— Ecoute-moi bien, Jean-Mickel. Ça ne peut plus durer. Chanter, rêver, toute la journée, ce n’est pas bon, tu sais ? Chanter : Ça ne sert à rien, ça n’apporte rien à la colonie, tu y as pensé ? la colonie, TA communauté... Nous, les grandes aigrettes, on a besoin d’oiseaux forts, d’oiseaux qui pêchent, d’oiseaux qui reconstruisent les nids, d’oiseaux qui rapportent, et pas d’oiseaux qui sonnent ou qui font pouêt-pouêt toute la journée. Même pour toi ! Regarde- toi, pauvre Jean-Mickel... On dirait un petit pigeon des villes, tout déplumé.
Tonton Jasper parlait toujours un peu dans son bec quand il était gêné. Il cherchait longtemps ses mots et regardait un peu de côté. Il ne voulait pas qu’on voit son émotion, qu’on devine ses larmes dans le coin des yeux, quand il avait l’impression d’avoir involontairement touché la vérité. La vraie vérité. Celle toute nue qui d’habitude ne se montre jamais. Lui-même en était tout étonné. C’était si rare que ses longs sermons y parviennent, sans se perdre en platitudes ou en clichés. Il rabaissa alors doucement sa patte gauche, pour faire tomber la pression et descendre en émotion. Il commençait à avoir des crampes à force de tenir tout son poids sur une seule patte, en attendant que ses ailes sèchent.
— C’est vrai Jean-Mickel que tu as un bien joli filet de voix, je ne dis pas... C’est sûr que c’est joli quand tu ouvres le bec et siffles tes petits airs au vent. Je ne dis pas, tu m’entends ? je n’ai rien dit là-dessus, oh là non ! que ta vieille mère m’en garde, je ne me permettrais jamais de dire quelque chose sur ça... Ta pauvre mère, elle ne me le pardonnerait pas... « Jasper ! Espèce de vieux cormoran solitaire ! Espèce de gros croûton sans oignon ! Qu’est-ce que tu es encore allé raconter ? Qu’est-ce que tu as encore à dire sur mon fils ? Tout ça parce qu’il croasse aussi bien que son père, mieux que toi et que tous les autres oiseaux ! » – C’est vrai, c’est sûr, c’est très beau, même, ta voix, tout ça. Pourtant Jean-Mickel, regarde toi- même : y a-t-il parfois des poissons dans ton bec quand tu l’ouvres pour chanter ? des branches ? des insectes ou des petits vers ? Rien ! de l’air, il ne sort que de l’air, et du son... C’est là toute l’affaire. C’est là où je veux en arriver, mon petit Jean-Mickel. On t’a beaucoup donné. On t’a couvé, on t’a nourri. Ta pauvre mère passe ses journées à pêcher depuis que tu es né. Chaque jour on remet un autre poisson dans ta tire-lire ; mais c’est triste à dire : comme une machine à sous, je ne sais pas comment ta vie digère tout ce qu’on y met, il n’en sort rien, jamais ; tu prends, tu prends et ne rapportes jamais.
Tonton Jasper essaya de rabaisser la patte droite, mais dut se raviser au dernier moment. La gauche était restée coincée dans la vase. Il fit un geste avec ses ailes pour se dégager. Ses yeux sortirent subrepticement de leur gond. Il n’aimait pas, qu’on le voit planté sur deux échasses, comme un arbre.
— Tu comprends Jean-Mickel ? Je veux dire, où cela a-t-il bien pu passer, tous ces poissons ? En cuicuis ? Regarde-moi dans les yeux, Jean-Mickel. Crois-tu vraiment que toi et moi sommes des machines à fabriquer des sons ? Observe-moi bien le bec et les plumes. Ressemblé-je à un instrument de musique ? Sincèrement ? Non Jean-Mickel, non. Si c’était le cas, voyons... on nous aurait au-moins mis une caisse de résonnance, des hanches ou des cordes, on ne nous aurait pas fait pousser un ventre et des yeux... à quoi serviraient d’avoir des palmes et des ailes ? Nous aurions un tambour à l’intérieur et non pas un pauvre cœur qui ne sait même pas siffler ...
