière, rappelant par le fait, la vêture chatoyante du corps des libellules. Galonnée d'or et d'argent, elle maquillait parfaitement la silhouette de notre pirate, dissimulant dans ses plis et replis les imperfections qui le désavantageaient. Il se pensait trop rachitique en vérité et cette veste lui donnait une prestance qu'il appréciait, une carrure qui en imposait même si ce n'était que de l'esbrouffe pour ébahir une assemblée de menu fretin. Et puis ce vert remarquable, semblable à un éclair furtif par moment, marquait la mémoire des bouts de choux, tout autant que sa claudicante démarche. Un pantalon de lin grège, collant jusqu'aux genoux, cachait la jointure de sa jambe de bois cirée de frais dont l'embout caoutchouteux laissait sur le sable une empreinte semblable à celle d'une patte de petit agneau. Oui, il avait une jambe de bois, comme tout pirate qui se respecte. Une béquille callée sous le bras, Dédé l'pirate avançait en chaloupant vers le pouf de corde faisant office de trône que ses "employeurs" avaient l'habitude de lui adjoindre pour sa commodité. Son chapeau et sa plume frémissante complétaient le costume et il avait posé sur son œil droit -des fois c'était sur le gauche, on s'comprend- un bandeau de cuir fauve attaché sur la nuque à l'élastique du catogan emprisonnant sa chevelure d'argent. Les minots, éberlués, se poussaient du coude en rigolant pour les plus hardis ou avalaient péniblement leur salive pour les plus impressionnés. Le regard qu'il jeta à l'assemblée en se laissant tomber sur son trône calma dare-dare les ricanements et agîtements des insolents. Dédé dévisagea chacun des spectateurs en silence et un sourire amical découvrit sa dentition parfaite, agrémentée d'une canine dorée brillant comme une étoile. - Voila voila, commença-t-il. Toi, enchaîna-t-il brusquement en tendant un index inquisiteur vers un des agités qui se figea derechef. C'est quoi ton prénom ? - Marcelin, répondit l'interpellé en se tassant un rien. - Tu viens d'où ? - De Bordeaux. - Okay, approuva le pirate, en se caressant la barbe. - Et toi ? - Lucie, je viens de Blagon, bafouilla la marmotte en tortillant une de ces bouclettes brunes. Il passa ainsi de l'un à l'autre, sa mémoire fantastique lui permettant de retenir chacun des prénoms des minots réduits au silence et leur "provenance" -si l'on peut ainsi dire. Quand il eut terminé son inventaire, il se frappa le torse en disant : - Moi c'est Dédé. Dédé l'Blafard. Oui Léonie ? enchaina-t-il alors qu'une minuscule poussinette, blonde de cheveux et dorée de peau, ouvrait la bouche en levant l'index comme à l'école. - C'est quoi que ça veut dire lblafard Dédé ? Il sourit. L'enfance a de ces raccourcis qui font que l'on passe de l'autorité affichée par un inconnu à la familiarité qu'un sourire engendre, naturellement. - Tu vois la couleur de ta peau ma caille ? Regarde la mienne, dit-il en posant un doigt sur sa joue pâle. Blafard, c'est quand ta peau est plus blanche qu'un yaourt au lait. Tu vois ? - T'es malade ? interrogea Basile, sans doute confronté aux aléas de la vie. - Non. Vous voyez ma jambe de bois ? Les marmots acquiescèrent. - Et bé, dans ma jeunesse, j'étais pirate. Un jour, nous étions en approche pour aborder un navire marchand que nous pensions plein d'or et de bijoux. Ça canonnait, ça criait, ça tirait de tous les côtés bonded'là. Un boulet d'canon, nom d'un ptit bonhomme, m'a arraché l'mollet et je suis tombé à la baille. Je ne dois d'être en vie qu'à un dauphin qui m'a ramené sur la terre ferme en m'tirant par l'autre patte. J'ai perdu presque tout mon raisiné les amis et jamais j'ai pu récupérer tous mes globules. Du coup, bin chuis resté pâle comme vous l'voyez. D'où mon surnom. Muets, les yeux comme des soucoupes, les enfants se regardaient entre eux, se demandant muettement, si ce que leur racontait Dédé était du lard ou du cochon. - Et ton œil ? s'enquiert Martin, premier à reprendre ses esprits. L'Blafard balaya la question d'un revers de main impatient. - Plus tard, on est là pour parler du Bassin d'Arcachon. J'y suis né, ma famille aussi. Et... Et derechef, il largua les voiles et navigua, entre Pyla et Le Ferret, les yeux -enfin l'œil- noyé d'émotion. Il parla des parcs à huîtres du Banc d'Arguin, longue écharpe dorée déployant sa blondeur au gré des marées. - Qui qu'aime les huîtres ? interrogea-t-il en matant l'assistance. Quelques mains timides se lèvent, très peu en fait. Il toussota. Ok, faut pas insister. Il évoqua Arcachon et ses quartiers -quatre- qui se partagent les saisons du calendrier comme les gourmets se partagent un beau plateau de fruits de mer. Printemps, été, automne, hiver, les saisons se côtoient et se frôlent au gré des balades dans cette ville aux mille facettes. - Qui qu'aime les crevettes ? demanda-t-il -surement inspiré par le vent salé qui vint frôler la plume de son galurin et les poils de son nez. Toutes les mains se lèvent. - Moi, mais faut que maman me les dépiaute, affirma Hippolyte, autrement, j'en mange pas. Hochements de tête unanime des mioches présents