Le choix d’Ivan de vivre sa retraite à Arcachon avait d’abord été motivé par le charme si particulier de cette ville. Mais cette décision s’expliquait aussi par le désir de prolonger sa vie professionnelle d’ancien chercheur en écotoxicologie par l’étude de la faune et la flore du Bassin et de leurs altérations par les activités humaines ; la vieille maison qu’il avait achetée nécessitait malheureusement de nombreux travaux que le modeste niveau de sa pension de retraite l’avait contraint à réaliser lui-même, repoussant ainsi d’année en année la réalisation de son projet d’études.
La lecture, dans La Dépêche du Bassin, d’un article concernant la mise à attribution par le Conservatoire du Littoral de trois cabanes situées sur le domaine public de l’île aux Oiseaux éveilla son intérêt. Son projet d’étude écologique nécessitait un isolement que seule pouvait lui apporter une vie solitaire dans une cabane uniquement accessible en bateau et l’éloignant ainsi de sa maison chronophage; et quel lieu de vie plus propice à un tel projet que le milieu même du sujet d’étude ? Il envoya donc une lettre de candidature détaillant sobrement les raisons de cette dernière : il s’agissait de louer l’une des cabanes proposées non pour son seul plaisir, mais dans le but éminemment utile d’une meilleure connaissance du milieu naturel que l’homme, pauvre être suicidaire sciant la branche sur laquelle il était assis, dégradait chaque jour un peu plus.
Ces cabanes avaient été construites à l’origine pour loger de pauvres pécheurs ou ostréiculteurs ; mais le temps passant, elles se transformaient peu à peu en résidences tertiaires de riches avocats ou entrepreneurs pour lesquels il était du dernier chic de clamer haut et fort qu’ils passaient leurs vacances dans une pauvre masure de l’île aux Oiseaux ; ils oubliaient de préciser qu’en réalité, leurs ronflements nocturnes faisaient vibrer les murs de leurs luxueuses villas de premières lignes du Cap Ferret ou du Pyla et non ceux de leurs cabanes. Face à de tels candidats aux réseaux surdimensionnés, Ivan n’avait aucune chance, lui le chercheur solitaire naturellement enclin à se faire un ennemi de tout homme de pouvoir. Toute sa vie professionnelle avait été émaillée d’altercations avec ses supérieurs hiérarchiques, ce qui lui avait d’ailleurs valu le surnom d’Ivan le terrible. Il avait un besoin irrépressible de ramener ses patrons à ce qu’il estimait, à tord ou à raison, être leurs véritables valeurs et avait fait sienne la devise de Cyrano : « ne pas monter bien haut peut-être, mais tout seul ».
Pour toutes ces raisons, sa candidature permettait d’augurer autant de chances de succès que l’achat d’un billet de loto pour l’enrichissement d’un clochard ou d’un ex-voto pour le salut de l’âme d’un marin disparu. Sauf,...sauf s’il donnait un coup de pouce énergique au destin ; et quoi de plus énergique et efficace dans notre bas monde que le recours à la Camarde ? Après une petite heure de « tournicotage » cérébral, il trouva une solution simple ; bon sang, mais c’est bien sûr, comme aurait dit le commissaire à moustaches et à pipe de nos vieux écrans cathodiques, il lui fallait supprimer ses principaux concurrents; l’idée était toutefois un tantinet primaire et beaucoup plus facile à dire qu’à faire ; parmi les nombreux candidats à l’offre de location des cabanes, lesquels avaient le plus de chances de l’emporter ? Et un tel massacre serait-il moralement acceptable, même pour une noble cause? Bien sûr, quelques dizaines de destructeurs de la nature envoyés ad patres ne pouvait qu’être profitable à cette dernière ; mais cela aurait une efficacité epsilonesque pour un risque personnel monumental et il faudrait que l’inspecteur chargé de l’enquête soit plus stupide que l’inspecteur Clouzeau (que les jeunes lecteurs veuillent bien m’excuser pour cette nouvelle référence culturelle antédiluvienne) pour qu’il ne comprenne pas que le seul suspect potentiel de cette hécatombe était le seul candidat à la location encore en vie.
