Il grava avec sa truelle un trait vertical ; un sourire de satisfaction éclaira son visage. 31 traits se serraient côte à côte sur le ciment frais de ce discret angle de mur. Il venait de réussir son combat, le plus difficile qu'il n'ai jamais mené dans sa vie. Il voulait aller jusqu'à 31. Il aurait pu se contenter de 30, mais en cochant le 31ème sa victoire ne faisait plus aucun doute. C'était un mois complet, un chiffre absolu, son nombre premier. Et le premier de sa nouvelle vie.
Il y a un mois jour pour jour il avait pris ce virage qu'il espérait irréversible. Il revoyait ce jour là son médecin lui expliquer avec des mots simples. Il devait l'appréhender comme une « allergie », ne plus toucher cette substance. Il devait tenir un mois. Puis s'offrir une récompense : débuter un projet, un acte, qu'il n'avait jamais accompli. Un vieux rêve.
Vieil homme pensa à sa vie d'avant, celle où il nageait dans la rivière de poison qui coulait autour de lui, incapable d'atteindre la berge. La torpeur du matin au soir. L'alcool l'avait noyé à petit feu.<br>Il ne se souvenait plus quand ça avait vraiment commencé. C'était sûrement venu progressivement. La convivialité du verre partagé s'était insidieusement mué en solitude triste. Puis il n'y avait plus eu de partage du tout. C'était en solo que son anesthésique liquide venait le cajoler, l’envelopper de coton, l'endormir, le bercer ; l'emporter par le fond.
Son travail l'avait tout de même maintenu à la surface. Enfin entre deux eaux. Il lui devait la vie. Mais sa petite entreprise s'était vite réduite à lui même et sa vielle fourgonnette Citroën hors d'âge. Plus personne ne voulait faire maçon. Ce n'était pourtant pas le travail qui manquait. Partout sur le Bassin on cherchait à élever des pyramides de brique, dresser des murs, détruire, reconstruire. Mais si cette œuvre était valorisée il y a encore quelques décennies, on lui préférait désormais les métiers des écrans et des électrons qui circulent dans du silicium. Plus personne ne voulait transformer des sacs de poussière volcanique en habitat. On préférait les simuler en 3D sur des logiciels de DAO, faire tourner une réalité d’algorithmes dans des machines à portes logiques. Alors quand il fallait transformer l'image de synthèse en matière palpable tout le monde soupirait...., et se tournait vers lui. Un des derniers hommes à savoir manier à la fois les mathématiques, la géométrie, la chimie, et la truelle. Les mains dans le ciment irritant, les narines tapissées de poussière.
La main d’œuvre avait fuit, il était resté le dernier soldat bâtisseur.
La travail acharné avait concurrencé l'alcool ; deux assommoirs valent mieux qu'un. Pour mieux l'écarter du monde des vivants.Il avait perdu dans la bataille ses rares amis, une partie de sa famille, et surtout son amour propre. L'alcool avait tout dissout, lentement, par capillarité, comme un sucre dans un café. Il espérait secrètement que désormais quelques grains de cette vie puissent repasser la phase de distillation à l'envers. Revenir, les reconquérir. Il pensait à sa petite fille. Mais il n'en était pas encore là aujourd'hui.
Les chantiers s'étaient accumulés, avaient pris du retard. Bâtir n'est pas une mince affaire, mais bâtir seul était encore plus difficile. Les bouteilles et les parpaings accumulés l'écrasait tout les jours un peu plus.
Et puis il y a eu Oussman. Un ange noir tombé du ciel. Ce type était apparu au milieu de nulle part, avec son sourire et sa gentillesse. Lui qui était plutôt cartésien, y voyait quand même là un événement un peu mystique. Sa rencontre devait être un message.
Finalement son salut venait en partie d'un gars qui était encore plus en détresse que lui. Un autre noyé de la vie, mais au parcours différent.
C'était il y a 32 jours. Vieil homme s'est dit que le seul signe à apparaître dans ces années de blizzard était à saisir. Maintenant. Carrément. Il n'y en aurait peut être plus jamais d'autres.
Le soir même il pris un grand sac, ramassa de pièces en pièces les cadavres de verre qui habitaient sa maison à sa place. Cinq allers-retours au conteneur de recyclage avaient eu raison de ces quilles de silices qui jonchaient sa route quotidienne. En les jetant, chaque « bling ! » étaient une petite victoire sur le passé. Comme si en se dégageant un à un de ces lests, son corps remontait à la surface.
En suivant, il avait pris rendez vous avec son médecin. Celui ci l'avait calé entre deux consultations le jour même. Une chance. Il avait dû sentir qu'un patient qui reprends contact après 15 ans d'errements doit avoir un bon motif pour vouloir le voir. Et il avait raison.