dans l'hémicycle. - Tu parles de pirates, bougonna Dédé dans sa barbe. Bref. Il évoqua, dans la foulée, Pyla la belle et sa blondeur mouvante, que certains grimpent en ahanant et que d'autres dévalent en rigolant. Il parla des bulles multicolores des amoureux des courants d'air, voletant au dessus des pins verts et du sable doré de son épaule douce, pendus à leur aile comme des marionnettes. Il causa des sept ports de Gujan-Mestras, où prétendit-il, "de son temps" les pirates venaient se réfugier pour échapper aux canonnades de leurs ennemis. Il conta Audenge et sa piscine d'eau de mer, le domaine de Certes et ses chemins bordés de pruneliers, ses prés verdoyants où paissent les moutons et les vaches. Andernos et sa jetée avançant dans le Bassin comme la langue d'un caméléon. Les cabanes tchanquées, perchées sur leurs pattes grêles, posées devant l'île aux oiseaux comme des maisons de poupée vues du ciel. - Sur l'île aux oiseaux, prétendit-il, un corsaire, Calicot Jack pour ne pas le nommer, a enterré un trésor. Plein l'ont cherché, personne ne l'a trouvé. Les yeux des petits se mirent à briller davantage. Un trésor ! de quoi enflammer les imaginaires les plus débridés. Il évoqua Le Canon -en vitesse, le nom lui rappelant de mauvais souvenirs- l'Herbe, ses ruelles étroites bordées de logis colorés, Piraillan, Petit Piquey, Grand Piquey, le Cap Ferret au nez duquel les passes bouillonnent en jabot de dentelle. Les marmots, fascinés, écoutaient l'orateur parler avec amour de son Bassin, de ses villages essaimés sur le cordon littoral comme les perles d'un collier, de leur flamboyance quand la nuit tombait, des tempêtes balayant les cieux de leur colère de feu, du vent dans les pins, de l'air embaumant le sel et l'iode. Ses mains dessinaient les rondeurs des dunes, les aplats des sentiers ceignant les bords de plages, le vol planant des mouettes. Sa veste chatoyait comme un joyau dans la lumière ocellée du tamaris. Quand il terminait son récit, le silence qui suivait était encore du Dédé l'Blafard. Ne s'entendait que le vent bruissant dans la chevelure hirsute du tamaris, poinçonné par les criaillements rigolards des mouettes. Mâtés les minots... Les moniteurs qui s'étaient approchés pour récupérer leurs ptits lardons, devaient frapper dans leurs mains pour les arracher à leur rêverie. Dédé, aidé -bin oui, c'est comme ça- par deux âmes charitables, retrouvait alors la station et disparaissait comme il était arrivé, par enchantement. Personne ne savait où il logeait ni comment il se déplaçait. Certains suggéraient que son navire volant était arrimé à un nuage et qu'il descendait au local d'entretien -dont lui seul avait un pass- grâce à une nacelle. En vérité, il arrivait au volant d'une pétrolette spécialement aménagée, vêtu d'un jogging dissimulant sa jambe de bois et il se transformait en Dédé l'Blafard à l'abri des regards, jaillissant du local pile à l'heure prévue. Pour tout vous dire, il avait élu domicile dans une anse du bassin lors d'une grande marée ayant découpée une échancrure de plus dans le profond des sables, et, aidée par un vent d'enfer la poussant au cul comme un amant désirant très fort sa maîtresse, sa pinassote avait succombé, là, entre rocs et vase, sa voile jetée bas avec empressement par ce coquin pressé. Telle l'arche de Noé sur le Mont Ararat, elle chaloupait maintenant devant une digue aux pierres cyclopéennes. Une armée de petits piquets - pinqués là pour retenir la vase - offrait à notre Dédé une passerelle précaire et fort glissante sur laquelle il sautillait habilement malgré sa jamb' de bois. Sa vieille pinasse échouée gîtait lors des grandes marées, quand l'océan reprenait ses droits avec l'aide de Madame la Lune. Il avait bien essayé de la caler lors de son échouage mais, malgré tous les soins apportés à ses tentatives pour la maintenir d'équerre, la vase dans laquelle elle était accafouie était aussi mouvante que le sable dans les passes du Cap et certains jours, il se réveillait entre plat bord et plancher, ayant chu de sa couchette lors d'un abordage trop violent. Tous les soirs, en toutes saisons, par tous les temps, L'Blaffard posait son corps déglingué sur un rouleau de cordes tissé en pouf douteux, lui même posé à l'abri de la voile tendue en baldaquin et, la pipe au bec (car tout pirate se doit de fumer la pipe n'est ce pas ?), un ‘bouteille de rhum à portée de paluche, assistait en connaisseur à l'agonie du jour... Et là... Il regardait... Posée sur l'infiniment lointain, la pupille de feu du géant en train de s'assoupir. La paupière de cet œil se parait alors d'éclats mandarine, de bleus cobalts ardents et de verts malachite piquetés d'amandon... Le pinceau de l'artiste dérobait – au creux de quelque coquille desséchée- ce roux d'or fané qui fît Eldorado et en parsemait les sequins sur l'horizon tendu d'organdi. Il souriait alors et sa canine brillait comme une étoile. Il s'abîmait aussi dans le levé du jour. La lumière caressait alors le bassin, plus perlée, plus douce, nimbée d'une tremblante délicatesse. Une apparente