Il rejeta donc cette stratégie grossière et chercha une autre solution. Bon sang mais c’est bien sûr, comme aurait dit dans un deuxième épisode le commissaire dont ne peuvent se souvenir que les plus vieux d’entre nous, ce ne sont pas les candidats qu’il faut supprimer c’est leur envie de candidater ; il fallait pour cela associer à l’île aux Oiseaux une réputation semblable à celle des îles d’Alcatraz ou du Diable ; la solution lui parut soudain évidente ; jamais dans sa carrière de chercheur une idée aussi géniale ne lui était venue à l’esprit (j’entends de mauvais esprits susurrer que cela était dû à ce qu’il n’en avait jamais eu la moindre; qu’ils ne comptent pas sur moi pour diffuser une aussi méchante assertion) ; supprimer à l’aube un seul chasseur de canard dans une tonne de l’île aux Oiseaux, voire deux pour plus d’efficacité, ne pinaillons pas, permettrait d’atteindre un tel résultat. Et la chose était cette fois tout à fait réalisable : comment différencier un coup de fusil contre un canard d’un coup de fusil contre un chasseur de canard ? Seuls le gibier et la taille des plombs différaient. Un tel évènement devait logiquement conduire au désistement de la majorité des candidats aux cabanes ; quel chasseur aurait encore envie de risquer sa vie pour supprimer celles de pauvres volatiles, alors qu’il pouvait en trouver sans le moindre risque, tout plumés et vidés dans le premier supermarché venu ?
Ivan rechercha donc au fond de son grenier le vieux tromblon à chiens de son arrière- grand-père et acheta dix cartouches à chevrotines ; l’arme, qui n’avait pas servi depuis plus d’un siècle, fut testée sur les volets de son nouveau et bruyant voisin ; le test fut concluant : les volets furent joliment décorés et artificiellement vieillis façon brocanteur sans que la pétoire n’explose. Il avait ensuite le choix entre trois moyens de déplacement pour atteindre l’île aux Oiseaux : un petit hors-bord en bois Matonat des années soixante (qu’il nommait « le Riva du pauvre »), l’un des deux kayaks blancs achetés au club d’Andernos ou bien sa vieille planche à voile Dufour des années soixante-dix ; les deux premiers esquifs, quoique plus confortables et pratiques, étaient trop facilement repérables. Il décida donc d’atteindre l’île allongé sur sa planche à voile.
Un beau matin d’automne, vers quatre heures, après s’être noirci le visage et avoir enfilé sa combinaison isotherme, il glissa le vieux fusil et les cartouches de chevrotine dans un sac étanche, posa une paire de « mastouns », quelques zostères de camouflage et un canard en plastique sur la planche, puis rama discrètement vers l’île aux Oiseaux pour son opération spéciale. Une griserie imprévue l’envahit alors, à laquelle sa vie de petit fonctionnaire ne l’avait pas accoutumé. Nous n’entrerons pas dans la description détaillée de la dite opération de peur de traumatiser les enfants par des descriptions de scènes « tarantinesques » ; il pourrait en découler quelques mauvais procès pour l’auteur de ces lignes et ce n’est pas le but recherché.
Qu’il me suffise donc de vous dire que ce fut un succès total pour Ivan, puisque, tel un pilote de chasse de retour de mission, ce ne fut pas une mais deux croix qu’il put inscrire sur sa planche ; coup double ! deux cartouches de chevrotines et, à défaut de canards, deux canardeurs canés. Il revint ensuite le plus rapidement et discrètement possible vers la plage d’Arcachon qu’il atteignit au moment où le soleil dardait ses premiers rayons matinaux, mais aussi, malheureusement, alors qu’un insomniaque intempestif observait la plage depuis son balcon ; l’arrivée d’un homme allongé sur sa planche façon nageur de combat attira un peu l’attention de ce dernier, mais sans plus; et tel un zombie, il retourna vers son lit pour tenter de grappiller encore quelques miettes de sommeil.
Ce ne fut que le surlendemain, lorsqu’il apprit qu’un double meurtre avait été perpétré sur l’île aux Oiseaux, que dans un effort de réflexion méritoire, il fit le rapprochement entre les deux évènements ; il s’en alla en fin de matinée confier ses observations à l’inspecteur Couzau que la quasi homonymie patronymique avec l’inspecteur Clouseau avait transformé en tête de Turc de tous les commissariats du département; ses collègues l’avait surnommé la Panthère rose car tout chez lui le rapprochait de l’inspecteur si bien campé par Peter Sellers. L’inspecteur Couzau, donc, après avoir cherché sans succès l’inspiration dans une pantagruélique blanquette de veau arrosée d’un demi-litre d’une infâme mais revigorante piquette, plongea dans sa rituelle sieste quotidienne à la recherche d’une explication rationnelle du crime.
