— Ecoute-moi bien, Jean-Mickel. Ça ne peut plus durer. Chanter, rêver, toute la journée, ce n’est pas bon, tu sais ? Chanter : Ça ne sert à rien, ça n’apporte rien à la colonie, tu y as pensé ? la colonie, TA communauté... Nous, les grandes aigrettes, on a besoin d’oiseaux forts, d’oiseaux qui pêchent, d’oiseaux qui reconstruisent les nids, d’oiseaux qui rapportent, et pas d’oiseaux qui sonnent ou qui font pouêt-pouêt toute la journée. Même pour toi ! Regarde- toi, pauvre Jean-Mickel... On dirait un petit pigeon des villes, tout déplumé. Tonton Jasper parlait toujours un peu dans son bec quand il était gêné. Il cherchait longtemps ses mots et regardait un peu de côté. Il ne voulait pas qu’on voit son émotion, qu’on devine ses larmes dans le coin des yeux, quand il avait l’impression d’avoir involontairement touché la vérité. La vraie vérité. Celle toute nue qui d’habitude ne se montre jamais. Lui-même en était tout étonné. C’était si rare que ses longs sermons y parviennent, sans se perdre en platitudes ou en clichés. Il rabaissa alors doucement sa patte gauche, pour faire tomber la pression et descendre en émotion. Il commençait à avoir des crampes à force de tenir tout son poids sur une seule patte, en attendant que ses ailes sèchent. — C’est vrai Jean-Mickel que tu as un bien joli filet de voix, je ne dis pas... C’est sûr que c’est joli quand tu ouvres le bec et siffles tes petits airs au vent. Je ne dis pas, tu m’entends ? je n’ai rien dit là-dessus, oh là non ! que ta vieille mère m’en garde, je ne me permettrais jamais de dire quelque chose sur ça... Ta pauvre mère, elle ne me le pardonnerait pas... « Jasper ! Espèce de vieux cormoran solitaire ! Espèce de gros croûton sans oignon ! Qu’est-ce que tu es encore allé raconter ? Qu’est-ce que tu as encore à dire sur mon fils ? Tout ça parce qu’il croasse aussi bien que son père, mieux que toi et que tous les autres oiseaux ! » – C’est vrai, c’est sûr, c’est très beau, même, ta voix, tout ça. Pourtant Jean-Mickel, regarde toi- même : y a-t-il parfois des poissons dans ton bec quand tu l’ouvres pour chanter ? des branches ? des insectes ou des petits vers ? Rien ! de l’air, il ne sort que de l’air, et du son... C’est là toute l’affaire. C’est là où je veux en arriver, mon petit Jean-Mickel. On t’a beaucoup donné. On t’a couvé, on t’a nourri. Ta pauvre mère passe ses journées à pêcher depuis que tu es né. Chaque jour on remet un autre poisson dans ta tire-lire ; mais c’est triste à dire : comme une machine à sous, je ne sais pas comment ta vie digère tout ce qu’on y met, il n’en sort rien, jamais ; tu prends, tu prends et ne rapportes jamais. Tonton Jasper essaya de rabaisser la patte droite, mais dut se raviser au dernier moment. La gauche était restée coincée dans la vase. Il fit un geste avec ses ailes pour se dégager. Ses yeux sortirent subrepticement de leur gond. Il n’aimait pas, qu’on le voit planté sur deux échasses, comme un arbre. — Tu comprends Jean-Mickel ? Je veux dire, où cela a-t-il bien pu passer, tous ces poissons ? En cuicuis ? Regarde-moi dans les yeux, Jean-Mickel. Crois-tu vraiment que toi et moi sommes des machines à fabriquer des sons ? Observe-moi bien le bec et les plumes. Ressemblé-je à un instrument de musique ? Sincèrement ? Non Jean-Mickel, non. Si c’était le cas, voyons... on nous aurait au-moins mis une caisse de résonnance, des hanches ou des cordes, on ne nous aurait pas fait pousser un ventre et des yeux... à quoi serviraient d’avoir des palmes et des ailes ? Nous aurions un tambour à l’intérieur et non pas un pauvre cœur qui ne sait même pas siffler ... Tonton Jasper se tut, pour voir l’effet que son discours avait pu faire. Il était content de lui. Il regarda Jean-Mickel encore quelques minutes sur le côté, fier d’avoir été si clair, encore un peu ému d’avoir été si près de la vérité. Il rabaissa sa patte gauche et leva celle de droite, puis tourna son croupion au soleil. Il parlait mieux qu’un albatros mouillé quand il voulait. Mais Jean-Mickel restait silencieux. Il regardait au loin, vers les forêts. Il replia son long cou et enfonça sa tête entière dans les épaules. Il n’allait pas perdre son temps à répondre à tonton Jasper, à se justifier pour ses cris, pour ses rêves. Ça ne servirait à rien de lui expliquer, pourquoi, au lieu de passer ses journées à faire le piquet dans les marais, il préférait l’imaginaire, il préférait chanter. Car sincèrement, justement, ça le faisait chier, Jean-Mickel, pêcher, tremper ses pattes à tour de rôle dans le marécage, même faire l’échasse c’était devenu relou. Autant c’était drôle au début, d’avoir le droit de faire comme sa mère, comme les autres aigrettes, de faire comme les grands. Autant, c’était toujours la même chose. Lever la patte gauche, puis la droite. Puis la gauche. Ça tournait en rond. Maintenant qu’il avait le droit de voler seul, que sa mère était partie s’installer avec un autre type plus jeune, le cinquième depuis que son père était parti pêcher en Mérique, à quoi ça rimait de survoler toujours les mêmes lieux, regarder en-dessous de lui toutes ces décharges, toutes ces poubelles ? Mêmes les poissons, quand on tentait de les attraper, n’essayaient même plus de se faufiler dans la vase ; ils se signaient de leur nageoire, tombaient raides, fermaient les yeux sans résister et remerciaient le ciel qu’on les retire de leur taudis, espérant que, peut-être, la gorge d’une mouette ou l’air du ciel serait plus carbon-safe que leur bouiboui. Alors, pourquoi chanter ? Pourquoi ne pas rester à cloche-pied la tête plantée dans la merde, et se satisfaire d’être un oiseau : continuer de pêcher, dire merci et se taire ? Tonton Jasper ne tarderait pas à savoir d’où lui venait cette envie de regarder en l’air. Jean-Mickel avait entendu parler d’un endroit, un lieu encore vierge et non recouvert de poubelles, que la nature