Ce mois passé avait été une chasse aux fantômes. Un combat silencieux contre des sirènes qui sortent de chaque interstices de sa journée, de chaque fissures de sa chambre. Des moments de sueurs froides, de manques, de frissons, de tremblements tièdes.
Il les avait appréhendé comme des mises à l'épreuve. Il les attendait. Il savait qu'il ne devait pas plier. L'ennemi attaquait de partout ; dans sa cuisine, dans sa chambre, sur le chantier, à chaque pause, cherchant à combler chaque silences, chaque pensées tristes.
C'est en cela que sans le savoir Oussman l'avait aidé. Tous deux avaient tout de suite sentis qu'ils étaient chacun porteurs d'un fardeau. Mais sans jamais le nommer. Dès que l'un sentait que l'autre flanchait, que son regard baissait, que son visage s'attristait ; alors une attention naissait. Un truc simple. Minimaliste, mais réconfortant. Un sourire, une blague, une vanne, un parpaing repositionné, un niveau corrigé, un ciment enrichi.
Le chantier était devenu une entreprise de reconstruction mutuelle. Les coups de truelle et de pelle devenaient bienveillants. Oussman avait beaucoup à apprendre du métier et faisait des erreurs normales de débutant. Mais le corriger apportait à Vieil homme une satisfaction indescriptible. A son apprenti aussi.
Cette complicité furtive lui avait permis de passer le cap des nuits blanches et du manque. Durant un mois. 31 jours aujourd'hui.Son premier mois de sobriété depuis des décennies. Il n'y croyait pas lui même en contemplant les 31 gravures. Sa truelle à la main. Fier comme un gamin qui vient de remporter sa première médaille.
Il était désormais venu l'heure de la récompense.</span><span>C'est elle qui l'avait guidé jusque là. Ou plutôt lui : le Bassin.<br>Il aurait tant aimé que « Bassin » soit un mot féminin ; mais il fera avec.
Vieil homme salua Oussman et quitta le chantier. Il n'avait pas besoin de lui expliquer.<br>Il prit sa voiture pour parcourir les deux petits km qui le séparait de cette étrange casse nautique. Devant le portail il observa ce lieu atypique. Dans une petite parcelle, à l'abri des bois, s'entassait en plein air un cabinet de curiosité composé de bateaux à moteurs, de voiliers verdis de mousse, de bouées, de moteurs désossés, et d'un bordel indescriptible de pièces nautiques. Comme si la mer d'Aral s'était asséchée ici, d'un coup, en aspirant tout ce qui avait flotté à sa surface pour le jeter à terre. Au fond, une caravane où vivait le maître des lieux. Sur le portail, écrit pompeusement sur une bouée, à l'antifouling orange : « chantier nautique ».
Le propriétaire des lieux apparu. Vieil homme vu tout de suite à sa démarche chaloupée que lui nageait toujours dans le poison. Un naufragé de plus. Il essayerai de l'aider en temps utile, mais pour l'instant, il devait se concentrer sur son propre combat.
« Salut Vieil homme , j'ai ton bébé ». Ils se serrèrent la main.
Il ne se souvenait plus à partir de quand on avait commencé à l’appeler « Vieil homme ». lui qui n'était pas si vieux d'ailleurs. Mais lui voyait dans ce surnom une marque d'affection. Pourquoi d'ailleurs l'adjectif « vieil » aurait une connotation péjorative ? Plus que « jeune » ? c'était une phase de la vie, plus mature. Lui le vivait bien.
Le mécano lui présenta son « bébé ». C'était une petite barque sans prétention, refaite à neuf, rafistolée avec un moteur de récup. Elle trônait sur une petite remorque. L'homme avait l'air assez satisfait de son travail ; et il pouvait l'être. Il avait su refaire un petit bateau fonctionnel et fiable en greffant des organes composites récupérés aux quatre coins de son terrain.
Vieil homme connaissait les faiblesses du mécano, il avait les mêmes, mais il connaissait aussi ses qualités. Il savait qu'il pouvait prendre la mer en sécurité avec cette coquille de noix. La coque était propre, l'accastillage solide. Il savait qu'entre deux bouteilles à la mer, il avait réalisé sérieusement sa commande.
Il attela la remorque à sa voiture et ils se saluèrent.<br>Il se rendit à la mise à l'eau de Cassy, calme à cette saison. La marée était bien au rendez vous convenu sur son calendrier. On pouvait toujours compter sur la Lune, elle, au moins, était fiable. Il descendit la barque à l'eau puis s'installa dessus. L'étrange chaloupage de l'embarcation le fit sourire. Cette fois ce n'était plus l'ivresse, mais la poussée d'Archimède qui le faisait tanguer. La sensation était délicieuse.
