Il est encore bien tôt à Andernos-les-Bains en ce matin d’octobre et pourtant toutes les chambres de la « Villa Suzy » sont déjà éclairées, même celles de l’étage. Dans la cuisine, les adultes s’affairent et l’odeur du café gagne bientôt la salle à manger, où la table a été dressée depuis la veille. Chez Suzanne et Yvan les petits déjeuners sont toujours joyeux et copieux. Au milieu des bols bretons, où chacun cherche - et trouve - depuis des années son prénom, trônent les incontournables confitures de la maîtresse des lieux, entourées par des fruits et du pain frais. Rapidement, la tablée est au complet. Quatre générations réunies ! Toutes les rallonges sont de sortie et comme chaque année, la grande nappe étale ses rayures colorées. Pourquoi changer les habitudes après tout ? Pour la première fois, pourtant, tout le monde avait participé aux préparatifs. « Allez zou ! » S’exclame Yvan en frappant ses mains. « C’est le moment d’y aller. La marée sera haute à 10 heures 45 et je voudrais être au port au moins deux heures avant la pleine. » Agitation autour de la table, brouhaha de rangement et derniers préparatifs de départ. On y est presque. Comme chaque année c’est le « grand coup de feu » avant le départ ...un peu plus même, peut-être. Il avait été convenu que les arrières petits-enfants ne viendraient pas. Ce matin, ils seraient donc huit adultes à bord : eux, leurs deux filles, les gendres et les petits fils, qui étaient dans la trentaine maintenant. Lucie, une nièce andernosienne avait proposé de venir garder les plus jeunes, et elle était déjà à pied d’œuvre. Les petits avaient râlé, pour le principe, puis avaient regardé partir les grands, en envoyant de leurs doigts, milles baisers mouillés. Les derniers détails de la sortie avaient été réglés pendant le dîner : « Il ne pleuvra pas demain » avaient annoncé les gendres en confirmant un joli coefficient de 89. De leur côté, les petits-fils avaient vérifié la force du vent sur l’application dédiée, que leur grand-père ne se résolvait toujours pas à installer, arguant du fait que son exemplaire de Sud-Ouest lui révélait exactement la même chose ! Pas de tempête à l’horizon, juste une brise légère. Ce serait donc la journée idéale pour s’en aller saluer, en grande pompe, les Cabanes Tchanquées. Suzanne les avait toujours aimé ces deux-là . Elle les nommait indifféremment « les gardiennes du Bassin » ou encore « les veilleuses à talons ». Au fil des années, les gendres avaient fini par s’habituer à cette incontournable organisation. Depuis leur mariage avec les sœurs Quéménec, ils savaient qu’ils ne pouvaient y couper. Impossible de manquer les traditionnelles retrouvailles et cette fois-ci encore moins ! Suzanne et Yvan Quéménec avaient en effet inscrit ce second week-end d’octobre sur du marbre blanc. En été, disaient-ils, « Andernos est bondé et puis vous avez tous des programmes de ministres. A Noël, il faut bien partager les filles avec les belles familles ! » Donc Suzanne avait décrété que le weekend autour de son anniversaire serait indiscutablement « son » weekend et que toute la tribu était priée de venir l’aider à passer son cap annuel. Elle le disait sur le ton de la plaisanterie, mais personne n’aurait songé à surseoir. Depuis le temps, chacun désormais dans la famille, connaissait sa partition sur le bout des doigts. Il y avait certes de la fantaisie, et des surprises dans cette famille mais tout était quand même réglé comme du papier à musique ! Et tant pis si Yvan et Suzanne racontaient invariablement les mêmes histoires. Ce matin, d’ailleurs, les beaux-fils ne purent échapper à la énième narration d’Yvan, le Breton de Belle-Ile. « Vous savez », leur dit-il en se servant un second café, « Cela n’a pas été simple de quitter mes rochers de granit, ma côte déchiquetée et mes tempêtes d’anthologie ! Tout larguer et venir me poser sur ce Bassin, où il y a plus de sable que d’eau ! » C’est vrai qu’il avait fallu à Suzanne une belle rhétorique pour le convaincre de venir à Andernos. A l’époque, le fiancé avait trouvé le coin bien plat et beaucoup trop vaseux. Mais elle y avait déjà une très bonne situation, une maison de famille et un florilège de bons arguments. Et puis surtout, comment résister à Suzanne ? Au fil des ans, Yvan s’était habitué à ce paysage qui encerclait l’eau de ses deux grands bras. Il s’y était laissé bercer et il y était désormais comme chez lui, ou plutôt ils y étaient chez eux. Aussi sûrement que la Noël, chaque année revenait le rituel d’octobre. Quel que soit l’horaire de la marée, et quel que soit le temps, on allait en famille saluer les « gardiennes du Bassin » et souhaiter à Suzanne son anniversaire en pleine mer. Comme elle adorait le champagne, à bord, il était de coutume de trinquer à sa santé. Ensuite la famille rentrerait à la Villa, qui avait été rebaptisée « Suzy » après leur mariage, pour y partager un colossal plateau d’huîtres. Le couple avait ses habitudes sur la dernière darse, chez Julien, le fils de Jacques, qui se disait retraité mais que l’on voyait souvent trainer à l’atelier. Après quoi, dans la salle à manger, toute la famille s’extasierait sur le merveilleux Saint-Honoré de Suzy, dont les choux accueillaient chaque année davantage de bougies. L’une des deux filles lancerait alors leur air préféré. Dès les premières