avait accepté de partager avec tous les animaux et tous les végétaux, seul territoire encore préservé qui n’avait pas été confisqué au nom de l’espèce supérieure, mais où on plantait même des huîtres avec un peu de sel, et leurs fruits poussaient tout seuls entre les roseaux. La première fois qu’il avait appris l’existence de ce lieu, c’étaient de la bouche des hommes. Jean-Mickel avait dû s’approcher d’un de leur chalutier pour pouvoir manger. Comme ses camarades de la colonie, il suivait souvent ces gros goinfres fumants et ferrailleux pour venir discrètement picorer entre leurs dents quand ils avaient le dos tourné ; de tous les animaux de mer, le chalutier cendré était le dernier qui arrivait encore à pêcher autre chose que des pneus. Les deux hommes avaient fait comme s’ils ne l’avaient pas entendu arriver. Il avait pris soin pourtant de chanter pour les faire fuir. C’est à ce moment que Jean-Mickel les a entendu parler du Bassin. — J’te jure, c’est vraiment le paradis là-bas ! Y’a les plages, y’a les canelés, y‘a de l’eau y’a des nids d’oiseau, puis un peu plus bas y’a le bassin, avec des bancs de sable pour s’assoir, et puis y’a même un cœur qui bat à l’intérieur, le « cœur du bassin » qu’il s’appelle... Depuis, il l’avait cherché partout, ce « Bassin » dans lequel la nature avait planté un cœur pour qu’il saigne du même sang que les oiseaux. C’est pour ça que Jean-Mickel continuait de regarder vers le ciel, là où personne n’était encore jamais allé, même pas à aile d’Aurado. Cela faisait deux mois qu’il n’avait pas reparlé à tonton Jasper. Le grand soir était arrivé. Jean-Mickel s’apprêtait à monter sur l’estrade. Ses pattes s’agitaient toute seules pour se donner du courage. Voilà, ça y est. Le moment tant attendu, tant redouté. Il allait enfin pouvoir prendre la parole devant tout le monde. Révéler en public la nature du projet auquel il travaillait en secret depuis si longtemps. Aux anciens, aux anciennes, aux chef.es de tribu, à tonton Jasper, à sa mère. A Marie-Eau d’Ange, surtout. Les convaincre de le suivre. De partir. Quitter enfin ce lieu, abandonner leurs nids, leurs branches sèches, leur litière à fiente, cette réserve désertique qu’on leur avait donnée parce que même les vers de terre n’en avaient pas voulu, oser l’aventure et trouver enfin, plus loin, quelque part, l’espoir, « la mérique ». Dans la salle, c’était la cohue. Toute la colonie était venue entendre le dernier tour de chant du célèbre chanteur. Sur les affiches, il y avait juste marqué « Jean-Mickel se donne en concert ». Ses plumes de héron délavé reluisaient de sueur tellement il était stressé. Il ne savait pas combien de lui précisément il devrait donner. Un public immense l’attendait. Ce serait ce soir son plus beau cuicui, ou son dernier cri. Toutes les aigrettes s’étaient attroupées. Il y avait quelques chevaliers gambettes ; il y avait des mouettes. Il y avait aussi les tribus d’à côté, et des oiseaux de l’île aux rochers. Même quelques martins-pêcheurs avaient daigné quitter leurs fils électriques si douillets, et étaient descendus en V dans leur van migrateur. On les voyait rouler des mécaniques dans la fosse, en train de saccader leurs pas et faire Tss-Tss avec la tête. Au-dessus de la scène, des vautours faisaient les gros yeux, sûrement attirés par le piaillement hystérique des poussins, qu’on avait autorisés exceptionnellement à descendre du nid, avant leur becquée du soir. Jean-Mickel s’avança sur le devant de l’estrade. Son cloaque était sec, ses plumes déjà décoiffées. Il commença à chanter, sans même prendre la peine de s’éclaircir le bec.t; — Il existe, notre paradis, le paradis des grandes aigrettes, je le sais, je le connais ; il est tout là-bas, on ne vous ment pas, le soleil ne nous ment pas quand il s’écrase tout en-bas, mes amis, c’est vers le bas qu’il faut aller, je vous le dis, c’est en Gironde qu’il est, je l’ai vu, croyez-moi. Le bassin, mon bassin, ô mon petit bassin chéri. Marie-Eau d’Ange, qui connaissait toutes les chansons de sa rockstar préférée par cœur, – c’est pour elle qu’il les avait toutes écrites –, fronça légèrement les sourcils. Cet OP triste et sérieux, plus déchirant qu’une râpe, c’était la première fois qu’elle l’entendait. Jean-Mickel jeta un rapide coup d’œil vers elle. Il sentit ses palmes devenir poites. Tout le monde s’était tu. Marie-Eau d’Ange pourrait ne pas comprendre, elle pourrait être surprise devant un tel navet. Il redoutait surtout qu’elle soit déçue et se mette à pleurer, ou pire, qu’elle se lève et quitte la salle, outrée que son amoureux ait encore osé parler de ses rêves avec elle devant tout le monde. La belle femelle ne bougeait toujours pas. Perdu pour perdu, il reprit. — Et tous les poussins, les petits de la terre, ne regardaient plus que vers lui. D’espoir, de ciel promis, ils s’envolèrent. Et le trouvèrent. – Chantez-le avec moi, mes amis ! – Le bassin, ô le bassin, mon petit bassin chéri. Jean-Mickel avait soigneusement préparé le final. Tout était dans le dernier effet. Avant de faire tomber le rideau et s’envoler, il se tourna en arrière vers un vieux coucou qui faisait les basses. Celui-ci se mit à gazouiller des sons graves du fond de la salle. Son roucoulement ne venait pas du cou, mais lui sortait directement des tripes. Quand il expirait ses rou-rouhhs lancinants, ce n’était plus un chant, c’était un cri.
Jean Favre: Ô mon Bassin