Un coup de lanceur et le moteur s'ébroua tranquillement. Le bonheur commençait à monter dans sa poitrine sans qu'il ne puisse le contenir. Il remonta le chenal le sourire aux lèvres. Progressivement il quittait les méandres vasculaires pour rentrer dans l'entraille profonde du Bassin. Les terres s'écartaient à gauche, à droite, devant. Le ciel et l'eau s'ouvraient autour de lui.
Il croisa un kayakiste qui glissait silencieusement ; ils se saluèrent. C'était drôle comme sur l'eau tous les humains se comportaient en citoyens fraternels d'un même pays. L'inverse que sur terre. Ils devenaient des Gens de Mer. Il se dit qu'il se mettrait au kayak peut être un jour. Ce sera le stade d’après. Pour l'instant, il glissait sous le rythme à deux temps du petit hors bord. Et c'était bon.
A mesure qu'il s'enfonçait sur l'eau il avait l'impression de laver son corps des toxines accumulées.
Il se retourna et vit que la pointe de Branne était maintenant loin derrière lui. Il était entouré d'eau. Il coupa le moteur. Il était seul.
Enfin pas tout à fait. Une gamine en catamaran passa près de lui, le sourire aux lèvres elle aussi, elle le salua en braillant un truc inaudible. Elle pourrait être sa petite fille.
Ça y est. Il y était. Il regarda autour de lui. De l'eau.
Il écouta. Du vent, des oiseaux, le clapotis sur la coque. Immobile. Serein.
Ça y est ; il avait sa récompense : le Bassin.
Vieil Homme
Il y avait ces pleurs d'enfants, ces cris d'adultes. Les seuls éléments humains a habiller cette nuit d'enfer étaient des clameurs de détresse, de peur, d'angoisse. Ils étaient tous là entassés comme du bétail. Sous les hurlements des hommes armés, ils étaient poussés dans le bateau. Là où normalement cinq, six personnes s'installaient, ils étaient maintenant près d'une trentaine. Et ils en poussaient encore à bord. La barque s'enfonçait toujours plus dans l'eau. Bientôt, le franc-bord, cet espace entre la ligne de flottaison et le rebord du bateau ; cet espace qui délimite la frontière entre la vie et la mort en mer ; se ramenait à une dizaine de centimètres. A côté d'eux, deux autres embarcations subissaient le même sort. Chargées de chair humaine grouillant, s'enfonçant dans l'eau plus que de raison.
Un des hommes se tourna vers lui. « toi ! Tu sais comment ça marche ! Mets toi là ! ». Il lui désignait l'espace infime entre les corps humains ou dépassait la manette de gaz du moteur hors bord. Oui il savait comment ça marchait. Il était pêcheur. En revanche les deux autres embarcations allaient être pilotées par des hommes qui n'avaient jamais mis les pieds dans un bateau.
Les passeurs montrèrent au loin des lueurs orangées : la côte a atteindre. Puis crièrent « GO ! GO ! » en menaçant de leurs armes. Ils n'avaient pas pris la peine de les accompagner, ils savaient vers quoi ils les envoyaient.
Il tira sur le lanceur. Le moteur de 25 chevaux gronda et son embarcation de mort, chargée de regards apeurés tournés vers lui, s'élança dans la nuit. Il entendit derrière lui les deux autres barques démarrer. Il ne les revis jamais.
D'ailleurs, personne ne les revis jamais.
En moins d'une minute, il venait de se retrouver pilote d'une barque de clandestins. Une quarantaine d'âmes à son bord. Sa responsabilité maintenant. Il devenait à la fois passeur et clandestin. En tout cas gardien de leurs vies. Il pointa la barre vers Gibraltar.
La houle commençait à monter, la mer à se dégrader. Les lumières de la côte tant désirée clignotaient, leur photons interrompus par les murs d'eau qui rampaient devant eux. L'eau rentrait dans l'embarcation, se mêlait à l'essence, leur brûlant les pieds. Les hommes écopaient avec des bouteilles plastique découpées, les femmes serraient les enfants contre elles.
C'est son expérience de pêcheur qui les maintennèrent en vie. Sa connaissance de la mer, sa façon d'attaquer les vagues à 45 degrés, d'équilibrer le bateau. Les autres n'eurent pas cette chance.
Et puis les lumières ont grossi. La côte est devenue plus palpable. Les lumières des routes formaient des guirlandes. Elle était là leur terre promise. Il visa un endroit plus sombre pour accoster. Au contact de la côte les vagues se mirent à déferler ; dans leur dos cette fois. La barque, à chaque surf, prenait une vitesse sinistre. Et puis un grand bruit. Ils venaient de toucher la côte. Instantanément, dans un mélange de panique et de délivrance, tout le monde se jeta hors de la barque et couru sur la plage. En direction du Nord.
En moins d'une dizaine de secondes, il se retrouva seul, éberlué. Il pris son sac plastique, son seul bien, et fila à son tour vers le Nord.
