Dix-huit heures, soirée orageuse sur le Bassin.
En se chargeant de nuages gris, le ciel prend peu à peu la couleur mélancolique de l’automne qui s’annonce.
Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, Charlie surveille la marée montante. L’eau recouvre peu à peu les plaques vertes et brunes et offre un puzzle de petits miroirs à la lumière d’un soleil couchant perturbé par la pluie qui approche. Le voile noir des nuages assombrit davantage son moral qui a du mal à monter plus haut que la partie dite « des chaussettes ». Les poings crispés et serrés au fond de ses poches l’aident à contenir la tension qui l’oppresse depuis l’arrivée de Noa au début de l’après-midi.
Charlie sursaute. Un éclair zèbre le ciel au-dessus de la pointe du Cap-Ferret, les deux points noirs des cabanes tchanquées apparaissent et disparaissent, et aussitôt, le grondement du tonnerre se fait entendre.
L’orage est là, dehors.
Les éléments et son tourment se déchainent.
Son retour sur le bassin lui a permis de retrouver toutes les sensations douces de son enfance. Alors pourquoi en s’écrasant bruyamment sur les baies vitrées de la véranda, chaque goutte de pluie ravive-t-elle sa désillusion ? La quiétude de sa maison au bord de l’eau échoue à apaiser la violence de ce découragement qui l’étouffe depuis quelques années.
Pourquoi tous ses efforts pour vivre mieux ailleurs ont-ils été inversement proportionnels à ses attentes de libération et d’espérance ?
Ce soir, la certitude que l’herbe n’est pas plus verte là-bas l’oblige à stopper son errance inutile. En regardant la plage désertée par les promeneurs, Charlie aspire à se cramponner à un de ces corps-morts abandonnés. S’y ancrer fera-t-il taire enfin, la souffrance quasi existentielle qui taraude son corps et sa tête devenus adultes ?
Ne plus divaguer. Ne plus s’égarer.
Depuis son adolescence, toutes les questions se sont multipliées sans trouver une seule réponse capable de dissoudre son vague à l’âme. Le léger cours de son insatisfaction, motif de son départ pour la capitale, est devenu petit à petit, un véritable fleuve.
Que faire pour fermer la vanne et retrouver un peu de sérénité ?
Dire et redire ne lui permettent pas d’arrêter le flux et le reflux des doutes et des peurs qui submergent sans cesse tous ses moments de tranquillité. Comme si le langage avec tous ses mots, était ce batardeau qui protège d’une forte tempête mais qui laisse toujours filtrer un peu d’eau salée.
Les pelouses et les fleurs du jardin en sont le plus souvent desséchées.
Protections perfectibles.
Ce soir, la digue s’est rompue et les mots affluent à nouveau avec l’eau qui monte.
Assis sur un tabouret, les mains sur les genoux, Noa regarde le sol. Il semble peiné et agressé par toutes les interrogations de Charlie. Depuis son arrivée, ils cherchent ensemble des explications et des interprétations qui leur permettraient de mettre à distance « impression, (perdre la boule)sensation, émotion » et qui pourraient ainsi bonifier cette soirée qui s’annonce si mal.
- Tu finis par m’emmerder avec ton spleen à deux balles…Tu t’enlises dans un marasme qui ressemble à la vase du chenal. Quoiqu’on fasse, elle revient toujours… Le bonheur ne serait-il pas de jouir de tout ce qui est offert et de naviguer sur tous les bons moments en évitant simplement les zones trop boueuses ?
Noa est ostréiculteur, il est né, il vit et il travaille ici. Quand il ne se sent pas très en forme, une balade dans la forêt des Quinconces, une sortie en bateau ou simplement une pression bue au bar de la jetée suffisent à le retaper. Noa est cet ours tranquille et silencieux qui attend le retour des jours plus doux, tapi au fond de sa darse. Et ce soir, il ne supporte plus ces palabres sans fin. Il serait prêt à courir jusqu’au bout de la presqu’île pour marquer un point d’arrêt à ce flot de paroles vaines.