Il grava avec sa truelle un trait vertical ; un sourire de satisfaction éclaira son visage. 31 traits se serraient côte à côte sur le ciment frais de ce discret angle de mur. Il venait de réussir son combat, le plus difficile qu'il n'ai jamais mené dans sa vie. Il voulait aller jusqu'à 31. Il aurait pu se contenter de 30, mais en cochant le 31ème sa victoire ne faisait plus aucun doute. C'était un mois complet, un chiffre absolu, son nombre premier. Et le premier de sa nouvelle vie. Il y a un mois jour pour jour il avait pris ce virage qu'il espérait irréversible. Il revoyait ce jour là son médecin lui expliquer avec des mots simples. Il devait l'appréhender comme une « allergie », ne plus toucher cette substance. Il devait tenir un mois. Puis s'offrir une récompense : débuter un projet, un acte, qu'il n'avait jamais accompli. Un vieux rêve. Vieil homme pensa à sa vie d'avant, celle où il nageait dans la rivière de poison qui coulait autour de lui, incapable d'atteindre la berge. La torpeur du matin au soir. L'alcool l'avait noyé à petit feu.<br>Il ne se souvenait plus quand ça avait vraiment commencé. C'était sûrement venu progressivement. La convivialité du verre partagé s'était insidieusement mué en solitude triste. Puis il n'y avait plus eu de partage du tout. C'était en solo que son anesthésique liquide venait le cajoler, l’envelopper de coton, l'endormir, le bercer ; l'emporter par le fond. Son travail l'avait tout de même maintenu à la surface. Enfin entre deux eaux. Il lui devait la vie. Mais sa petite entreprise s'était vite réduite à lui même et sa vielle fourgonnette Citroën hors d'âge. Plus personne ne voulait faire maçon. Ce n'était pourtant pas le travail qui manquait. Partout sur le Bassin on cherchait à élever des pyramides de brique, dresser des murs, détruire, reconstruire. Mais si cette œuvre était valorisée il y a encore quelques décennies, on lui préférait désormais les métiers des écrans et des électrons qui circulent dans du silicium. Plus personne ne voulait transformer des sacs de poussière volcanique en habitat. On préférait les simuler en 3D sur des logiciels de DAO, faire tourner une réalité d’algorithmes dans des machines à portes logiques. Alors quand il fallait transformer l'image de synthèse en matière palpable tout le monde soupirait...., et se tournait vers lui. Un des derniers hommes à savoir manier à la fois les mathématiques, la géométrie, la chimie, et la truelle. Les mains dans le ciment irritant, les narines tapissées de poussière. La main d’œuvre avait fuit, il était resté le dernier soldat bâtisseur. La travail acharné avait concurrencé l'alcool ; deux assommoirs valent mieux qu'un. Pour mieux l'écarter du monde des vivants.Il avait perdu dans la bataille ses rares amis, une partie de sa famille, et surtout son amour propre. L'alcool avait tout dissout, lentement, par capillarité, comme un sucre dans un café. Il espérait secrètement que désormais quelques grains de cette vie puissent repasser la phase de distillation à l'envers. Revenir, les reconquérir. Il pensait à sa petite fille. Mais il n'en était pas encore là aujourd'hui. Les chantiers s'étaient accumulés, avaient pris du retard. Bâtir n'est pas une mince affaire, mais bâtir seul était encore plus difficile. Les bouteilles et les parpaings accumulés l'écrasait tout les jours un peu plus. Et puis il y a eu Oussman. Un ange noir tombé du ciel. Ce type était apparu au milieu de nulle part, avec son sourire et sa gentillesse. Lui qui était plutôt cartésien, y voyait quand même là un événement un peu mystique. Sa rencontre devait être un message. Finalement son salut venait en partie d'un gars qui était encore plus en détresse que lui. Un autre noyé de la vie, mais au parcours différent. C'était il y a 32 jours. Vieil homme s'est dit que le seul signe à apparaître dans ces années de blizzard était à saisir. Maintenant. Carrément. Il n'y en aurait peut être plus jamais d'autres. Le soir même il pris un grand sac, ramassa de pièces en pièces les cadavres de verre qui habitaient sa maison à sa place. Cinq allers-retours au conteneur de recyclage avaient eu raison de ces quilles de silices qui jonchaient sa route quotidienne. En les jetant, chaque « bling ! » étaient une petite victoire sur le passé. Comme si en se dégageant un à un de ces lests, son corps remontait à la surface. En suivant, il avait pris rendez vous avec son médecin. Celui ci l'avait calé entre deux consultations le jour même. Une chance. Il avait dû sentir qu'un patient qui reprends contact après 15 ans d'errements doit avoir un bon motif pour vouloir le voir. Et il avait raison. Ce mois passé avait été une chasse aux fantômes. Un combat silencieux contre des sirènes qui sortent de chaque interstices de sa journée, de chaque fissures de sa chambre. Des moments de sueurs froides, de manques, de frissons, de tremblements tièdes. Il les avait appréhendé comme des mises à l'épreuve. Il les attendait. Il savait qu'il ne devait pas plier. L'ennemi attaquait de partout ; dans sa cuisine, dans sa chambre, sur le chantier, à chaque pause, cherchant à combler chaque silences, chaque pensées tristes. C'est en cela que sans le savoir Oussman l'avait aidé. Tous deux avaient tout de suite sentis qu'ils étaient chacun porteurs d'un fardeau. Mais sans jamais le nommer. Dès que l'un sentait que l'autre flanchait, que son regard baissait, que son visage s'attristait ; alors une attention naissait. Un truc simple. Minimaliste, mais réconfortant. Un sourire, une blague, une vanne, un parpaing repositionné, un niveau corrigé, un ciment enrichi. Le chantier était devenu une entreprise de reconstruction mutuelle. Les coups de truelle et de pelle devenaient bienveillants. Oussman avait beaucoup à apprendre du métier et faisait des erreurs normales de débutant. Mais le corriger apportait à Vieil homme une satisfaction indescriptible. A son apprenti aussi. Cette complicité furtive lui avait permis de passer le cap des nuits blanches et du manque. Durant un mois. 31 jours aujourd'hui.Son premier mois de sobriété depuis des décennies. Il n'y croyait pas lui même en contemplant les 31 gravures. Sa truelle à la main. Fier comme un gamin qui vient de remporter sa première médaille. Il était désormais venu l'heure de la récompense.</span><span>C'est elle qui l'avait guidé jusque là. Ou plutôt lui : le Bassin.