Tonton Jasper se tut, pour voir l’effet que son discours avait pu faire. Il était content de lui. Il regarda Jean-Mickel encore quelques minutes sur le côté, fier d’avoir été si clair, encore un peu ému d’avoir été si près de la vérité. Il rabaissa sa patte gauche et leva celle de droite, puis tourna son croupion au soleil. Il parlait mieux qu’un albatros mouillé quand il voulait.
Mais Jean-Mickel restait silencieux. Il regardait au loin, vers les forêts. Il replia son long cou et enfonça sa tête entière dans les épaules. Il n’allait pas perdre son temps à répondre à tonton Jasper, à se justifier pour ses cris, pour ses rêves. Ça ne servirait à rien de lui expliquer, pourquoi, au lieu de passer ses journées à faire le piquet dans les marais, il préférait l’imaginaire, il préférait chanter.
Car sincèrement, justement, ça le faisait chier, Jean-Mickel, pêcher, tremper ses pattes à tour de rôle dans le marécage, même faire l’échasse c’était devenu relou. Autant c’était drôle au début, d’avoir le droit de faire comme sa mère, comme les autres aigrettes, de faire comme les grands. Autant, c’était toujours la même chose. Lever la patte gauche, puis la droite. Puis la gauche. Ça tournait en rond. Maintenant qu’il avait le droit de voler seul, que sa mère était partie s’installer avec un autre type plus jeune, le cinquième depuis que son père était parti pêcher en Mérique, à quoi ça rimait de survoler toujours les mêmes lieux, regarder en-dessous de lui toutes ces décharges, toutes ces poubelles ? Mêmes les poissons, quand on tentait de les attraper, n’essayaient même plus de se faufiler dans la vase ; ils se signaient de leur nageoire, tombaient raides, fermaient les yeux sans résister et remerciaient le ciel qu’on les retire de leur taudis, espérant que, peut-être, la gorge d’une mouette ou l’air du ciel serait plus carbon-safe que leur bouiboui.
Alors, pourquoi chanter ? Pourquoi ne pas rester à cloche-pied la tête plantée dans la merde, et se satisfaire d’être un oiseau : continuer de pêcher, dire merci et se taire ? Tonton Jasper ne tarderait pas à savoir d’où lui venait cette envie de regarder en l’air. Jean-Mickel avait entendu parler d’un endroit, un lieu encore vierge et non recouvert de poubelles, que la nature avait accepté de partager avec tous les animaux et tous les végétaux, seul territoire encore préservé qui n’avait pas été confisqué au nom de l’espèce supérieure, mais où on plantait même des huîtres avec un peu de sel, et leurs fruits poussaient tout seuls entre les roseaux.
La première fois qu’il avait appris l’existence de ce lieu, c’étaient de la bouche des hommes. Jean-Mickel avait dû s’approcher d’un de leur chalutier pour pouvoir manger. Comme ses camarades de la colonie, il suivait souvent ces gros goinfres fumants et ferrailleux pour venir discrètement picorer entre leurs dents quand ils avaient le dos tourné ; de tous les animaux de mer, le chalutier cendré était le dernier qui arrivait encore à pêcher autre chose que des pneus.
Les deux hommes avaient fait comme s’ils ne l’avaient pas entendu arriver. Il avait pris soin pourtant de chanter pour les faire fuir. C’est à ce moment que Jean-Mickel les a entendu parler du Bassin.
— J’te jure, c’est vraiment le paradis là-bas ! Y’a les plages, y’a les canelés, y‘a de l’eau y’a des nids d’oiseau, puis un peu plus bas y’a le bassin, avec des bancs de sable pour s’assoir, et puis y’a même un cœur qui bat à l’intérieur, le « cœur du bassin » qu’il s’appelle...
Depuis, il l’avait cherché partout, ce « Bassin » dans lequel la nature avait planté un cœur pour qu’il saigne du même sang que les oiseaux. C’est pour ça que Jean-Mickel continuait de regarder vers le ciel, là où personne n’était encore jamais allé, même pas à aile d’Aurado.