fragilité dont Dédé appréciait le leurre comme il se devait. Il savait alors que la paupière allait se relever, lentement et que s'allait évaporer la brume qui cachait encore un peu le bout des seins de sa maîtresse. Arcachon, le Cap Ferret, les terres ultimes enserrant son cher Bassin. Les petits piquets ressemblaient alors à une armée de gnomes chevelus partant à l'assaut de la boue, les pierres de la muraille soupiraient d'aise et les faux cotonniers secouaient leur chevelure hirsute satinant l'air d'un voile de mariée. Les jours de grandes marées, quand l'eau avalait rocs et gnomes, il revêtait son costume de scène et s'adonnait à un rite spécial dont lui seul savait la signification. Le spectacle qu'il offrait alors tenait de l'admirable... Tenant d'une main visée sur son crâne un gigantesque galurin dont les plumes chamarrées palpitaient comme un oiseau fébrile, il gambadait avec grâce, les pans de sa veste battant comme des ailes, héron au pas long bec emmanché sur deux pattes dont une grêle et regagnait la grève où s’imprégnaient, en intaille, sa semelle dentelée et son sabot d'agnelet. Là, il étendait large ses bras, puis saisissait son chapeau et en caressait les arbrisseaux, le sable, l'écume frôlant le sentier sur lequel il s'agitait. Cette "cérémonie" durait le temps de lui mettre la sueur au front. Ensuite, il se calait à la coque envahie d'algues vertes et de coquillages de sa pinassote et reprenait son souffle, murmurant, semblait-il, en guise de remerciement, une prière entrecoupée de clins d'œil adressés, surement, aux Êtres invisibles qui peuplaient ses rêveries. Ce personnage hors du commun disparut un jour sans laisser de traces. Son logis flottant aussi. A croire que Dédé l'Blafard avait largué les voiles pour un autre paradis. Parfois, les admirateurs du couché de soleil sur son beau Bassin aperçoivent, furtivement, un pan de la veste chamarrée de cet amoureux pulsant sur l'horizon. Le rayon vert, c'est lui, Vénus, sa canine dorée quand il sourit.
Clotilde HERAULT: Le rayon vert
(La fille de Sindbad le marin au pays d’Arcachon) Dans les premiers jours de l’année 1851, une grosse tartane à voile latine remontait la côte de l’ancien pays wisigoth. Alors que le navire louvoyait au large de ce qui deviendrait plus tard Arcachon, et qui n’était alors qu’un hameau de pêcheurs pilleurs d’épaves, le vent forcit brutalement. À la nuit tombée, une tempête assaillit le malheureux navire. Parmi les marchands qui étaient à bord, une jeune fille prénommée Alma, effectuait son premier voyage. Elle s’était décidée à partir sur les traces de son père, Sindbad, le célèbre marin qui avait fait fortune au cours de plusieurs voyages extraordinaires. Suivant son exemple, Alma avait affrété un bateau, en s’associant avec d’autres négociants. Le vent se déchaîna pendant la nuit. L’eau froide se déversait sur le pont, arrachant tout ce qui n’était pas solidement arrimé. Au matin, les vagues s’aplanirent et le capitaine fit mettre en panne pour effectuer les réparations nécessaires. Heureusement, on ne décela aucune avarie importante. L’équipage s’activait à tout remettre en ordre, quand la vigie aperçut une île vers laquelle le navire dérivait. Il fut décidé que les passagers débarqueraient pour se reposer un moment. Le capitaine ajouta les fauteuils de sa cabine et quelques fagots de bois restés secs pour faire un feu. Tous tremblaient de froid. Alma débarqua avec les autres marchands. Elle portait une tunique de soie, une longue jupe sur des pantalons serrés aux chevilles, et enfin une veste de levantine brodée. Un bonnet en fourrure retenait ses longs cheveux noirs. Son visage exprimait une réserve naturelle, parfois sévère, adoucie par son sourire. Pendant le voyage, elle avait renoncé à souligner ses yeux de khôl, utilisant seulement un baume clair pour se protéger du soleil. Outre sa langue maternelle, elle parlait couramment le castillan ainsi que le gascon, qui est le basque primitif. Autour du cou, un petit sac de cuir renfermait ses lettres de commerce. L’île n’était pas très grande, recouverte de gros coquillages et de goémon, le sol rugueux, presque noir. Le bateau resta à proximité pour terminer les réparations, on s’employa à allumer le feu et bientôt debelles flammes s’élevèrent au-dessus de l’île. Alors que les marchands, regroupés autour du foyer, commençaient à se réchauffer, le sol se mit à trembler et à bouger en tous sens. Bientôt, l’île disparut sous la mer dans un grand bouillonnement d’écume. Alma comprit immédiatement ce qui se passait, car pareille aventure était arrivée à son père. L’île était en réalité un gigantesque cachalot endormi, le feu allumé sur son dos l’avait réveillé et il était furieux. Tous se retrouvèrent dans l’eau. Alma crut se noyer, heureusement elle réussit à s’agripper à un fauteuil qui flottait à côté d’elle. (C’était le fauteuil du capitaine) Elle resta ainsi un moment terrorisée dans les tourbillons. Les marchands, qui ne savaient pas nager, disparurent rapidement. Toujours accrochée au fauteuil, Alma attendit, espérant