<br>Il aurait tant aimé que « Bassin » soit un mot féminin ; mais il fera avec. Vieil homme salua Oussman et quitta le chantier. Il n'avait pas besoin de lui expliquer.<br>Il prit sa voiture pour parcourir les deux petits km qui le séparait de cette étrange casse nautique. Devant le portail il observa ce lieu atypique. Dans une petite parcelle, à l'abri des bois, s'entassait en plein air un cabinet de curiosité composé de bateaux à moteurs, de voiliers verdis de mousse, de bouées, de moteurs désossés, et d'un bordel indescriptible de pièces nautiques. Comme si la mer d'Aral s'était asséchée ici, d'un coup, en aspirant tout ce qui avait flotté à sa surface pour le jeter à terre. Au fond, une caravane où vivait le maître des lieux. Sur le portail, écrit pompeusement sur une bouée, à l'antifouling orange : « chantier nautique ». Le propriétaire des lieux apparu. Vieil homme vu tout de suite à sa démarche chaloupée que lui nageait toujours dans le poison. Un naufragé de plus. Il essayerai de l'aider en temps utile, mais pour l'instant, il devait se concentrer sur son propre combat. « Salut Vieil homme , j'ai ton bébé ». Ils se serrèrent la main. Il ne se souvenait plus à partir de quand on avait commencé à l’appeler « Vieil homme ». lui qui n'était pas si vieux d'ailleurs. Mais lui voyait dans ce surnom une marque d'affection. Pourquoi d'ailleurs l'adjectif « vieil » aurait une connotation péjorative ? Plus que « jeune » ? c'était une phase de la vie, plus mature. Lui le vivait bien. Le mécano lui présenta son « bébé ». C'était une petite barque sans prétention, refaite à neuf, rafistolée avec un moteur de récup. Elle trônait sur une petite remorque. L'homme avait l'air assez satisfait de son travail ; et il pouvait l'être. Il avait su refaire un petit bateau fonctionnel et fiable en greffant des organes composites récupérés aux quatre coins de son terrain. Vieil homme connaissait les faiblesses du mécano, il avait les mêmes, mais il connaissait aussi ses qualités. Il savait qu'il pouvait prendre la mer en sécurité avec cette coquille de noix. La coque était propre, l'accastillage solide. Il savait qu'entre deux bouteilles à la mer, il avait réalisé sérieusement sa commande. Il attela la remorque à sa voiture et ils se saluèrent.<br>Il se rendit à la mise à l'eau de Cassy, calme à cette saison. La marée était bien au rendez vous convenu sur son calendrier. On pouvait toujours compter sur la Lune, elle, au moins, était fiable. Il descendit la barque à l'eau puis s'installa dessus. L'étrange chaloupage de l'embarcation le fit sourire. Cette fois ce n'était plus l'ivresse, mais la poussée d'Archimède qui le faisait tanguer. La sensation était délicieuse. Un coup de lanceur et le moteur s'ébroua tranquillement. Le bonheur commençait à monter dans sa poitrine sans qu'il ne puisse le contenir. Il remonta le chenal le sourire aux lèvres. Progressivement il quittait les méandres vasculaires pour rentrer dans l'entraille profonde du Bassin. Les terres s'écartaient à gauche, à droite, devant. Le ciel et l'eau s'ouvraient autour de lui. Il croisa un kayakiste qui glissait silencieusement ; ils se saluèrent. C'était drôle comme sur l'eau tous les humains se comportaient en citoyens fraternels d'un même pays. L'inverse que sur terre. Ils devenaient des Gens de Mer. Il se dit qu'il se mettrait au kayak peut être un jour. Ce sera le stade d’après. Pour l'instant, il glissait sous le rythme à deux temps du petit hors bord. Et c'était bon. A mesure qu'il s'enfonçait sur l'eau il avait l'impression de laver son corps des toxines accumulées. Il se retourna et vit que la pointe de Branne était maintenant loin derrière lui. Il était entouré d'eau. Il coupa le moteur. Il était seul. Enfin pas tout à fait. Une gamine en catamaran passa près de lui, le sourire aux lèvres elle aussi, elle le salua en braillant un truc inaudible. Elle pourrait être sa petite fille. Ça y est. Il y était. Il regarda autour de lui. De l'eau. Il écouta. Du vent, des oiseaux, le clapotis sur la coque. Immobile. Serein. Ça y est ; il avait sa récompense : le Bassin. Vieil Homme Il y avait ces pleurs d'enfants, ces cris d'adultes. Les seuls éléments humains a habiller cette nuit d'enfer étaient des clameurs de détresse, de peur, d'angoisse. Ils étaient tous là entassés comme du bétail. Sous les hurlements des hommes armés, ils étaient poussés dans le bateau. Là où normalement cinq, six personnes s'installaient, ils étaient maintenant près d'une trentaine. Et ils en poussaient encore à bord. La barque s'enfonçait toujours plus dans l'eau. Bientôt, le franc-bord, cet espace entre la ligne de flottaison et le rebord du bateau ; cet espace qui délimite la frontière entre la vie et la mort en mer ; se ramenait à une dizaine de centimètres. A côté d'eux, deux autres embarcations subissaient le même sort. Chargées de chair humaine grouillant, s'enfonçant dans l'eau plus que de raison. Un des hommes se tourna vers lui. « toi ! Tu sais comment ça marche ! Mets toi là ! ». Il lui désignait l'espace infime entre les corps humains ou dépassait la manette de gaz du moteur hors bord. Oui il savait comment ça marchait. Il était pêcheur. En revanche les deux autres embarcations allaient être pilotées par des hommes qui n'avaient jamais mis les pieds dans un bateau. Les passeurs montrèrent au loin des lueurs orangées : la côte a atteindre. Puis crièrent « GO ! GO ! » en menaçant de leurs armes. Ils n'avaient pas pris la peine de les accompagner, ils savaient vers quoi ils les envoyaient. Il tira sur le lanceur. Le moteur de 25 chevaux gronda et son embarcation de mort, chargée de regards apeurés tournés vers lui, s'élança dans la nuit. Il entendit derrière lui les deux autres barques démarrer. Il ne les revis jamais. D'ailleurs, personne ne les revis jamais. En moins d'une