mesures, le vieux couple, un peu grisé, esquisserait alors les pas d’une fameuse valse gasconne pleine d’allégresse et de mélancolie. Voilà , ils sont tous prêts et la tribu, peut enfin quitter la Villa ! En arrivant devant Saint-Eloi, les trois générations observent entre les troncs noueux des pins et le clocher blond de l’église, que l’eau est déjà bien haute. Pas de problème de stationnement ; les touristes de l’été étaient partis depuis longtemps et ceux de la Toussaint n’arriveraient qu’à la fin du mois. Avec leurs salopettes cirées, les ostréiculteurs étaient déjà à l’ouvrage. Les plates avaient rejoint les parcs depuis que l’eau s’était engouffrée dans le chenal. De part et d’autre des quais, toute la cacophonie d’un port au petit matin : le cliquetis mécanique d’antiques tapis roulants, le jet continu des bassins, le claquement des tuyaux sur les casiers, le vacarme des cribleuses, les éclats de voix d’une cabane à l’autre, le ronronnement des moteurs qui s’échauffent avant le départ. On se saluait. Les mains sortaient des poches pour un signe discret ou pour de grands gestes. Au coin des bouches des sourires, des grimaces, un gobelet de café ou quelques cigarettes roulées. La vie du port, toujours et encore. La vie qui bat son plein et qui vous éclabousse. En rang serré, Les Quéménec traversent en silence cet espace saturé de mouvements et se dirigent vers La Chamade. Quelques mouettes, posées à l’avant du bateau s’envolent à l’arrivée de la famille. On se prend la main, on se tient le bras, on enjambe. Chacun veille sur l’autre prenant garde à une chute, qui viendrait tout gâcher. La glacière est posée avec précaution dans la cabine, que Gabrielle vient d’ouvrir. De façon naturelle, les deux filles Quéménec prennent les choses en main. Elles sont entièrement habitées par l’organisation de cette journée. Aujourd’hui, Yvan leur fait suffisamment confiance pour les laisser manœuvrer et piloter. Il faut dire que Gabrielle et Gaëlle sont allées à bonne école : avec ce père bellilois, difficile de ne pas avoir le pied marin ! Elles ne comptaient plus leurs heures de stages de voile et elles avaient eu leur permis bateau bien avant leur Bac. Du côté de leur mère, l’héritage « marin » était plus mitigé. Certes Suzanne aimait l’eau mais elle adorait aussi la terre ferme, qu’elle parcourait indifféremment à pied ou sur son vieux vélo. Enfin, comme elle aimait à le rappeler, « dans cet environnement de sable, de lagunes, de marais, et de fleuves saumâtres, la notion de fermeté reste toute relative... Ici on est toujours dans un entre-deux, vaguement mouvant ». Depuis toujours, à bord, Yvan regardait vers le large et Suzanne vers la côte. Une fois installés, Yvan prend sa femme tout contre lui. A partir de là , ils ne bougeront plus. C’est ce qui a été convenu hier. Chacun est à sa place. Tous les objets sont bien calés. Gabrielle met le contact pendant que Gaëlle ouvre les coffres et largue les bouts. L’air est limpide mais l’eau, encore lourde de vase, garde sa couleur de plomb. Presque sans un bruit, La Chamade quitte son emplacement. D’un signe de la main, Yvan répond aux saluts de quelques-uns de ses « collègues du port ». Des prénoms fusent, suivis de francs sourires. A l’embouchure du chenal, Gabrielle accélère. La fraîcheur de la brise s’impose alors à tous. Ce n’est pas comme si Suzanne ne l’avait pas répété cent fois : « En mer, il faut une tenue légère pour le port et puis une plus chaude pour le Bassin ». Ils se sourient et commence alors la valse des bonnets et des casquettes. Cabans bien croisés et marinières boutonnées, personne ne songe pourtant à rentrer dans la cabine. D’un geste attentif, Yvan entoure Suzanne de sa grande écharpe rouge ; sa femme a toujours été un peu frileuse. A bord, chacun retrouve le plaisir immuable de « rentrer dans le Bassin ». Être une fois encore abasourdi par la rotondité parfaite de ce giron aquatique, scruter les oiseaux en équilibre sur les pignots, regarder disparaître les zostères, sentir l’air salin prendre le dessus sur l’odeur des pins, reconnaître les maisons et les désigner tout en les commentant. Revoir ce même spectacle pour la énième fois et toujours s’en émerveiller : c’était ça la magie du Bassin ! Transportés par les petits chevaux vieillissant de cette Chamade, qui les avait vus grandir, ils accomplissent ensemble leur pèlerinage annuel. L’horizon est dégagé ; en dehors de quelques plates autour des parcs, le Bassin est à eux. Au loin, sur la plage, les petits « voileux » des classes de mer préparent optimistes et dériveurs dans une joyeuse pagaille. Ils auront du mal à prendre le large si le vent les boude. A tribord les passagers laissent filer non sans nostalgie l’Ile aux oiseaux. Combien de pique- niques et de goûters sur cette lande rase, posée sur la vase ? Petites, les deux filles Quéménec adoraient cette île et la plage de Saint-Brice, qui lui fait face. Plus que tout, les sœurs adoraient les endroits où elles pouvaient « jouer à l’aventure ». Gabrielle et Gaëlle, que leur père surnommaient affectueusement les « Ga-Ga », avaient vraiment été élevées comme deux petits gars. Aujourd’hui encore, en croisant au large de l’île, elles se souviennent, comme chaque année, des histoires fabuleuses inventées par leurs parents. En pleine nature ou sur l’eau, l’imaginaire