Cela faisait deux mois qu’il n’avait pas reparlé à tonton Jasper. Le grand soir était arrivé. Jean-Mickel s’apprêtait à monter sur l’estrade. Ses pattes s’agitaient toute seules pour se donner du courage. Voilà, ça y est. Le moment tant attendu, tant redouté. Il allait enfin pouvoir prendre la parole devant tout le monde. Révéler en public la nature du projet auquel il travaillait en secret depuis si longtemps. Aux anciens, aux anciennes, aux chef.es de tribu, à tonton Jasper, à sa mère. A Marie-Eau d’Ange, surtout. Les convaincre de le suivre. De partir. Quitter enfin ce lieu, abandonner leurs nids, leurs branches sèches, leur litière à fiente, cette réserve désertique qu’on leur avait donnée parce que même les vers de terre n’en avaient pas voulu, oser l’aventure et trouver enfin, plus loin, quelque part, l’espoir, « la mérique ».
Dans la salle, c’était la cohue. Toute la colonie était venue entendre le dernier tour de chant du célèbre chanteur. Sur les affiches, il y avait juste marqué « Jean-Mickel se donne en concert ». Ses plumes de héron délavé reluisaient de sueur tellement il était stressé. Il ne savait pas combien de lui précisément il devrait donner. Un public immense l’attendait. Ce serait ce soir son plus beau cuicui, ou son dernier cri.
Toutes les aigrettes s’étaient attroupées. Il y avait quelques chevaliers gambettes ; il y avait des mouettes. Il y avait aussi les tribus d’à côté, et des oiseaux de l’île aux rochers. Même quelques martins-pêcheurs avaient daigné quitter leurs fils électriques si douillets, et étaient descendus en V dans leur van migrateur. On les voyait rouler des mécaniques dans la fosse, en train de saccader leurs pas et faire Tss-Tss avec la tête. Au-dessus de la scène, des vautours faisaient les gros yeux, sûrement attirés par le piaillement hystérique des poussins, qu’on avait autorisés exceptionnellement à descendre du nid, avant leur becquée du soir.
Jean-Mickel s’avança sur le devant de l’estrade. Son cloaque était sec, ses plumes déjà décoiffées. Il commença à chanter, sans même prendre la peine de s’éclaircir le bec.t;
— Il existe, notre paradis, le paradis des grandes aigrettes, je le sais, je le connais ; il est tout là-bas, on ne vous ment pas, le soleil ne nous ment pas quand il s’écrase tout en-bas, mes amis, c’est vers le bas qu’il faut aller, je vous le dis, c’est en Gironde qu’il est, je l’ai vu, croyez-moi. Le bassin, mon bassin, ô mon petit bassin chéri.
Marie-Eau d’Ange, qui connaissait toutes les chansons de sa rockstar préférée par cœur, – c’est pour elle qu’il les avait toutes écrites –, fronça légèrement les sourcils. Cet OP triste et sérieux, plus déchirant qu’une râpe, c’était la première fois qu’elle l’entendait. Jean-Mickel jeta un rapide coup d’œil vers elle. Il sentit ses palmes devenir poites. Tout le monde s’était tu. Marie-Eau d’Ange pourrait ne pas comprendre, elle pourrait être surprise devant un tel navet. Il redoutait surtout qu’elle soit déçue et se mette à pleurer, ou pire, qu’elle se lève et quitte la salle, outrée que son amoureux ait encore osé parler de ses rêves avec elle devant tout le monde. La belle femelle ne bougeait toujours pas. Perdu pour perdu, il reprit.
— Et tous les poussins, les petits de la terre, ne regardaient plus que vers lui. D’espoir, de ciel promis, ils s’envolèrent. Et le trouvèrent. – Chantez-le avec moi, mes amis ! – Le bassin, ô le bassin, mon petit bassin chéri.
Jean-Mickel avait soigneusement préparé le final. Tout était dans le dernier effet. Avant de faire tomber le rideau et s’envoler, il se tourna en arrière vers un vieux coucou qui faisait les basses. Celui-ci se mit à gazouiller des sons graves du fond de la salle. Son roucoulement ne venait pas du cou, mais lui sortait directement des tripes. Quand il expirait ses rou-rouhhs lancinants, ce n’était plus un chant, c’était un cri.
Jean FAVRE