minute, il venait de se retrouver pilote d'une barque de clandestins. Une quarantaine d'âmes à son bord. Sa responsabilité maintenant. Il devenait à la fois passeur et clandestin. En tout cas gardien de leurs vies. Il pointa la barre vers Gibraltar. La houle commençait à monter, la mer à se dégrader. Les lumières de la côte tant désirée clignotaient, leur photons interrompus par les murs d'eau qui rampaient devant eux. L'eau rentrait dans l'embarcation, se mêlait à l'essence, leur brûlant les pieds. Les hommes écopaient avec des bouteilles plastique découpées, les femmes serraient les enfants contre elles. C'est son expérience de pêcheur qui les maintennèrent en vie. Sa connaissance de la mer, sa façon d'attaquer les vagues à 45 degrés, d'équilibrer le bateau. Les autres n'eurent pas cette chance. Et puis les lumières ont grossi. La côte est devenue plus palpable. Les lumières des routes formaient des guirlandes. Elle était là leur terre promise. Il visa un endroit plus sombre pour accoster. Au contact de la côte les vagues se mirent à déferler ; dans leur dos cette fois. La barque, à chaque surf, prenait une vitesse sinistre. Et puis un grand bruit. Ils venaient de toucher la côte. Instantanément, dans un mélange de panique et de délivrance, tout le monde se jeta hors de la barque et couru sur la plage. En direction du Nord. En moins d'une dizaine de secondes, il se retrouva seul, éberlué. Il pris son sac plastique, son seul bien, et fila à son tour vers le Nord. Le mois qui suivi fut un mois d'errance, de petits boulots, de nuits passées caché dans des fossés, d'angoisse. La peur de se faire prendre, de tout perdre à nouveau. Il lui fallait suivre son but. Il avait trouvé une carte postale de France avec des étranges maisons en bois sur pilotis, posées sur l'eau. C'est là qu'il arrêterai sa fuite, il le savait. Il remonta l'Espagne ainsi. Puis il pris le chemin de Saint Jacques de Compostelle à l'envers. A contre courant des pèlerins avec leur coquille fixée au sac à dos. C'était son pèlerinage à lui. Après des jours de marche et des nuits de cache, il arriva sur un sentier bordé de bassins abandonnées. Des oiseaux migrateurs, comme lui, y trouvaient un refuge. Il savait qu'il était arrivé à destination. Maintenant il lui restait une épreuve : travailler, faire ses preuve, gagner la confiance, et peut être des papiers. Sur le littoral il tomba sur une maison en construction. Un homme travaillait seul à monter un mur. Il hésita puis s'approcha de lui. L'homme ne le remarquait pas. Avec son fort accent ils se lança : « Bonjour Monsieur ». « Je cherche du travail, je sais un peu faire la maçonnerie ». L'homme leva les yeux vers lui avec le regard de quelqu'un qui vient de voir le messie, un extraterrestre, ou les deux réunis. Il le fixa ainsi pendant une longue minute sans rien dire. Oussman L'adolescente pédalait à vive allure sur la piste cyclable. Les cheveux dans le vent. Ses parents s'étaient encore engueulés toute la soirée la veille. C'était vraiment une journée de merde pensa t- elle. Et puis ce matin, paf, interro surprise en math au collège. Un grand moment de solitude. C'était vraiment une journée de merde. Ce coup-ci elle le pensa si fort qu'elle le dit à voix haute. Ses parents avaient eu une seule bonne idée dans leur vie : l'inscrire au club de voile le mercredi aprèm pour s'en débarrasser. Ils lui avaient aussi donné un nom de vent de l'hémisphère Sud. Elle ne savait pas ce qui leur était passé par la tête. C'était donc son échappatoire de la semaine. En arrivant au club nautique, elle sentit le vent frapper son visage. Elle ferma les yeux et pris une grande inspiration. C'était bon. Quand on fait de la voile on développe un sixième sens : celui de ressentir qu'on perd son temps sur terre lorsque le vent souffle. Aujourd'hui il était bien là, et grossissait. Elle entendait le claquement des drisses sur les mats. Tout le monde s'affairait à gréer les voiliers. L'excitation était palpable. ça s'ajoutait à ce truc qui brûlait dans son ventre. Elle prit dans la voilerie les différentes pièces du gréement et posa son dévolu sur un Hobbye Cat. Elle avait envie d'un cata ; et seule. A côté d'elle un garçon timide gréait son petit monocoque, c'était Gaëtan. Elle le trouvait sympa et mignon. Elle le salua en esquissant son premier sourire de la journée. L'eau montait, le vent aussi. Les voiles faseillaient. Les bateaux côtes à côtes ressemblaient aux oriflammes d'une bataille médiévale avec leurs voiles colorées battantes.<br>Puis elle sauta sur le trampoline du cata, borda son écoute, et partie comme une torpille. Très vite elle laissa les autres sur place, pris de la vitesse. C'était grisant. En vent de travers la vélocité augmentait encore. Elle filait sur l'eau. Bientôt les molécules d'eau divorcèrent de la coque de résine et elle se souleva en rappel à un mètre de haut. Le Hobbye gîtait. C'était génial. Elle poussa des « Youhouhouuu ! » d'extase. Comme un cri de guerre. Elle volait désormais. La baume sifflait au dessus de sa tête comme une guillotine à chaque virements de bords et empannages. Elle évitait ce sabre mortel en baissant le tête au dernier moment. Elle hurlait à son coéquipier imaginaire ses instructions « Paré à virer ? Virez ! » « Paré à empanner ? Empannez ! » « Youhouuuu ! ». Vent arrière, elle pris le cap vers la pointe de Branne, et toujours plus de vitesse. Elle réfléchirai plus tard à comment rentrer. Là elle était libre et c'était chouette. Seule au loin une barque avec un homme à bord, il aurait pu être son grand père. Elle passa à côté en poussant à nouveau son cri de guerre. Deux sillages parallèles restaient gravés dans l'eau. Celui de la barque et un autre. Comme deux coup de griffe dans le Bassin. Elle vira pour les couper en travers et rajouter le sien. ça faisait comme le symbole mathématique « différent » ces trois sillages dans l'eau. Elle trouva ça marrant. Finalement, c'était une chouette journée. Alizée