d’Yvan et de Suzanne était sans limite. Yvan aimait à répéter qu’il était fils de l’océan. Il connaissait sur le bout des doigts le nom de tous les poissons, des oiseaux, des insectes et des rongeurs. Il imitait leurs cris et mimait leur déplacement. Il faisait tout à la fois le clown et le cuistre. Jeune papa, Yvan avait inventé pour ses filles tout un monde de légendes, où l’animal régnait en maître. Dans ses histoires merveilleuses, les chasseurs les plus malins, malgré leurs attirails couteux, capitulaient devant l’intelligence supérieure de la faune de l’île. Lorsque leur père s’était suffisamment fatigué la tête et la bouche de ses grandes épopées iliennes, les petites se tournaient vers leur mère. Suzanne posait alors l’un des nombreux romans qu’elle avait en cours et elle embarquait ses filles dans ses histoires. Elle en appelait aux contes du Sud-Ouest et à la mémoire de sa ville. Elle évoquait tour à tour les fées des dunes, les dames des lagunes et les esprits des forêts. Elle racontait la vieille Sarah Bernhardt, devenue unijambiste et promenée par ses gens sur une chaise à porteurs Louis XV. Elle décrivait ses tenues extravagantes, ses rituels et ses frasques comme si elle l’avait intimement connue. Pour ses filles, Suzanne convoquait ce qui avait été et qu’on ne voyait plus : le Casino de la jetée, les belles demeures disparues, les marais, les sources et les pierres ancestrales. Elle était native et comme elle le disait souvent, l’eau du Bassin coulait dans ses veines. Les « Ga-Ga », biberonnées par les histoires locales réelles ou farfelues, gardaient avec ce territoire, autant qu’avec leurs parents, une relation fusionnelle. L’île aux oiseaux est maintenant derrière eux. Les cygnes, indifférents, continuent de glisser sur les flots avec un profond dédain pour l’équipage. Gaëlle prend le relais de sa sœur aux commandes et c’est à présent au tour de Gabrielle de venir s’asseoir auprès de ses parents. Personne n’a envie de se presser. Le temps s’étire, comme suspendu. Finalement, La Chamade arrive enfin à hauteur des « grandes veilleuses ». La marée cache déjà une partie de leurs échasses. A l’approche, les deux cabanes paraissent toujours plus imposantes. Au loin, se devine la porte par laquelle l’océan remplit et vide le Bassin dans son éternel mouvement répétitif. Gaëlle ralentit. Les gendres et leurs fils savent qu’ils sont presque à destination et ils se préparent eux aussi à entrer dans la danse. C’est en effet toujours ici, un peu à l’écart du clapot du chenal, que les Quéménec viennent mouiller. On ne badine pas avec les traditions dans cette famille et c’est au plus jeune qu’il revient de jeter l’ancre. Aujourd’hui, c’est donc à Alexandre d’accomplir cette tâche, pendant que les autres s’occupent de la glacière, des coupes et du champagne. Le ciel est bien dégagé. A gauche, Arcachon apparaît nettement et à droite la presqu’île se dessine derrière son épaisse verdure. Les rumeurs de la terre se sont étiolées, le moteur s’est tu. Seul le clapotis des vaguelettes ricoche contre la vieille coque blanche et verte, La Chamade tangue légèrement. Comme prévu pourtant, avec précaution, et dans le silence mouvant de la mer, ils se lèvent tous, un peu chancelants. Les flutes ont été servies et les bulles calent leur mouvement sur celui du roulis. Les filles entourent leurs parents. Doucement les gendres et leurs fils entonnent la veille ritournelle landaise, qu’ils tiennent de Suzanne et qu’ils ont répétée la veille. Ils veulent la chanter avec le cœur et à l’unisson. C’est une très vieille histoire de terre qui tremble et de colère qui gronde. C’est une histoire où les éléments, les choses et les gens restent mystérieusement et éternellement reliés. Le froid, soudain, leur semble plus mordant et Yvan ajuste l’écharpe autour de sa femme. Puis délicatement, aidé par ses filles, il se détache enfin de Suzanne et pivote avec elle vers la mer. Dans un geste simple et très beau, il esquisse un pas de danse et la renverse dans l’eau. Les cendres de Suzanne rejoignent alors, en petites vaguelettes paisibles, les gardiennes du Bassin. Non loin des cabanes, la troisième veilleuse vient de prendre place ; pour la famille Quéménec, elle restera, de loin, la plus visible.
Hélène PONT: La troièsme veilleuse
Debout derrière d’immenses baies vitrées, Luc Daubin, tasse de thé fumante en mains, regardait le Bassin. Au loin, les éclairs écorchaient le ciel. Si leur installation dans cette somptueuse maison d’Andernos permettait de rapprocher son épouse de ses parents vieillissants, c’était pour lui aussi un retour aux sources pimenté d’un challenge. Luc était un ambitieux, avide d’hégémonie. Il s’était fait les dents à Paris. Cette nouvelle situation avait de quoi lui donner du mordant et de quoi grignoter quelques degrés supplémentaires sur la pyramide du pouvoir. Il avait rapidement été remarqué pour son entregent par les notables du coin. La vivacité de son regard magnétisait ; son intelligence séduisait ; ses connaissances rassuraient. Et demain, lundi 9 octobre 2028, il rencontrerait le président de la région Nouvelle Aquitaine et lui présenterait son plan pour le renouveau industriel du Bassin. Il était temps d’agir. Déjà , le trait de côte avait reculé ; la bande entre Le Cap Ferret et Claouey avait disparu ; la