Le mois qui suivi fut un mois d'errance, de petits boulots, de nuits passées caché dans des fossés, d'angoisse. La peur de se faire prendre, de tout perdre à nouveau.
Il lui fallait suivre son but. Il avait trouvé une carte postale de France avec des étranges maisons en bois sur pilotis, posées sur l'eau. C'est là qu'il arrêterai sa fuite, il le savait.
Il remonta l'Espagne ainsi. Puis il pris le chemin de Saint Jacques de Compostelle à l'envers. A contre courant des pèlerins avec leur coquille fixée au sac à dos. C'était son pèlerinage à lui.
Après des jours de marche et des nuits de cache, il arriva sur un sentier bordé de bassins abandonnées. Des oiseaux migrateurs, comme lui, y trouvaient un refuge. Il savait qu'il était arrivé à destination.
Maintenant il lui restait une épreuve : travailler, faire ses preuve, gagner la confiance, et peut être des papiers.
Sur le littoral il tomba sur une maison en construction. Un homme travaillait seul à monter un mur. Il hésita puis s'approcha de lui. L'homme ne le remarquait pas. Avec son fort accent ils se lança : « Bonjour Monsieur ». « Je cherche du travail, je sais un peu faire la maçonnerie ».
L'homme leva les yeux vers lui avec le regard de quelqu'un qui vient de voir le messie, un extraterrestre, ou les deux réunis. Il le fixa ainsi pendant une longue minute sans rien dire.
Oussman
L'adolescente pédalait à vive allure sur la piste cyclable. Les cheveux dans le vent. Ses parents s'étaient encore engueulés toute la soirée la veille. C'était vraiment une journée de merde pensa t- elle. Et puis ce matin, paf, interro surprise en math au collège. Un grand moment de solitude. C'était vraiment une journée de merde. Ce coup-ci elle le pensa si fort qu'elle le dit à voix haute.
Ses parents avaient eu une seule bonne idée dans leur vie : l'inscrire au club de voile le mercredi aprèm pour s'en débarrasser. Ils lui avaient aussi donné un nom de vent de l'hémisphère Sud. Elle ne savait pas ce qui leur était passé par la tête.
C'était donc son échappatoire de la semaine. En arrivant au club nautique, elle sentit le vent frapper son visage. Elle ferma les yeux et pris une grande inspiration. C'était bon. Quand on fait de la voile on développe un sixième sens : celui de ressentir qu'on perd son temps sur terre lorsque le vent souffle. Aujourd'hui il était bien là, et grossissait. Elle entendait le claquement des drisses sur les mats. Tout le monde s'affairait à gréer les voiliers. L'excitation était palpable. ça s'ajoutait à ce truc qui brûlait dans son ventre.
Elle prit dans la voilerie les différentes pièces du gréement et posa son dévolu sur un Hobbye Cat. Elle avait envie d'un cata ; et seule. A côté d'elle un garçon timide gréait son petit monocoque, c'était Gaëtan. Elle le trouvait sympa et mignon. Elle le salua en esquissant son premier sourire de la journée.
L'eau montait, le vent aussi. Les voiles faseillaient. Les bateaux côtes à côtes ressemblaient aux oriflammes d'une bataille médiévale avec leurs voiles colorées battantes.<br>Puis elle sauta sur le trampoline du cata, borda son écoute, et partie comme une torpille.
Très vite elle laissa les autres sur place, pris de la vitesse. C'était grisant. En vent de travers la vélocité augmentait encore. Elle filait sur l'eau. Bientôt les molécules d'eau divorcèrent de la coque de résine et elle se souleva en rappel à un mètre de haut. Le Hobbye gîtait. C'était génial. Elle poussa des « Youhouhouuu ! » d'extase. Comme un cri de guerre. Elle volait désormais.
La baume sifflait au dessus de sa tête comme une guillotine à chaque virements de bords et empannages. Elle évitait ce sabre mortel en baissant le tête au dernier moment. Elle hurlait à son coéquipier imaginaire ses instructions « Paré à virer ? Virez ! » « Paré à empanner ? Empannez ! » « Youhouuuu ! ».
Vent arrière, elle pris le cap vers la pointe de Branne, et toujours plus de vitesse. Elle réfléchirai plus tard à comment rentrer. Là elle était libre et c'était chouette.
Seule au loin une barque avec un homme à bord, il aurait pu être son grand père. Elle passa à côté en poussant à nouveau son cri de guerre.
Deux sillages parallèles restaient gravés dans l'eau. Celui de la barque et un autre. Comme deux coup de griffe dans le Bassin.
Elle vira pour les couper en travers et rajouter le sien. ça faisait comme le symbole mathématique « différent » ces trois sillages dans l'eau. Elle trouva ça marrant.
Finalement, c'était une chouette journée.
Alizée
Yannick HERAUD