que le bateau la recueille. Malheureusement, il s'éloignait à toutes voiles, fuyant la colère du monstre. Le cachalot revint, dispersant à grands coups de nageoire les débris qui flottaient encore, et ouvrant sa gigantesque gueule, avala tout rond Alma et son fauteuil. Elle fut emportée comme dans un toboggan le long de l’immense œsophage. La chute dura si longtemps qu’elle pensa mourir noyée dans ce torrent d’eau salée. Elle tourbillonna, tantôt la tête vers le bas, tantôt vers le haut, dans une spirale infernale qui lui fit perdre ses sens. Elle ne savait plus où elle était, il lui sembla que cela ne s’arrêterait jamais. Puis enfin, elle arriva dans une vaste cavité remplie d’eau de mer. Rapidement, le niveau diminua, elle put enfin respirer. À deux reprises, l’eau envahit de nouveau la cavité, en une douche froide qui la suffoqua. Elle fut heurtée violemment par plusieurs objets qui l’assommèrent presque. L’eau disparut de nouveau. Alma resta un long moment immobile, haletante, assise au fond de ce qui ressemblait à une grotte. Elle percevait le grondement régulier du sang dans les artères du cachalot. Elle comprit qu’elle se trouvait, comme Jonas, dans l’estomac de la bête. Puis, elle se rendit compte qu’elle y voyait presque parfaitement. Les parois de l’estomac émettaient une douce lumière verte, elles étaient tapissées de plancton, des millions de minuscules organismes luminescents, avalés avec l’eau et qui se fixaient là, créant une étrange atmosphère. Grâce à cette lueur, Alma put examiner l’immense estomac. Vers le haut, l’obscurité occultait l’orifice d’arrivée. Vers le bas, le sol s’inclinait dangereusement vers les profondeurs du gigantesque animal. À côté d’elle gisait le fauteuil du capitaine. Comment sortir de ce piège ? Elle résolut d’en faire le tour, en prenant soin de ne pas glisser vers les sombres entrailles où elle serait inexorablement digérée. Apercevant sur le sol une veste de drap, elle s’en saisit et retira d’une poche une bourse de cuir. Déliant le lacet qui la fermait, elle découvrit un trésor de pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes, saphirs. Elle referma la bourse et la glissa dans le sac qu’elle portait toujours autour du cou. Après avoir fait un tour complet de l’estomac, elle revint s’installer dans le fauteuil, ne voyant aucune possibilité de s’échapper de ce gouffre vivant. Soudain, il se produisit un cataclysme. Le sol se souleva brutalement à plusieurs reprises, elle fut projetée vers le plafond, se retrouva dans le boyau de l’œsophage, et avant d’avoir compris ce qui se passait, elle barbotait dans l’eau l’océan, alors que le cachalot s’éloignait : il venait de régurgiter l’intérieur de son estomac, le fauteuil flottait à côté d’elle, elle s’y agrippa, et aperçut, toute proche, une terre, authentique celle-là. Entraînée par le courant, elle voguait bientôt, installée sur son fauteuil, au milieu d’une tranquille baie. Une heure plus tard, elle abordait sur une plage. Elle était sauvée. Elle s’enfonça vers l’intérieur, le sol était recouvert d’herbes des rivages, arméries, ajoncs, centaurées aux fleurs bleues. Elle sentait le parfum des immortelles des dunes, à l’odeur de curry. Depuis une petite dune couverte de pins maritimes aux formes étranges, tordus par le vent, elle aperçut un troupeau de dromadaires qui paissaient tranquillement. Cela ne la troubla pas, venant d’un pays où cet animal est commun. Au pied de la dune, dans une combe à l’herbe verte, elle découvrit une source. Une fois désaltérée, elle retrouva tout son courage et son optimisme. Elle s’éloigna du rivage à travers les dunes, espérant trouver une présence humaine. Un peu plus loin, elle aperçut la haute tour d’un phare. La contrée semblait pourtant déserte. Fatiguée, elle finit par s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin qui constituait le sol, et s’assoupit. Un peu plus tard, comme elle rêvait dans la tiédeur de l’après- midi, elle sentit une présence : immobile, une petite chèvre l’observait. Alma s’approcha lentement et vit que la chèvre portait des cornes et des sabots en or. La chèvre soudainement s’enfuit. Elle fit en vérité quelques dizaines de mètres, se retourna pour regarder Alma puis repartit tranquillement, l’invitant ainsi à la suivre. Elles arrivèrent au bord d’une petite rivière. Elles longèrent la berge fleurie, puis la chèvre partit en trois bonds quelques mètres devant, frappa vivement le sol à trois reprises de ses sabots d’or en regardant de nouveau Alma, et s’échappa définitivement. Alma continua seule à suivre la rivière sans plus se préoccuper de la chèvre et arriva bientôt devant un pont. Au loin, elle aperçut un village. Arrivé à ce point de ce récit, il me faut raconter, pour la bonne compréhension de la suite, l’histoire de cette chèvre et la légende qui l’accompagnait. Il se disait qu’une armée avait traversé la région il y a plusieurs siècles, fuyant les troupes des guerriers Francs. Leur chef voyant qu’ils ne parviendraient pas à s’échapper décida de cacher son butin, dans l’espoir de