réserve naturelle nationale des prés-salés était définitivement sous l’eau et le front d’Arès à Andernos, sévèrement atrophié. En quelques années, c’était tout un pan de l’économie du Bassin qui était passé de l’éventuelle-possibilité-d’un-insignifiant-déclin-de-l’activité-économique-et-touristique à un délabrement quasi incontrôlable de sa richesse d’antan. On se rappelait avec amertume la flambée des prix de l’immobilier huit ans auparavant que le peu de biens disponibles sur le marché avait justifié ; le tourisme hôtelier florissant ; l’acmé de l’activité ostréicole et la construction de trois nouveaux chantiers navals pour répondre à la demande grandissante de plaisanciers français et surtout étrangers, envoûtés par le charme et la beauté du Bassin. Tout avait périclité avec l’inexorable montée des eaux, la pollution du Bassin dû à la densification de la population et à l’emploi de pesticides, l’extinction des herbiers de zostères, la désertion de l’Ile aux Oiseaux, la mise à l’arrêt des chantiers navals, la contamination de l’ensemble des parcs à huîtres, première richesse du Bassin. Tout cela avait disparu ; des Arésiens aux Arcachonais en passant par les Gujanais et les Testérins, tous pleuraient un passé prospère dans un cadre de vie précieux. L’Île aux Oiseaux ne servait plus de reposoir. La démarche singulière du limicole côtier et la délicatesse du gravelot à collier interrompu n’était plus qu’un vague souvenir immortalisé dans l’atlas de la biodiversité. Luc était un ponctuel. Il arriva rue François de Sourdis à 8h45. Paul Vinsac venait d’être élu à la tête du Conseil Régional. Il l’imaginait enclin à quelques largesses en son début de mandat. Luc avait studieusement et stratégiquement préparé le dossier qu’il voulait soumettre au président. Il avait peaufiné ses arguments. Son idée était simple. Il se demandait pourquoi personne, à sa connaissance, ne l’avait encore mise sur la table. Puisque le message martelé par le gouvernement était de tout axer sur la transition énergétique, et puisque le Bassin était devenu impropre et inexploitable, il convenait de lui trouver une nouvelle vocation. L’idée lui était venue alors qu’il lisait dans la presse en ligne un article sur le stockage des énergies renouvelables en Gironde par batterie lithium-ion. La société qui s’était lancée dans cette activité dès 2020 cherchait toujours des nouveaux terrains pour construire des entrepôts de stockage de plus en plus vastes pour ces fameuses batteries qui, elles-mêmes, stockaient de l’énergie. Du stockage de stockage, en somme. Son activité était prospère. D’autres grands noms de l’Energie lui avaient emboité le pas. Le besoin était exponentiel et, curieusement, il n’y avait pas de concurrence. Des études scientifiques plus récentes faisaient miroiter des ressources illimitées en lithium grâce à l’eau de mer. Il n’y avait pas que dans le Grand-Est ou en Auvergne où l’on avait trouvé des gisements d’importance mondiale. Le lithium ne se trouvait pas exclusivement dans la croûte terrestre mais également dans les mers. Le Bassin avait là une opportunité de tirer son épingle du jeu et de devenir leader français dans l’exploitation lithinifère. Elle était là , la revanche du territoire ; dans l’eau de mer qui grignotait inexorablement le littoral. Convertir le Bassin en pôle d’exploitation du lithium n’était plus une utopie ; il fallait simplement qu’un dirigeant de région audacieux s’en saisisse. Une production de lithium on ne peut plus locale, voilà qui devrait séduire les élus ! Pour couronner le tout, on pouvait sérieusement envisager à proximité une usine de retraitement des batteries. L’apogée du circuit court ; on produit, on stocke, on retraite sur le même territoire. Tout cela promettait le rejaillissement du Bassin et de donner à la France un statut de leader d’un empire industriel européen voire mondial. Luc jouait gros mais il voulait convaincre le président de région de signer un contrat avec le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) afin de procéder sans délai à des premiers sondages et analyses des ressources du Bassin. Il fallait être réaliste, ne plus se voiler la face. Non, les touristes ne reviendraient pas. La page de la carte postale des cabanes tchanquées, des pinasses rutilantes repeintes chaque année et de l’Île aux Oiseaux avait été tournée. On n’en était plus là . C’était une question de souveraineté énergétique avant même d’évoquer une question de survie. Tout le monde voulait bien recharger sa voiture, sa trottinette ou son vélo ainsi que ses innombrables objets connectés dont l’utilité était bien souvent plus que douteuse mais de là à exploiter du lithium au cœur du Bassin, il y avait une distance à ne pas sous-estimer, une ligne rouge à ne pas franchir. Il faudrait donc convaincre et s’attendre à une levée de boucliers de la part des écologistes déjà bien remontés face à la déchéance de leur territoire. Mais côté industrie il y avait fort à parier que l’Europe encouragerait le projet et le financerait ; surtout avec le millier d’emplois à la clé et le rajeunissement de la population qui en découlerait. Un véritable renouveau du Bassin ! Luc utilisait savamment ses charmes de fin négociateur auprès du président et présentait les uns après les autres ses imparables arguments. Il finirait de le