Yannick HERAUD: Le même bateau
- Mais comment puis-je faire pour me sortir d’un tel piège ? L‘endroit connu de tous pour arracher bas de lignes de pêche et filets ne se revendique pas lieu saint pour nager. Située dans l’axe du joli port ostréicole de Piraillan et de l’île aux Oiseaux, l’épave du Jeanne Blanc abonde de naissains * et d' esquires* tant convoités de part sa proximité avec les terres vaseuses* émergeantes à marée basse dans les parcs à huîtres. Les jours bénis, les tâches noires* affleurant la surface attirent embarcations de petits patrons-pêcheurs qui tendent à souhait d’innombrables aumaillades* dans les esteys. A l’aurore naissante de ce premier juillet, Raie-Brunette , petite femelle poisson, avide de plaisir de se rouler dans la vase n’a pu empêcher que sa nageoire gauche se prenne dans un inattendu esquerey *retenu à l’étrave de l'épave, de plus gorgé d’hameçons saillants. - Alors petite, tu sembles reine dans l'art de t'attirer des embrouilles ! lui dit avec ironie Monsieur Maigre, catégorie gros poisson de caractère connu pour quelques combats ou plus d'un de ses adversaires tel Monsieur Maquereau s'en est trouvé borgne. Territoire sous haute protection, qu'on se le dise ! - Combien de fois faudra-t'il te ressasser que nager à proximité de filets, c’est se jeter dans les filets ! Sans compter le danger des piquets *! Inconsciente ! - Monsieur Maigre, je vous prie de m’excuser. Je n'ai pas vu ... - Silence ! Et vous les pouffeurs de rires et autres "tacots" taisez-vous aussi ! somma- t'il." Pas un curieux présent n’osa défier Monsieur 60 kilos. Quelques grimacées de certains cachés derrière son immense nageoire trahissaient que ce n'est pas l'envie de retoquer le “Gros” qui devait manquer. - Tu t'exposes au danger ! Combien te faudra- t'il de temps pour comprendre? Ne t’a- t’il pas servi de leçon lors d' une de nos sorties en face de la Plage de l ' Horizon de constater que certains touristes excessifs et sots de naiveté se mettrent en péril à défier rouleaux et baïnes lors des malines * ? Quelle bande d’inconscients me faites vous tous ! - Monsieur Maigre, ... Les yeux du redresseur de tort s'ouvrirent si grand qu'il faillirent déformer leurs cavités.<br>Il vociféra : " Le danger ! Comprends-tu le danger !” - Mais ... - Taistoi ! Tu n'as pas vu! une raie qui ne voit pas! Une raie qui ne voit pas !! - Veux tu me faire croire que tu es hypermétrope ? De si beaux yeux or en forme de coquille Saint-Jacques ! Tout quidam prierait Dame Mer pour être doté d'une telle vue et toi tu ne vois rien ! Un court instant passa, sa colère sembla s'atténuer. Il se reprit d'une triste voix : - Ah , si tes parents étaient encore de ce monde, que ne t’auraient t’ils sermonnée ! “Bah” dit t'il en hochant doucement la tête . “Pauvre petite . Il est vrai que sans tes chers parents, tu n' as point bénéficié d’éducation. Ah ! les pauvres ont disparu ensemble le même jour, un si beau couple. Fous d'amour l'un de l'autre qu'ils étaient. Un dimanche de promenade au trou Saint-Yves, devant la jetée de La Chapelle, l'endroit de nos valses éternelles. Ah quel malheur !“ “Qui pourrait comprendre que l’imaginaire de son enfance, dénudé de tendresse et d’amour, se soit souvent atrophié dans notre cruel monde d’adultes “ pensa t'il. Le corps de Raie-Brunette se mit à trembler, consterné par ces propos qui lui rappelèrent sans ménagement la solitude de ses très jeunes années. Imitant le regard noir réprobateur d’un pasteur envers ses ouialles, Monsieur Maigre se tût , disséqua la situation afin de déprendre Raie-Brunette de son piège. Il s’avança prudemment, esquiva avec lenteur quelques hameçons retords, puis avec sa bouche protrusible commença à délier le filet nuisible. Le même jour, la plage de Bélisaire notait d’ une exceptionnelle activité. Elle fût assaillie dès potron-minet par une foule bigarrée. Une organisatrice habillée fluo s'égosille dans un haut-parleur depuis l’embarcadère. Des fanions bariolés accrochés aux luminaires de la jetée, des publicités nautiques en tout genre, la grande tente blanche des passionnés du Bassin , la tente orange vif des Sauveteurs-en-mer, la tente des inscrits et inscri- tes, l’ensemble situant l’endroit du bassin où il faut être aujourd’hui. Le Cap-Ferret ! Pénètrent depuis huit heures du matin dans deux vestiaires les participants hommes et femmes en survêtements et en ressurgissent méconnaissables en combinaisons de néoprène noires luisantes ou orange, fluo parfois, gilets numérotés, paires de palmes aux mains, bonnets de nage imprimés de l’édition de l'année, bien ficelés par des masques ou paires de lunettes de plongée indispensables. Des familles médusées d’assister à la future prouesse de leur proche-héros, trois scooters des mers et quatre bateaux ayant accosté à l’ancre sur la plage, d’autres engins flottants et tourbillonnants moteurs au ralenti à cinquante mètres du sable, s’enjoignant de cris entre capitaines. Le curseur du haut-parleur à fond, l’organisatrice s’égosille des premières consignes inaudibles tant le vent d ' ouest projetait les directives vers l’intérieur du bassin et des terres. Le grand chahut. Pas de matinée grasse pour les riverains. C’est la Grande Messe Nautique. La Transocéa ! Jetée de Bélisaire - Jetée du Mouleau. Cinq kilomètres à la nage avec marée, avec ou contre-courant ! Rien que ça ! Un mouvement intempestif des jambes trahit la nervosité de Moana. Assise sur le rebord en béton de la rampe de mise à l’eau, elle éprouve un léger détachement en se concentrant sur sa respiration. Pour certains les mâchoires claquent ostentatoirement, "ce qui laisse un avant-goût sur la température de l'eau" pensa- t'elle. Moana prête oreille à certains nageurs qui se racontent leur traversée passée. Elle est bien consciente d’avoir progressé en deux ans. Elle a sacrifié ses repas du midi parfois du soir par d’innombrables couloirs en piscine. Rigueur et travail l’ont faite passée de “débutante” à “confirmée”. Malgré les encouragements, face aux courants, elle sait que l’effort à fournir sera bien plus important. Elle regarde vers Le Mouleau. La réverbération du soleil sur une légère brume affleurant la mer l'empêche de le percevoir. La traversée lui semble être d' une distance astronomique. 