venir le récupérer plus tard. L’essentiel de ce butin était constitué d’une chèvre en or massif, ce qui faisait qu’on parlait du trésor à la chèvre lorsqu’on l’évoquait. La légende disait qu’il était toujours caché dans les environs, non loin d’une rivière. Il se disait aussi que la personne qui le découvrirait serait guidée par une chèvre aux sabots d’or. Personne n’ayant jamais vu cette chèvre, on n’y croyait pas vraiment. Avant d’arriver au village, Alma s’arrêta dans une auberge à quelque distance de celui-ci. Elle était épuisée et grelottait dans ses vêtements humides. Après un bon repas, elle se retira dans sa chambre. Malgré la fatigue, elle voulut explorer plus en détail le contenu de la bourse trouvée dans l’estomac du cachalot. Elle recelait un trésor en pierreries, ainsi qu’un petit objet parallélépipédique, brillant, de quelques centimètres, qu’elle n’avait pas découvert la première fois. Intriguée, elle le prit dans ses mains, essayant de découvrir s’il ne s’ouvrait pas par quelque dispositif secret, et le caressant des doigts, eut la surprise de voir apparaître au milieu d’une fumée blanche le visage effrayant d’un génie. – « Je suis le génie qui vit dans cet objet, j’y vis aujourd’hui même, et j’y vis aussi dans le futur, car je suis immortel. Ma maison s’appelle une clé USB. Sache qu’elle peut contenir autant de savoir que la bibliothèque d’Alexandrie. Quand les temps seront venus, les humains découvriront cet objet, et peut-être en feront-ils bon usage ? Je m’appelle GAFAM puisque tu m’as sauvé de l’engloutissement au fond de l’océan, je suis à ton service. Si tu as besoin de moi frotte la clé du bout des doigts, j’apparaîtrai, et toi seule me verras, je te demanderai ce que tu désires et tu me diras : « Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. » Puis, le génie disparut. Alma, d’abord effrayée, décida rapidement que sa situation n’était pas si mauvaise. Elle possédait le trésor du petit sac de cuir, et maintenant le génie. Elle n’était pas étonnée de sa présence dans la clé, car elle habitait Bagdad où les génies ne sont pas rares. On pouvait en rencontrer dans les vases anciens ou les lampes à huile. Elle s’endormit paisiblement. Elle repartit tôt le lendemain. Après quelques heures, elle s’arrêta un moment à l’ombre d’un pin et frotta la clé du bout des doigts. Aussitôt, GAFAM apparut, il avait vraiment l’air terrifiant ! Il lui dit : « Je suis à ton service, que désires-tu ? » Alma répondit: « Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. » « Retourne sur la plage où j’ai accosté, tu trouveras le fauteuil du capitaine caché dans les herbes, tu l’installeras sur le dos d’un des dromadaires dont tu rendras le pelage tout blanc et tu me les porteras. Tu me procureras également une ombrelle, car malgré l’hiver, le soleil est ardent. En un instant, GAFAM réalisa ses ordres. Elle dit ensuite : « Je veux que tu m’instruises sur cette chèvre aux sabots et aux cornes d’or ». Elle découvrit alors la légende de la chèvre et surtout l’emplacement du trésor que le génie lui révéla. Un peu plus tard, installée sur le dos du dromadaire blanc, tenant d’une main son ombrelle, Alma fit son entrée dans la bourgade d’ARES. Or nous étions le neuf janvier 1851, le village était en fête. Sur la grande esplanade, au pied d’un moulin à vent, une immense table était dressée, décorée de fleurs, pour un banquet républicain. Partout, les gens riaient, s’interpellaient, chantaient. Que s’était-il donc passé ? Le préfet du département avait signé le jour même le décret faisant des bourgs d’Ares et d’Andernos deux communes indépendantes. Sur une estrade, le premier maire d’ARES, Pierre Pauilhac, commençait son discours devant les notables et l’ensemble des habitants quand Alma fit son apparition. Jacques Hazera, maire d’ANDERNOS, venait de terminer le sien. L’effet fut extraordinaire : l’on vit apparaître le dromadaire blanc, avançant de son pas majestueux. Installé sur son dos, un grand et large fauteuil revêtu de velours rouge, et sur ce fauteuil, tenant d’une main une ombrelle blanche, Alma rayonnante. Pierre Pauilhac en laissa tomber son texte. D’ailleurs, tout le monde se désintéressa de lui pour entourer Alma et sa monture. Elle dut raconter en détail son aventure, mais ne parla évidemment pas du génie ni de ce qu’il lui avait appris sur la chèvre aux cornes d’or. Le maire déclara qu’elle serait la première citoyenne d’honneur de la nouvelle commune. Chaque habitant voulut l’inviter. Ares était situé sur le rivage d’une grande baie abritée (que l’on appelait le Bassin) où l’on pratiquait la culture et la récolte d’huîtres. Un jour, un pêcheur l’invita à participer à une journée sur son élevage d’huîtres. Alma avait découvert le goût délicieux de ces coquillages, naturellement totalement inconnus à Bagdad. Ils se dégustaient accompagnés du vin blanc de la région et elle en était très friande. La veille de la sortie sur l’eau, Alma pensa qu’elle ne pouvait garder plus longtemps son trésor dans le petit sac pendu à son cou, elle conserva seulement