convaincre au Chapon Fin réputé pour son excellence culinaire accompagnée d’une bouteille de Château Phélan Ségur …même deux s’il le fallait. Son concept n’était pas saugrenu. Après la deuxième bouteille de Phélan Ségur il devenait déraisonnable de s’opposer à une idée si novatrice et si prometteuse. De retour à son bureau, le président tenterait d’appeler le directeur du BRGM (un ami, disait-il) ; au besoin, Luc se proposerait pour composer le numéro à sa place au cas où le président aurait la main peu assurée. Plus tôt les analyses commenceraient, plus tôt on aurait une idée du potentiel d’exploitation du Bassin…si potentiel il y avait. La journée avait été épuisante. Malgré toute l’énergie qui le caractérisait, Luc vivait comme une compétition d’athlétisme chacune de ses démarches de lobbying. Il en ressortait rincé, vidé de sa vigueur et de son enthousiasme. Rien de tel, pour se reconstituer, qu’un tour sur la dune du Pilat. Alors il configura sa Tesla 8.0 en mode autonome, modifia son siège en position relax, ordonna à Juliette, son ordinateur de bord personnalisé, de lancer The Dark Side of the Moon de Pink Floyd et de le transporter jusqu’à la dune. Voilà des mois qu’il ne s’y était rendu alors que son épouse et ses filles le tannaient tant elles aimaient ce lieu. Plus petites, dès que l’escalier était mis en place début avril, elles escaladaient la montagne de sable en une course effrénée ; l’une par l’escalier, l’autre s’enfonçant à mi mollets dans le sable tiède à en hurler de rire jusqu’à atteindre le sommet et être la première à lancer son cri de victoire. Elles répétaient le défi à l’envi jusqu’à épuisement. Elles s’auto-congratulaient de leurs performances puis se récompensaient en se gavant de dunes blanches, d’exquises chouquettes garnies d’une onctueuse crème framboise-chocolat blanc. Luc s’était assoupi au cours du trajet. Juliette le réveilla de sa voix sensuelle, sans le brusquer. En cette fin d’après-midi, le ciel était dégagé et une belle et douce lumière s’étendait plein ouest. Bientôt le soleil sombrerait dans la mer puisque le Banc d’Arguin n’affleurait plus et napperait l’horizon de gomme-gutte. Luc se redressa de son siège. Et ce fut un choc. Les pelleteuses s’activaient autour de la dune en une étrange chorégraphie. Le spectacle était écœurant. Les poignes d’acier mordaient dans la dune déjà dramatiquement entamée par l’érosion, arrachant à chaque passage de gargantuesques bouchées de sable qu’elles dégueulaient aussitôt au-dessus des remorques qui se présentaient en un convoi continu telles les chenilles processionnaires. On en était donc arrivé à ce point ! Aveuglé par sa folle idée d’exploitation de lithium dans le Bassin, Luc avait minimisé inconsciemment l’autre défi de taille auquel le pays faisait face : la montée des eaux, le recul du trait de côtes. Tout autour du Bassin l’étendue des dégâts était pourtant déjà sensible. Plusieurs centaines de maisons et de logements collectifs avaient disparu sous les eaux. D’autres avaient été évacués et seraient démantelés dans les mois prochains. Sa propre maison était située dans le quartier Lalande à Andernos, en sursis. Quand devraient-ils à leur tour renoncer à leur superbe demeure dont la terrasse suspendue offrait une vue sur le Bassin à vous couper le souffle ? Luc était dans le déni alors que le relogement était une priorité pour la région. Pourtant, pour construire, il fallait du sable en déficit dans le lit des rivières. Forons local ! Puisons local ! Dégradons local ! Massacrons local ! Telle pouvait-être la devise du pays. On s’en prenait à la dune de son enfance avec le gourbet, la linaire à feuille de thym et le diotis maritime ; tout ce qui l’avait animé étant enfant ; toute cette richesse qui l’avait nourri. Et puis quoi ! On construirait quelque part du côté de Blagon ou de Marcheprime là où les feux de forêts répétés de ces dernières années avaient laissés des étendues dévastées à perte de vue ; et tant pis si l’on sacrifiait un morceau du parc régional ?! Et quel projet voulait-il imposer à présent ? Dégénérer plus encore le Bassin ! Il se dégoutait. Soudain le vin harcela ses tempes et son ventre se crispa. Il n’eut pas le temps de commander à Juliette de libérer l’ouverture de la portière. Il soulagea ses entrailles sur le siège passager. Lorsqu’il rentra enfin chez lui, il était déjà tard ; les filles dormaient. Il n’avait pas répondu aux appels répétés de son épouse qui devait être morte d’inquiétude. Elle le connaissait mieux que personne. Elle savait sa fragilité psychique derrière ses airs de conquérant. Elle sentait ses failles. C’était son Don Quichotte à elle. Elle redoutait de le retrouver chaque fois qu’il avait un projet à défendre, qu’il croyait dur comme fer avoir rallié son auditoire et que, quelques heures ou quelques jours plus tard elle le récupérait brisé, anéanti parce qu’on lui avait dit « non ». Ce soir-là , il était différent, torpide. Il était rentré vers 22h alors qu’elle faisait les cent pas entre la cuisine et le séjour. Elle remarqua aussitôt sa chemise fripée qui ressortait négligemment de son pantalon ; les souillures sur sa chemise qui dégageaient une horrible odeur aigre. Il avait pleuré ; ses joues affaissées étaient marquées comme celles d’un enfant tombé dans la poussière et qui aurait essuyé son