Quand il était enfant, avec ses cousins, Noa se souvient qu’ils multipliaient les coups de pelle pour protéger leur château de la marée montante.
Ils ont toujours perdu. Leur barrage a toujours lâché.
Peu sensible à l’invitation de se taire, Charlie, tenace, revient à la charge. Sa lutte stérile contre la submersion cafardeuse se poursuit.
- Tu as raison Noa, le bassin avec ses plages et ses forêts apporte l’apaisement et la sérénité que le béton et l’agitation des villes détruisent. Le mouvement perpétuel des marées est celui du roseau qui plie mais ne rompt pas. En quittant le rythme urbain agressif de la capitale, j’ai retrouvé une douceur de vivre. Les odeurs salées, les longues marches sur la plage accompagnent toujours mon regard fasciné par la lumière et les couleurs si belles et si changeantes du ciel qui se reflète. Mais ce soir, la force du vent me cingle de tous ces maux poisseux et envahissants que sont l’habitude, le quotidien ordinaire, les répétitions…
- Toi qui aimes chanter, laisse-toi plutôt bercer par la chansonnette « Yalo, yapalo » des promeneurs fascinés par cette étendue pleine ou vide. Laisse ton regard se poser au-delà des passes le jour, et la nuit, le phare du Cap-Ferret t’ouvre sa porte sur l’océan. Ce soir, ce spectacle orageux grandiose et fascinant ravive un peu de cette déception qui continue à se lire dans tes yeux bleus qui se glacent par moment. Ton mal-être semble augmenter avec le déchainement des vagues. Viens, s’il-te-plait, nous n’allons pas passer la soirée à regarder la pluie tomber. Je ne suis pas venu pour cela et tu étais d’accord ?
Comme Charlie ne réagit pas, Noa s’éloigne de la lumière et s’affaire à sortir sa queue. Une queue longue et lourde, il aime les coups forts.
En l’apercevant, Charlie sourit mais poursuit.
- J’aspire à sortir enfin de cette asphyxie, à ne plus sombrer dans cette overdose de tous ces pourquoi, où, comment, mais je ne peux…
- On y va maintenant, Charlie, l’interrompt Noa resté dans la pénombre. J’en ai marre… Sinon je me tire. Sa voix assourdie contient toute sa colère et son agacement.
Charlie lève les épaules, ouvre son col et pousse un soupir. L’air est encore chaud, ses mains sont moites. (perdre la boule)
- Je regrette tant la nudité de l’été, la chaleur sans orage, le soleil sans nuage…et le plaisir sans angoisse…
- Arrête. Dis-toi que rien d’autre n’a d’importance et ton malaise va se dissiper, supplie Noa en s’approchant. Je ne veux plus écouter ton bavardage dont le sens m’échappe la plupart du temps. Nous avons tout pour être heureux alors profitons-en. Je commence ?
Charlie s’approche, une queue courte et légère à la main.
- Essaie d’être plus rapide que d’habitude, l’interpelle Noa un peu brusquement. Après toutes tes interrogations sans fin et ces heures de parlotes stériles, j’ai vraiment envie de passer une soirée agréable, dans l’action.
Pendant plus d’une heure, leurs échanges se limitent à quelques gémissements, soupirs, regards. Charlie sent son corps se détendre. Le jeu l’intéresse, ses coups sont harmonieux et lui réussissent. Noa par contre est de plus en plus tendu.
- Ras-le-bol, finit-il par lâcher, excédé. Mon étreinte est trop rigide, je perds de ma force. Je ne suis pas dans le coup. On arrête cinq minutes. Je peux allumer une cigarette ?
Charlie acquiesce d’un hochement de tête, reste sans parler et s’assoit sur le tabouret, la tête dans les épaules.
- Joue en solitaire, je prendrai peut-être plus de plaisir à te regarder, lui dit Noa en envoyant sa fumée au plafond.
- Arrête, tu sais bien que cela ne m’intéresse pas. Je t’attends. Le dos de Charlie se voute à nouveau sous le poids de ses idées noires qui reviennent.