un gros diamant puis frotta du bout de ses doigts la clé USB. Aussitôt GAFAM apparut, il avait vraiment l’air terrifiant ! Il lui dit : « Je suis à ton service, que désires-tu ? » Alma répondit: « Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. » - Tu vas cacher mon sac de pierreries au même endroit que le trésor de la chèvre. Je récupérerai le tout plus tard. Le lendemain, Alma embarqua sur un petit bateau, qu’on appelait une pinasse, qui avançait à la voile et aux avirons, pour une journée sur l’eau. Bien que l’on soit au mois de janvier, le soleil brillait, il faisait fort chaud. Alma laissa sa veste sur un banc de la barque et participa à marée basse, aux travaux de collecte des huîtres. Le soir venu, exténuée, elle s’endormit sans dîner. Le lendemain matin, elle s’aperçut que la clé USB n’était plus dans la poche de la veste. Avec le pêcheur, ils fouillèrent en vain la barque, la clé resta introuvable, vraisemblablement tombée à l’eau. Elle se consola de cette perte, il lui restait le diamant, et surtout elle savait, grâce à GAFAM, où était caché le sac de pierreries ainsi que la chèvre d’or. Elle regretta beaucoup le bon génie, si effrayant et si gentil, qu’elle aurait aimé présenter à ses amies de Bagdad. Il lui fallait songer à rentrer chez elle. Après avoir pris congé de ses hôtes, elle partit un matin, juchée sur le fauteuil, lui-même installé sur le dromadaire blanc, pour de nouvelles aventures. Avait-elle pu récupérer le trésor ? Depuis, la vie a continué à ARES et au pays d’ARCACHON. La légende de la chèvre aux cornes et sabots d’or est encore connue de quelques personnes et quelque part au fond d’un estey, attend le bon génie... (Extrait d’un manuscrit daté de 1851, découvert à l’intérieur d’une bouteille sur la plage des Quinconces.)
Alain VARGAS: Le voyage d'Alma
Le carrelet descendait très lentement. Dès qu'il toucha la surface de l'eau, le plus athlétique des deux garçons ralentit encore son geste afin de ne pas risquer delaisser s’échapperce qui reposait au fond du filet : des étrilles écrasées, attrapées le matin même sur les rochers. Un excellent appât qui portait ses fruits : unevingtaine d’éperlans frétillaient déjà au fond du seau. Concentré dans sa tâche, il sursauta brusquement. Une femme se tenait debout près de lui. Penchée sur la balustrade de la jetée de Bélisaire, elle regardait le carrelet s'enfoncer dans l’eau. Elle resta ainsi quelques minutes, se redressa, fixa un instant les deux jeunes pêcheurs derrière ses gigantesques lunettes de soleil puis, sans un mot, fit demi- tour laissant échapper une espèce de ricanement. Interloqués, les garçons suivirent du regard sa longue silhouette, toute de gris vêtue, qui s'éloignait, d'un pas hésitant, en direction des bateaux-navettes reliant le Cap Ferret à Arcachon ou au Moulleau. « Encore une Parisienne qui n'a jamais vu autre chose que des poissons panés ! » se moqua le benjamin d'un air dégouté. « Pire, elle doit être végan ! » assena-t-il avec conviction. « Ôtes-moi d'un doute ! C'est bien toi qui habites Saint-Ouen et qui es arrivé hier par le TGV ? » le questionna l'autre, goguenard. Riant comme des bossus, ils se remirent à pêcher se fixant la mission de rapporter suffisamment de poissons pour le dîner du soir tout en occupant avec délectation leurs premières journées estivales. Les deux ados adoraient se retrouver ainsi lors des vacances qu'ils passaient chez leur grand-mère au Cap Ferret. Jean habitait la banlieue parisienne, tandis qu'Arnaud, pur Arcachonnais, avait l'insigne avantage d'être le « régional de l'étape » et de connaître le coin comme sa poche ! Dès le lendemain matin, marée oblige, alors qu'ils installaient leur attirail, quelle ne fut pas leur surprise de voir la dame se diriger vers eux. Même tenue grise, même lunettes, même démarche incertaine. À la différence de la veille, elle leur adressa la parole. - « Bonjourrrr les garrçons, je peux vous poser une question ? » demanda-t-elle d'une voix chantante, roulant les R telle une palombe. Sans attendre leur réponse, elle continua : « Je vois que vous venez ici tous les jourrrs, connaissez-vous des hommes qui font de la moto surrr l'eau ? » Tout en parlant, elle avait ôté ses lunettes découvrant des yeux immenses, légèrement en amande et d'un gris chatoyant. Totalement sous le charme, Arnaud resta silencieux tandis que le gouailleur parigot n'hésita pas : « Vous voulez dire des jet-skieurs ? » corrigea-t-il. « Ah oui, c'est vrrrrai, vous appelez ça comme ça...jet-skieurrrrr » murmura-t-elle. Elle était dotée d'une curieuse bouche en canard avec une sorte de sourire permanent. « Encore une qui a succombé à la chirurgie esthétique ! » supposa Jean, prompt à la critique. Reprenant ses esprits Arnaud répondit enfin : « Oui. Il y a beaucoup de scooters des mers sur le Bassin. Pas très loin dici, le club du Canon, juste derrière la mairie, organise des randonnées. » - « Ah merrrrci, vraiment trrrès intérrressant mais c’est quand même un peu dangerrreux, non ? s'inquiéta-t-elle soudain. Il doit y avoirrr des accidents ? » - « C'est certain, il faut faire très attention à ne pas aller trop vite, les vagues sont piégeuses, et aussi les dauphins. » - « Les dauphins ? » réagirent en chœur Jean et la femme. - « Souvent, lors des balades à jet-ski, des dauphins ou des marsouins rejoignent le groupe et s'amusent à plonger autour d'eux, ça peut déséquilibrer l'engin » expliqua Arnaud. - « Au revoirrrr ! » interrompit la femme qui, semblant soudain essoufflée, se précipita vers le bout du débarcadère. - « Waouh, elle est trop belle ! » s'émerveilla Arnaud en la suivant du regard. - « Waouh, elle est trop chelou ! » l'imita aussitôt Jean en se détournant pour s'occuper du carrelet. Repensant à la conversation, il demanda à son compère s'il connaissait le responsable du club en question : « Ce serait assez génial d'aller nager avec les dauphins ! J'en rêve ! » - « Je sais qu'il s'appelle Joël Martin. J'ai dû le croiser une ou deux fois. On m'a parlé de lui il n'y a pas très longtemps, je ne me souviens plus qui... ni à propos de quoi d'ailleurs ! » - « Ah ben ça c'est de l'information ! Je croyais que tu connaissais tout le monde ici ! Tu pourrais te renseigner un peu, faire ami-ami avec lui, il nous invitera peut- être à aller un jour en randonnée nautique. » Histoire de le motiver, Jean ajouta, moqueur : « Comme ça, si la belle Russe revient tu auras un prétexte pour l'aborder !» - « Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle est Slave ? maugréa Arnaud un peu agacé. Elle pourrait aussi bien être Espagnole, Portugaise, Brésilienne, pourquoi pas Italienne ou même Égyptienne ! » Infatigablement, chaque fois que la marée était favorable, et tant que leur grand- mère ne se lassait pas de leur cuisiner une friture d'éperlans, ils partaient pêcher à Bélisaire, Arnaud espérant secrètement croiser « son amoureuse » comme l'appelait Jean ! Et à chaque fois, quel que soit l'horaire, elle était là.Dès qu'elle les apercevait, elle les rejoignait avec sa drôle de démarche chaloupée et engageait la conversation d'une voix mélodieuse, les questionnant sur le Bassin, les bateaux, les horaires de marée, ce que devenaient les poissons qu'ils pêchaient... Intrigués, ils tentaient bien de savoir ce qu'elle faisait là mais elle restait vague disant qu'elle attendait quelqu'un, qu'ils s'étaient donnés rendez-vous sur la jetée mais qu'elle ne savait pas précisément quand, donc elle venait tous les jourrrs, gardant espoirrrr. Elle pensait qu'il viendrrrait avec sa moto de merrrr... Ou alorrrs, peut-êtrrre devait-elle aller à sa rencontre surrr l'eau ? - « Ah, c'est pour ça qu'elle se renseignait sur le club de jet-skis » pensa Arnaud, un peu jaloux. Les jours suivants, la météo étant favorable au surf, les garçons se rendirent à vélo côté océan où de belles vagues étaient annoncées au spot de la Torchère. Ils s'éclatèrent pendant des heures, ivres d'iode, de soleil et de mer. Ils en auraient presque oublié la mystérieuse étrangère si, sur le chemin du retour, au sommet de la dune ils n'avaient croisé le fameux Joël Martin. Très grand, des épaules de déménageur, des cheveux blonds presque blancs qui contrastaient avec sa peau tannée par le soleil, le gaillard était assez impressionnant. En voyant Arnaud, il l'interpella d'un air narquois : « Salut gamin ! Alors, comment va ta grand-mère ? Toujours folle de moi ? » N'attendant aucune réponse, il éclata d'un rire sarcastique et poursuivit son chemin vers la plage. Sidéré, Jean s'écria : « Il s'est passé quoi, là ? Qu'est-ce que c'est que cette remarque sur Mamie ? » Un peu gêné, Arnaud allongea le pas : « Viens, dépêche-toi, je vais t'expliquer. » Ca y est, il se souvenait ! Comment avait-il pu zapper cette affaire ? Leur adorable grand-mère était une fervente militante écologique. Elle suivait avec attention tout ce qui pouvait concerner le Bassin d'Arcachon, son environnement, sa préservation. Elle était membre de la Ligue de Protection des Oiseaux et de plusieurs associations de défense des fragiles écosystèmes locaux. Et... elle menait une guerre ouverte contre les jet-skis dont elle estimait qu'ils étaient une véritable nuisance pour la biodiversité, la faune, la flore, doublée d'un réel danger pour les baigneurs. Son dernier fait de guerre : lancer une pétition afin de les interdire dans toute la lagune ! Arnaud exposa la situation à Jean qui tombait des nues. - « Je savais que Mamie rageait quand on laissait couler l'eau, qu'elle était très pointilleuse sur le tri de ses déchets et qu'elle compostait ses épluchures au fond du jardin, mais j'étais loin d'imaginer un tel engagement. J'ai l'impression que ma balade « dauphinautique » est mal barrée... Ils profitèrent du dîner pour questionner leur grand-mère qui ne se fit pas prier et leur raconta sa haine des jet-skis et sa fierté d'avoir d'ores et déjà rassemblé plus de 5 000 signatures. - « Ah, je comprends mieux pourquoi Joël Martin ne te porte pas dans son cœur ! » s'esclaffa Jean. - « Joël Martin ? Vous l'avez vu ? Ah, ne me parlez pas de cet assassin écologique ! » rugit la vieille dame. Sidérés