visage de ses mains sales. Elle ne dit rien. Elle le prit simplement par la main et le guida jusqu’à la salle de bain. D’un simple mot elle commanda la douche connectée. Elle lui ôta ses vêtements ; il se laissa faire ; s’avança sous le jet. L’eau chaude ruisselante sur sa peau sembla l’extraire progressivement de sa prostration. Après un instant, elle le laissa et s’en retourna lui préparer un thé blanc de Thaïlande, son préféré. Elle ne lui poserait pas de questions ; elle le laisserait venir à elle ; ça prendrait peut-être un peu de temps mais il finirait par se libérer du tourment qui l’avait gagné. Et elle s’assurerait qu’il prendrait bien son traitement, un thermorégulateur à base de sel de lithium. Qu’elle ironie ! Depuis la cuisine, elle regardait par la fenêtre les éclairs dans le lointain. En cette saison, il était fréquent de passer d’un ciel clair à une chape de nuages sombres déchirés par des flashs aveuglants. Elle compta ; l’orage se rapprochait à grands pas. L’eau de la bouilloire était à température. Elle la versa sur le thé. Dans trois minutes, l’infusion serait à point. Elle irait le retrouver dans la salle de bain ; elle l’envelopperait de toute sa tendresse dans son peignoir chaud et moelleux. Puis elle le conduirait dans le salon où elle avait ménagé une ambiance feutrée et relaxante, allumé quelques bougies parfumées et commandé à la chaine hifi de diffuser les plus belles voix du jazz. Lorsque le tonnerre fracassa la nuit et que l’électricité crépita et vacilla dans la maison, elle n’entendit pas le coup de feu en provenance de leur chambre à coucher.
Jacqueline THOUEMENT: Grain de sable
Dès les premières lueurs de l’aube, il lui tardait de se lever. Elle s’était pourtant astreinte à rêvasser un moment, tranquillement allongée, le temps de bien se réveiller. Puis, avec énergie, elle était sortie du lit et s’était dépêchée à s’habiller. Prenant son son sac apprêté la veille au soir, elle quitta l’appartement, traversa le jardin et enjamba le petit portail en bois. Le chemin étroit et tout d’abord herbu s’offrait à elle. Accompagnée par les senteurs matinales des herbes sauvages, elle allait d’un bon pas. Native de ce coin de terre, elle ne se lassait pas de sillonner l’endroit qu’elle parcourait avec sa sœur, depuis leur plus tendre enfance. L’herbe se fit plus rare. Le sol s’amollissait sous ses pas. Finalement c’est le sable qui l’accueillit. Encore un lacet, et le voilà devant elle. Il agissait sur elle comme un aimant. En cette fin d’hiver, jour de grand coefficient, la marée continuait à monter. Elle était impatiente d’être mordue par la fraîcheur de l’eau. Ralentissant le pas, elle regarda autour d’elle et dédaignant le banc, choisit de déposer son sac sous le pin. Elle étendit sa natte et en quelques secondes se présenta en maillot de bain. Attachant ses cheveux, prête à se baigner, elle courut jusqu’à l’eau. Ce matin elle était d’autant plus contente d’être là qu’elle avait eu des nouvelles de sa sœur la veille. Partie pour ses études, celle-ci avait la nostalgie de ces moments de baignade que les deux sœurs avaient toujours partagés, du plus lointain qu’elles s’en souvenaient. C’est vrai que le bain leur apportait une satisfaction telle qu’il leur était difficile d’y renoncer. C’est donc en pensant à sa sœur qu’elle fit ses premiers pas dans l’eau. S’aspergeant d’abord les bras, puis la nuque, elle piqua une tête et se mit à nager parallèlement au rivage. Elle nagea longuement. Enfin, elle se redressa et s’aperçut qu’elle avait pied. Le jusant était déjà à l’œuvre. Au loin, elle distingua la présence d’un pêcheur et un chien qui vagabondait à son gré. Elle sortit de l’eau, ruisselante, voulut courir et arriva essoufflée près de l'arbre. Encore tôt, le soleil ne dardait que ses premiers rayons. Sa peau était toute hérissée. Elle défit ses cheveux, commença à les peigner et se faisant, de lourdes gouttelettes aspergèrent le sable. Puis elle enfila ses vêtements secs qui lui procurèrent une douce chaleur. Regardant sa montre, elle sut qu’il était l’heure de partir. Pensant encore une fois à sa sœur, elle inspira profondément l’air iodé et alors, avec empressement, elle enfourna ses affaires dans son sac et rebroussa chemin précipitamment. Dans sa hâte, en le jetant sur son épaule, son sac s’entrouvrit et elle ne vit pas le peigne tomber. Sans bruit, celui-ci atteignit le sol et resta là . Le temps passait. Après le départ de la jeune fille, rien ne vint perturber la quiétude du lieu. En ces heures matinales, aucun autre promeneur ne s’aventura dans cette partie isolée de la presqu’île. Impassiblement, le soleil poursuivait sa course. La fraîcheur avait fait place à une tiédeur agréable qui laissait présager une belle journée et peut-être même l’arrivée d’une forte chaleur. Le varech rejeté par la mer séchait, exhalant une odeur caractéristique. Un homme surgit du sentier. Les mains dans les poches de son pantalon, l’allure décontractée, c’était d’un pas décidé qu’il approchait le rivage. Il s’arrêta net et portant la main en visière à son front, scruta l’horizon : pas un nuage mais de la brume sur l’eau qui masquait les villes avoisinantes. La forte luminosité lui faisait cligner des yeux. Il abaissa son regard pour reposer sa vue. Quelque chose au sol attira son attention. Se baissant, il