8H45. Appel Haut-parleur “ Exercices d’assouplissement pour tous”. 9H15. Appel Haut-parleur “ Distribution des bouées en Eaux-Vives”. Dernières recommandations de prudence de l’organisatrice :<br>- Si vous avez des crampes passagères, levez le bras, un secouriste en canoé kayak à proximité vous permettra de vous stabiliser quelques minutes. - Si vous n’arrivez plus à récupérer votre respiration, idem. - Vous suivez toujours le groupe. Toujours l'axe du groupe ! - Si vous ne pouvez plus, n’insistez pas ! Je répète : N’insistez pas ! - Levez le bras, un kayak vous ramènera en sécurité vers un bateau. Servez-vous de votre bouée Eaux-vives pour flotter. - Pensez sécurité ! - Maintenant le Bassin est à vous ! La joyeuse horde des participants s’exclama d'un tonitruant “Hourra!". 9H30. Tous à l’eau. Départ. Tels les jeunes mulets frénétiques dans leurs ballets au printemps, tous les nageurs se mirent à l'eau, en quelques secondes formèrent un îlot gigantesque orné de taches orange-fluo dessinées par leurs bouées de secours . Un sterne survolant l'endroit, sidéré, crut voir une raie manta géante. Les atlètes commencèrent à nager le long du débarquadère. Dans cette procession grouillante, il fut impossible aux familles de reconnaître leur héros. Bonnets identiques. Rien d'autre ! Quelques enfants contrariés rouspillèrent entre eux. Ils évitèrent les piquets, commencèrent à dépasser la jetée qui jaillit dans le Bassin. L 'axe de navigation apparaissait. Moana se sent à l'aise . Bien qu'elle reçoive sur ses mains quelques coups de pieds du nageur précédent. Elle s'écarte un peu. Vers les cent mètres le groupe s'effila légèrement, permettant à chacun de nager aisément. Moana est heureuse. L'eau est son élément depuis toute gamine. Ses parents , de crainte qu'elle ne tombe dans la piscine dans leur jardin lui avaient offert des cours de natation vers ses 6 ans. Elle se souvient de cette période, éprouvant à chaque fois le même sentiment originel de plénitude quand elle rentrait dans les bassins. Glisser sur l'eau, non pas nager mais bien glisser sur l'eau. Être un poisson. Fendre l'eau. La sentir caresser son corps. Maintes fois elle avait exhibé ce ressenti de joie à ses jeunes copines de nage. Certaines rigolaient, d'au- tres qui n'y comprenaient rien. Etonnés par tant de raffut, les poissons du bassin filèrent sur le lieu d'agitation. Au delà des cinq cent premiers mètres , une distance notable se creusa entre nageurs aguerris au courant et nageurs entraînés en piscine. L'effet de la marée. Pas trop fort mais assez vicieux pour obliger Moana à nager en crabe. " Quelle galère , mon corps va vers le Pilat , ma tête vers Le Mouleau" pensa- t'elle. Elle accéléra légèrement le battement de ses pieds palmés. - Oh ! comment peuvent t'ils nager aussi mal ? Les Êtres de terre sont bizarres tout de même. Ils cherchent constamment à nager vite. C'est pourtant facile d'aller vite ! s'exclama Raie-Brunette. - Tu n'as qu'à regarder ! lança Monsieur Dorade ." Ils n'ont pas de nageoires. Ils s'en fabriquent et se les mettent pour nous imiter sur leurs tiges qui dépassent. Ah, Ah! des Êtres de terre qui se prennent pour des poissons ! Fais attention Raie-Brunette à ne pas t'approcher trop près de leurs engins Coupe-eaux, ils pourraient te découper en mille morceaux !" Malgré ce conseil entendu par tous, quelques poissons effrontés jouaient très près des embarcations. Une petite houle s'était levée avec la marée montante et ces petites vagues rendaient plus pénible la traversée. Le crawl effectué par Moana lui avait permis de dépasser le profond chenal. Peu habituée à ce genre de résistance, elle s'efforçait de garder le cap. Un début de raidissement musculaire parcourut ses jambes. " Je ne vais pas avoir de crampe, tout de même ! Je la sens arriver " pensa- t'elle. Elle ralentissa le battement ciseleur de ses jambes pour mouliner plus vite avec ses bras. La rotation devenant plus rapide, les poumons de Moana exigèrent plus d'oxygène. Les " allez Moana , on tient " venus des proches bateaux se transformèrent en encouragements à peine audibles tant l'eau brassée regurgitait de ses tympans. - Ne vous approchez pas trop des planches Coupe-eaux, toi aussi Raie-Brunette! hurla Monsieur Maigre. - Comme c'est étonnant! Les Hommes de terre pour nous imiter prennent de l'air pour le souffler dans l'eau ! fit remarquer Raie-Brunette dont la particularité est de bénéficier d'une ouie très fine. - Ils nagent si mal ! - Chut ! Regardons-les , ils vont bien finir par renoncer, la mer n'est pas leur monde “ dit Monsieur Maigre. Lessivée par l'effort, Moana ne put que prendre une pause sur un kayak. Elle y resta quelques minutes, le temps que la crampe naissante passe. Le sauveteur fut surpris de la voir si essouflée. - Voulez-vous arrêter là ? - “Non , je continue ". Elle prit repos des pieds sur le flotteur, se relança en exerçant une poussée vive pour gagner quelques mètres au Bassin. Au trois-quart de la distance, Moana ne pouvait plus respirer normalement. Son corps devenait une masse lourde, traînarde. Elle avalait régulièrement un peu d'eau de mer. Elle doutait quant à réussir sa traversée tant elle était épuisée. Elle avait atteint sa limite.; L'ouie de Raie-Brunette percût ce tragique essoufflement. - Chut ! vous entendez ? Vous voyez la Femme de terre là-bas ? Elle recrache de plus