Tout à coup, alors qu’il émergeait à peine de son sommeil réparateur, une idée s’imposa à lui avec la fulgurance de l’éclair. Bon sang mais c’est bien sûr, dit-il en se réveillant, inspiré par l’inspecteur à l’origine de sa vocation et déjà mentionné à deux reprises (il faut absolument que je signale à l’écrivaillon de cette admirable nouvelle que le comique de répétition a ses limites ; trois occurrences de la même « blagounette », n’est-ce pas un peu trop ?), il doit y avoir un rapport entre les meurtres de l’île aux Oiseaux et le planchiste repéré par mon témoin de première ligne. Vous vous souvenez certainement, sauf assoupissement très improbable devant une œuvre aussi palpitante, que cette idée lui avait en réalité été suggérée par le dit témoin et que donc, l’inspecteur Couzau ne pouvait en rien en revendiquer la paternité ; mais le vol d’idées entre scientifiques de haut niveau est monnaie courante; et l’inspecteur Couzau ne faisait-il pas partie de ce milieu par la remarquable rigueur technique de sa pratique policière ?
Jugez-en plutôt : appliquant alors sa méthode d’investigation favorite dite du « ratissage massif », il fit arrêter tous les véliplanchistes, surfeurs et body bordeurs de la totalité du Bassin d’Arcachon pour les confronter à son témoin insomniaque à fin d’identification. L’inspecteur Couzau était connu pour son recours systématique à des moyens extrêmes; cela faisait d’ailleurs le désespoir de ses supérieurs qui trouvaient à juste titre son rapport coût/résultat catastrophique. Pour l’inspecteur il fallait « ratisser large pour ne pas rater le coupable ». C’était sa technique préférée et il en justifiait l’usage par des proverbes personnels tels que, « plus nombreuses les tentatives, plus grandes les chances de réussite » ; règle d’inspiration shadockienne basée sur une connaissance approfondie de la science probabiliste. Le résultat ne se fit pas attendre ; son témoin, après quelques échanges avec l’inspecteur, comprit qu’avec un tel homme il y avait danger pour sa propre personne ; ne voulant pas être mis en prison comme suspect de secours, il identifia sans la moindre hésitation le planchiste criminel en la personne du plus chétif et malingre d’entre eux ; c’était de la part du témoin faire le choix du moindre risque pour le cas improbable où le « coupable » sortirait prématurément de prison pour bonne conduite ; on n’est jamais trop prudent.
Le pauvre suspect, lui, eut droit à un procès expéditif prestement mené par un juge désirant surtout réduire rapidement son énorme pile de dossiers en attente de jugements ; il y gagna un séjour gratuit et à perpette dans une cabane bétonnée, entouré de petits camarades avec ou sans casquettes mais tous plus sympathiques les uns que les autres. Il avait même accès à une salle de musculation qu’il fréquenta assidument, conscient qu’il était du dangereux contraste entre sa conformation physique et celle de ses colocataires de cabane. Il avait obtenu tout ces avantages sans avoir fait la moindre démarche administrative; de quoi pouvait-il se plaindre ?
Ivan, quant à lui, du fait que les candidats à la location s’étaient majoritairement désistés, et qu’une partie même des locataires dont le bail de location n’était pas terminé préféraient y renoncer, obtint sans difficulté une cabane. Il avait cherché la solitude et l’avait obtenue au-delà de ses attentes ; à tel point que pour atténuer celle-ci et aussi, il faut bien l’avouer, sa mauvaise conscience vis-à-vis du « coupable » de substitution emprisonné, il établit avec ce dernier un échange épistolaire abondant ayant trait à deux sujets scientifiques essentiels : l’écologie comparée des faunes insulaires et carcérales, et l’application des théories Darwiniennes à la survie dans les marigots naturels ou anthropiques. Ils devinrent ainsi les meilleurs amis du monde.
Ce qui prouve que, contrairement à une légende soigneusement entretenue par les juges et les policiers (qui ne cherchent jamais, ce faisant, qu’à justifier leurs fonctions) une histoire criminelle peut, si chacun veut bien y mettre du sien, se terminer avec bonheur. Et en guise de morale profitable à l’édification de nos charmantes têtes blondes, nous conclurons que, pour peu qu’il soit perpétré avec de louables intentions, un crime parfait peut très bien être profitable à tous, ... ou presque.
Yves CROUAU