reconnut un peigne et après une seconde d’hésitation, décida de le laisser par terre au cas où son propriétaire repasserait. La vision de ce peigne lui créa un trouble. Avec une grande netteté, il revit sa femme et ses longs cheveux qu’elle peignait vigoureusement après chaque bain. Qu’ils étaient beaux ses longs cheveux dorés ! Il aimait la délicatesse avec laquelle elle prenait soin d’elle-même, sans excès, avec naturel, simplement pour se rendre digne des atours que la nature lui avait prodigués. C’est alors qu’en cet instant, il eut aimé qu’elle soit près de lui. Lui vint une folle envie de l’envelopper de ses bras et de la soutenir en contemplant ce paysage marin. Cela le rendit nostalgique. Elle s’était absentée pour des raisons professionnelles. Lui, retraité, avait plus de temps libre. Il s’évertuait alors à découvrir de nouveaux sites qu’il lui narrait avec moult détails pour peupler son imaginaire de pensées photographiques afin qu’elle songe à lui lors de ses soirées solitaires. Son épouse lui communiquait une force bienfaisante. Délaissant le panorama, machinalement, il poussa du pied le peigne et se faisant, réalisa qu’il était heureux. En son for intérieur, il remercia secrètement le propriétaire du peigne pour cette bévue. Redressant la tête, arborant un léger sourire, il se retourna et à vive allure disparut sur le sentier. Le temps s’écoulait toujours. Ayant dépassé son zénith, le soleil cognait fort maintenant. À ces heures-là , bien souvent abruti par la chaleur, on aimait se délasser. Tête enrubannée d’un foulard blanc, lunettes de soleil noires vissées sur les yeux, vêtue d’un pantalon court et d’un chemisier écru, une jeune femme se baladait sur le layon. Tenant à la main ses sandales, pied nu, elle foulait lentement le sable chaud. Un peu égarée, dévisageant les alentours, elle avisa le banc et s’y assit avec satisfaction. Nonchalamment appuyée sur son coude, sa main soutenant sa tête, elle ferma les yeux. Dans la lumière crue du jour, ce corps alangui au milieu de ce décor naturel formait un ravissant tableau. Les minutes s’égrenaient. Sous l’effet d’une brise légère, libérés du chapeau qui le protégeait, des petits cheveux flottaient autour de son visage. Soudain, sans avoir le temps de le retenir, il s’envola, ce qui lui fit ouvrir les yeux et courir pour le rattraper. À son retour, elle le vit. Elle ramassa le peigne et s’installa à nouveau sur le banc. L’objet avait emmagasiné la chaleur du soleil et il lui était doux de l’avoir dans la main. Comme par enchantement, elle fut transportée auprès de sa grand-mère et ses écheveaux de laine. C’était une femme laborieuse qui cardait la laine de ses moutons avec différents peignes ressemblant très peu à celui-ci, bien trop fin. Petite, elle adorait la regarder faire, toute entière absorbée par sa tâche. Émue par ce souvenir, elle retourna une dernière fois le peigne poli dans ses mains et le reposa tranquillement sur le bois tandis qu’elle portait son attention sur la plage. Invisible, l’eau s’était complètement retirée, révélant un sable couleur bronze contrastant avec le sable blanc de la plage. C’était l’étale de basse mer. Il faisait vraiment chaud. Nullement incommodée par la chaleur, la jeune femme décida de longer l’estran jusqu’à la jetée et négligeant l’objet, se leva et quitta l’endroit par la baie. L’après-midi s’étirait sous ce soleil de plomb. Des personnes le bravaient à l’abri sous leur parasols, multiples points colorés s’éparpillant çà et là . Des groupes, munis de casquettes et d'outils de pêche tels que le seau et l’épuisette, se déplaçaient avec lenteur, pliés en deux, à la recherche de divers mollusques et crustacés. Enfin le soleil décrût d’intensité. Les heures les plus chaudes étaient passées. Devant l’anse, l’eau encore éloignée de la grève miroitait, promettant déjà le flot. S’aidant avec sa canne, affermissant ses pas, une vieille femme avançait précautionneusement. Elle savait qu’un banc l’attendait, où elle pourrait se reposer. Cette perspective la rassurait. Habitant tout près, elle avait la chance de pouvoir marcher jusqu’ici. Cette marche représentait son labeur quotidien. Elle n’y dérogeait quasiment jamais, quelque soit le temps qu’il faisait. Enfin elle l’atteignit et s’y affaissa sans précipitation. Abandonnant sa canne, elle arrangea sur ses genoux sa longue jupe évasée en toile légère et rajusta son bustier. Sous le coup de l’effort, des gouttelettes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa lèvre supérieure. Tirant de sa poche un mouchoir, elle s’épongea le visage et souhaita retirer sa benaise. Descendante d’une lignée d’ostréiculteurs, elle tenait cette coiffe de sa mère. Rouge et blanche, ourlée avec soin et plissée sur le sommet, cet accessoire était sans pareil pour protéger la nuque et les oreilles. De ses doigts toujours agiles, elle fit coulisser le ruban et, nu-tête, apprécia le menu souffle qui vint la rafraîchir. Le cillement de ses yeux trahissait son état de bien-être. Ses bras longilignes retombaient mollement sur le banc lisse et tiède qu’elle se mit à effleurer de la paume des mains. À sa gauche, ses doigts se refermèrent sur l’objet dont elle ne discerna pas tout de suite la signification. Un peu apeurée, retirant sa main, elle regarda mieux. L'identifiant, elle se reprocha sa poltronnerie. La