- On continue…Noa écrase son mégot. Arrêtons s’il-te plait de se tirer la bourre. A jouer aussi calmement, tu augmentes ma tension et tu me gâches le plaisir de tes coups.
Le jeu reprend. Ils tirent, liment, caressent sans échanger un seul mot. Charlie sent que les muscles de son corps retrouvent leur souplesse et lui permettent d’aller jusqu’au pelotage. Ses impressions de vide et de panique se dissolvent totalement dans les volutes de fumée des cigarettes de Noa. La barre entre ses yeux a fondu et les mots connus et caressés, reviennent se nicher dans sa tête… beauté, lumière, calme. Hors la saison touristique, Charlie aime prendre son vélo et découvrir le domaine de Certes et ses oiseaux, pédaler jusqu’au Grand-Crohot, grimper la dune de sable au milieu des pins et courir jusqu’aux vagues de l’océan.
Le bassin offre toute cette rêverie de l’eau en mouvement qui atténue les bords coupants d’une réalité parfois difficile.
Noa s’énerve de plus en plus, ses bandes ratent les unes après les autres. Il enrage.
- Je n’y comprends rien. Tu disais être au pire de ta forme et tu n’as jamais eu autant de facilité et de sureté dans tes coups ce soir.
Noa semble perdu. Il remet machinalement du bleu sur sa queue.
- « La bandaison, Papa, ça ne se commande pas …», Charlie lui chantonne la chanson de Brassens en assourdissant au maximum sa jolie voix de soprane. Elle éclate de rire et dénoue son chignon avec sensualité. Ses cheveux d’un blond vénitien éclairent son visage et soulignent la pulpe rouge de ses lèvres.
Elle s’approche de Noa en souriant.
- Pardonne-moi ma mauvaise humeur de ce soir. Je suis là où j’ai envie d’être et je m’y sens bien, dit-elle en se lovant amoureusement dans ses bras.
Douceur des corps qui se touchent, progression lente du désir accepté.
Féline, elle éteint le lustre au-dessus du drap vert accentuant les zones d’ombre de la pièce et redonnant ainsi, vie à l’eau qui s’agite dehors sous le vent.
Mutine, elle se colle contre lui et susurre en lui mordillant tendrement le lobe de l’oreille.
- Que vivrait l’homme concentré sur ses boules si la femme ne venait pas l’y rejoindre ?
L’orage est passé. L’atmosphère s’est libérée de toute l’humidité des tempêtes d’équinoxes. Charlie et Noa, amarrés l’un à l’autre et appuyés à la table de billard admirent cette grande marée un soir d’orage.
L’ouverture du bassin sur l’océan en furie laisse entrer les vagues majestueuses. Les embruns frappent le parapet et inondent le parvis de l’église Saint Eloi.
Précieux garde-fou pour l’eau qui déborde et pour tous ceux qui s’égarent.
- J’ai perdu et tu as gagné. Noa sourit, il sent que Charlie a enfin lâché son inquiétude. Il caresse les cheveux blonds et les soulève pour déposer un tendre baiser sur sa nuque. Je veux prendre ma revanche. Je te propose de continuer la partie au creux du lit douillet dans ta chambre à l’étage.
Il pose la queue du billard dans le râtelier, elle y rassemble les deux boules blanches et la boule rouge. En souriant, ils se regardent, s’enlacent et s’embrassent fougueusement.
Le ciel prend sa couleur rosée. L’orage fuit vers d’autres rivages.
Les eaux du bassin vont entamer une nouvelle descente. Ballet naturel guidé par la lune qui sourit derrière quelques nuages encore accrochés au-dessus du port ostréicole.
Dans le jeu amoureux, les amants hésitent, avancent, reculent. Parfois même, ils trichent car ils ne peuvent pas faire autrement.
Le doute est toujours salutaire à ceux qui aiment et qui sont aimés.
Jeux de l’amour et du hasard. La nuit sera douce et paisible.
Pour le billardiste comme pour l’amoureux, qu’il soit homme ou qu’il soit femme, le seul passage obligé pour jouer, est de devoir perdre la boule.
Annick JULLIARD