en plus d'eau dans l'eau au lieu de l'air! Je ne peux pas la laisser se remplir d'eau ! Je vais l'aider ! - Ah tu vas l'aider ? Et comment vas tu t'y prendre pour l'aider. De quoi te mêles-tu ? c'est une affaire de Femme de terre ? ironisa Monsieur Maigre. - Je vais vous montrer ! lui rétorqua Raie-Brunette. Prenant son courage par nageoires, elle fonça sur les Coupe-eaux , en choisit deux bien distants, telle une aiguille serpenta à toute berzingue entre eux, ralentit sa nage, s'approcha de Moana , se posta à deux mètres puis analysa la situation. - Je ne peux pas la pousser, elle va m'assommer avec ses longues tiges ... Je ne peux pas la tirer, elle est mons- trueuse .... Je vais la porter ! C'est ça, je vais la porter ! dit- t'elle. Elle frôla le corps de Moana, s'approcha par dessous, puis avec une infinie délicatesse se colla des deux nageoi- res au ventre de la nageuse. Moana ne sentit rien tant sa combinaison était épaisse. le mucus du poisson faisant office de joint de dilatation. " Ouf ! Allez !" Raie-Brunette poussait de toutes ses forces. " Allez !". Les poissons médusés écarquillaient leurs yeux. Ils découvraient pour la première fois de leur vie un poisson scotché à un Être de terre. Le corps de Raie-Brunette secoué de toutes parts ressemblait à un cerf-volant par fort vent d'ouest. - Ce n'est pas possible ! Je ne peux pas ! Je n'y arrive pas ! elle est trop lourde ! Venez m'aider ! Allez vite ! A l'aide !; Monsieur Maigre un temps pétrifié de voir sa protégée se mettre en galère, se ressaisit et ordonna d'une voix de général à un banc d'une cinquantaine de chinchards proches de lui : - Allez l'aider ! Bon sang , allez l'aider ! Les poissons n'écoutèrent que leur peur pour Monsieur Maigre, imitèrent le parcours de Raie-Brunette, la rejoignirent. - Placez-vous très doucement en bloc sous mes nageoires, faisons bloc, une dizaine au premier contact, voilà c'est ça ! les autres placez-vous en couches par dix sous vos collègues ! guida Raie-Brunette . - C'est exactement cela. Allez ! On pousse ensemble vers le haut, ne dépassez pas mes nageoires. A mon signal : Hop ! On pousse ! Un flottement aussi soudain qu'inattendu donna à Moana l'impression de se sentir progressivement délestée de son poids. Sans pouvoir comprendre. Elle avait tant avalé d'eau que l'idée de renoncer avait cheminé sur les cinquantes derniers mètres parcourus. Ce jaillissant sentiment de béatitude donnait enfin raison à ses longs entrainements de couloirs de piscine, à ses confidences jeune à ses amies. Sa tête pleine d'étoiles, son corps ondulant avec légèreté, elle glissait dans l'eau. Elle avait enfin la certitude d'avoir été dans une autre vie un poisson. Elle reprit une nage parfaite, mouvements de pieds en harmonie avec mouvements des mains. Récupérant son souffle naturel sur chaque mètre gagné dans cette course. La proche arrivée jaillissait comme une simple formalité. La forte pression qu'exerçait les chinchards sous le corps de Raie-Brunette obligeait celui-ci à un léger écrasement contre le corps de la Femme de terre. Dès que la Femme de terre nagea calmement, sans geste brus- qué, Raie-Brunette perçut une onde faire osciller tout doucement ses nageoires, puis canalisant sa concentration, elle entendit un fort battement. Un son identique revenait dans ses rêves les nuits seule cachée dans les algues du Bassin. "Bong.. Bong .. Bong ". Chaque "Bong" la ballottait. La surprenait. Elle sursautait. Elle comprit. La douceur du glissement des deux corps joints battant à l'unisson, le mucus qui les liait, les collait, les assemblait s'inventât dans l'imagination de Raie-Brunette comme une corde tissée entre elle et Maona. Son pouls s'accéléra. "Bong ... Bong". Des larmes naquirent sur ses joues. - C'est .. c'est le battement d'un coeur ! C'est un coeur ! Maman ? C'est toi Maman ? On m'a tant raconté que les Femmes de terre se réincarnaient en sirènes ! Que l'inverse était tout aussi possible ! C'est vrai ! C'est Maman ! Elle veux me parler ! Elle a quelque chose à me dire ! Je t'écoute Maman ! Je suis là ! Contre toi ! Maman chérie, je suis si heureuse ! Ton coeur parle au mien. Ta douceur me berce. Je t'ai tellement cherchée. Tu es là, je te sens, toi le battement tant rêvé au long de toutes ces années sans toi, sans Papa. Enfin ! Donne-moi toutes tes caresses, toutes tes caresses de maman qui m'ont tant manqué ! J'en veux ! Je suis là ! Prends-moi , mange-moi si tu veux , dévore-moi ! Je me veux toute à toi Maman , toute ! Sereine comme jamais, se promenant deux jours plus tard dans le trou en face du Mimbeau au Cap-Ferret, Raie- Brunette ressentit une vive douleur lui harponner la lèvre supérieure. Instatanément l'eau se transforma en un couloir vertigineux baigné de rais de lumière hypnotisante. En une fraction de seconde, elle se rappella ce que Monsieur Maigre,veillant certains soirs à la rassurer avant qu'elle ne s'endorme seule, lui avait maintes fois raconté :“ tes parents sont au paradis des poissons. Les Portes de la Mer s'ouvrent pour les poissons qui auront su se tenir sages, on ne sait pourquoi il n'y a que les sardines qui restent punies. Le jour venu, il te faudra traverser la Lumière." Curieusement , elle se sentit apaisée. Elle eût une vision. " J'arrive, Maman. Donne-moi ta nageoire quand je passerai près de toi Je t'en prie, ne m'oublie pas une deuxième fois ! . Naissains : Larves d'huîtres . Esquires : Crevettes du Bassin . Terres vaseuses : appelées aussi Crassats . Tâches noires : appelées aussi Négresses . Aumaillades : filet à trois nappes de tailles dégressives pour la pêche des petits rougets ou soles Esquerey : filet à crevette Estey : Petit chenal dans les crassats Piquets : appelés Pointus , petits piquets de 50 cm destinés à éloigner les poissons plats prédateurs des huîtres Malines : Grandes marées
Philippe DUPUY: Donne moi ta nageoire