peur malheureusement avait trop souvent accaparé sa vie. Comme le jour où elle n’avait pu s’empêcher de fuir, devant des faits qu’elle ne comprenait pas. Terriblement dépitée, de rage, elle avait rasé sa chevelure pendant plusieurs mois. Et puis la vie avait repris le dessus en lui donnant de nouveaux gages d’espérance. Des années plus tard, découvrant par hasard une photo d’elle prise à cette époque, son compagnon de route ne la reconnut pas. Il crut alors qu’elle était gravement malade. Il chercha à savoir mais face à son mutisme, n’insista pas. Tout au plus, il lui caressa délicatement les cheveux et quelque temps plus tard, lui offrit un joli peigne en corne. Ce présent l’avait amusée et rajeunit de plusieurs années. Au contraire, à l’époque, l’amère expérience l’avait fait grandir. Aujourd’hui, il était rare qu’elle repensât au passé. C’était drôle qu’un simple objet trouvé vînt lui rappeler cet épisode de sa vie. Soupirant, prête à un nouvel effort, la canne bien en main, les pieds ancrés au sol, elle prit le parti de rentrer à son domicile. Courageusement, elle procéda de la même façon qu’à l’aller, avec beaucoup d’application pour ne pas tomber, et une calme respiration. « Qui soigne sa monture va loin » se disait-elle. Au départ de la grand-mère correspondit la disparition progressive des parasols qui s’éclipsèrent de la plage les uns après les autres. Le soleil amorçait sa descente. Il faisait encore bien chaud. Dévalant le raidillon, un homme juvénile, drap de bain sur l’épaule, torse nu, un sac à dos en bandoulière, arriva sous le pin. Fin connaisseur des heures de marée, il savait que c’était jour de grand coefficient. S’étirant, il jeta son équipement sur le banc et sans préliminaire, fonça à l’eau. Des navires voguaient dans le lointain, toutes voiles dehors. Après une journée de travail, rien de tel qu’une baignade pour ressourcer l’animal. Tête renversée, il s’ébroua comme un chien et resta un instant debout, droit, à fixer l’horizon. S’asseyant, il fut gêné par un objet dur qui l’obligea à se relever. Constatant un peigne, il l’observa attentivement. Cet instrument-ci était en plastique foncé, avec d’un côté une rangée de dents serrées et de l’autre des dents plus écartées. Pris d’une lassitude, s’allongeant, le peigne posé sur son torse, il plissa des yeux et rêva d’une chevelure châtain emmêlée qu’il chercha à peigner. Les nombreux nœuds parsemés dans les cheveux empêchaient la distinction des traits du visage. Ses efforts restaient vains. Toutefois il s’assoupit dans cet entrelacement imaginaire de fibres soyeuses. Le peigne glissa le long de sa poitrine. Ouvrant brusquement les yeux, il sursauta. Il n’aurait pas dû s’attarder ainsi car il était attendu. Maintenant un beau coucher de soleil embrasait le ciel. Il se détourna des magnifiques reflets rosés qu’émettait l’eau à peine ondulante et s’en alla énergiquement. Une lumière crépusculaire se répandait sur le pin, le banc, le sentier, le sable, la mer, fonçant progressivement leur teinte naturelle. En provenance de la terre se dessina un corps aux contours flous. Grossissant à mesure de son approche, d’une démarche chaloupée, il gagna le banc. Habillé en noir, doté d’une capuche, se confondant à la pénombre, il balançait souplement les jambes et peignait ainsi d’avant en arrière le sable avec ses pieds, seuls visibles. Ceux-ci rencontrèrent le peigne. Avec grâce, la silhouette le saisit. En dodelinant de la tête, un chuchotement musical à peine perceptible naquit. Il émanait de ce tableau une grande paix. L’eau toute proche était noire. Des nuages bas contrariaient l’éclairage de la lune. Sur la rive, n’étant tout d’abord qu’un point à l’horizon, se devinait une nouvelle ombre flottant d’ici à là , se rapprochant de la crique au ralenti. À proximité, sans hésiter, elle bifurqua et s’attela à gravir la dune qui menait au banc. À cette distance, se distinguait une vareuse en lin blanc qui détonait sur le fond de la nuit. Elle s’arrêta une fois, semblant sonder l’épaisseur de l’obscurité, sans doute pour mieux discerner ce profil sombre présent là aussi. Celui-ci eut un geste furtif. Accomplissant les derniers mètres qui la séparaient du siège, d’une voix polie, calmement, elle demanda : « - Vous permettez ? » - Si vous voulez. » Après quelques minutes de silence : « C’est à vous ? » Interdite, ne sachant que répondre, l’ombre noire hocha la tête de droite à gauche. « J’utilise parfois un outil semblable. En peignant, j’obtiens des effets intéressants. » Nouvel hochement de tête cette fois d’acquiescement.<br>Encouragée, la voix ajouta : « Quelle belle nuit ! » Un clapotis accompagnait ce monologue. C’était l’étale de la marée montante. Pas un souffle d’air ne venait percer l’atmosphère nocturne. « Bonsoir ! ». Dégringolant la butte, la tâche blanche s’éloignait déjà . L’autre personne restait immobile. À ses côtés, gisait le peigne et... un petit carton rectangulaire de couleur claire. Le retournant, elle découvrit une écriture dactylographiée et des coordonnées. C’était une carte de visite. Subrepticement, elle la glissa sous sa tunique. Le manteau bleu de la nuit enveloppait le paysage. La lune était haute dans le ciel. Le hululement d’une chouette se fit entendre. Alors, l’ombre s’anima et devint évanescente.
Noëlle SANZ: J'ai peur de te manquer