de sa réaction, ses petits-fils la pressèrent de s'expliquer. Une dizaine de jours plus tôt, au sortir d'une soirée très arrosée, le moniteur aurait emmené une bande de copains faire une virée au pied de la dune du Pilat leur faisant miroiter de s'amuser avec les dauphins. L'alcool leur donnant du courage, ils étaient partis à la seule lumière de la lune, bravant la houle et l'interdiction de naviguer la nuit. À leur arrivée les dauphins étaient bien au rendez-vous, prêts à jouer avec les jet-skis. Sauf qu'en fait de jeu, les ivrognes n'avaient rien trouvé de mieux que de viser et de percuter les cétacés... Bilan de cette monstrueuse soirée, les cadavres mutilés de plusieurs dauphins avaient été retrouvés au bord de la plage de la Corniche. Témoins de la scène, des campeurs avaient prévenu la gendarmerie maritime qui, le temps d'arriver, n'avait pu que constater le désastre sans trouver aucune trace des auteurs. L'un des témoins s'était empressé de filmer la scène mais la nuit empêchait de discerner les jets-skieurs et leur monture. Pourtant un indice avait amené les gendarmes à interroger Joël Martin : sur la vidéo on distinguait nettement la tête du chef de la horde arborant une belle touffe de cheveux blonds/blancs... En entendant cette histoire, les deux cousins étaient horrifiés. - « Je vous raconte ce que l'on m' rapporté, ajouta la vieille dame, vous devriez appelervotreonclePhilippe.Ilaccepterapeut-êtredevousenrévélerdavantage. » Sans attendre, ils repérèrent sur Internet un article récent sur les dauphins retrouvés morts au pied de la grande dune. On n'y mentionnait pas les jet-skieurs, en revanche était servie l'habituelle rengaine sur des blessures dues aux filets de pêche. Dès le lendemain ils contactèrent leur oncle, gendarme à Lège, pour tenter de démêler le vrai du faux. Celui-ci leur confirma les faits mais avoua que l'enquête en cours stagnait. Ils avaient bien interrogé Joël Martin pourvu d'un alibi en béton : il avait passé la soirée chez lui avec des copains et, évidemment, chacun d'eux confirmait l'alibi de l'autre. Méticuleusement les jet-skis du club avaient été examinés par les policiers mais, alors que certains étaient endommagés, aucune marque ou fibre suspecte ne permettait de les incriminer. Soudain, Arnaud pensa à sa belle inconnue. Elle qui voulait partir à la recherche de son « chéri », il fallait absolument la prévenir de ne pas faire appel à ce potentiel criminel. Il enfourcha aussitôt sa bicyclette tandis que Jean l'interpellait : « Mais la marée n'est pas bonne, on ne va rien attraper à cette heure-ci ! » - « Viens, suis-moi vite ! » Tout en pédalant avec ardeur, son cousin lui fit part de son inquiétude qui malheureusement s'avéra fondée. À leur arrivée à l’embarcadère ils virent, bras dessus, bras dessous, la dame grise et Joël Martin rejoindre un jet-ski amarré au ponton. Déjà équipée d'un gilet de sauvetage, elle s'installa confiante derrière le moniteur. - « Noooon ! N'y allez pas ! » hurlèrent Jean et Arnaud d'une même voix. En les entendant, la femme se retourna et leur fit un amical signe de la main. Souriante elle ajouta quelques mots qui se perdirent dans le vrombissement de la machine. Très vite ils ne furent plus qu'un petit point mouvant à l'horizon. Inquiets, ils attendirent longtemps qu’ils reviennent se relayant pour faire le gué pendant que l'autre allait acheter de quoi boire et manger. A la nuit tombée, le scooter n'étant toujours pas rentré, ils se résignèrent à regagner la maison de leur grand-mère. Leur angoisse fut à son comble lorsqu'ils entendirent le ronronnement de Dragon 33, l'hélicoptère de la sécurité civile, et virent son puissant projecteur sillonner les eaux du Bassin. Le lendemain, tout le Cap Ferret bruissait de la terrible nouvelle. Au bord de la plage de la Corniche, on venait de découvrir le corps mutilé de Joël Martin et, non loin de lui, son jet-ski totalement disloqué. Les recherches se poursuivaient, sans beaucoup d'espoir de retrouver la femme qui l'accompagnait. La mort dans l'âme, les garçons se sentaient coupables et meurtris de n'avoir pu sauver leur « amie » qui, au bout d'une semaine, n'avait toujours pas réapparu. Pourtant, un soir qu'ils se promenaient en dégustant une glace le long de la jetée, ils eurent la stupéfaction et la joie de la croiser, bien vivante ! - « Ah, je vous cherrrchais ! roucoula-t-elle, je voulais vous rrremerrrcier de m'avoir aidée et vous dire au-rrrevoirrr avant de parrtirrr. » Tout en continuant à parler, devant leurs yeux ébahis, elle escalada la balustrade où elle se tint debout. Soudain elle se propulsa en l'air avant de plonger impeccablement. Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de l'eau son corps se transforma, sa robe devint peau, son nez se changea en rostre et c'est un majestueux dauphin qui s'enfonça dans les flots du Bassin. Une seconde plus tard, sa tête refit surface, yeux et bouche rieurs, puis, dans un gloussement, le cétacé s'éloigna, ondulant vigoureusement vers la dune du Pilat.
Chantal CARRERE-CUNY: La Dame grise