« Vous ne risquez pas de tomber ? » dit une voix.
Je me retourne ; en douceur, pour ne pas tomber.
C’est une jeune femme en jogging et survêt’.
« Si ! »
Ses cheveux défaits ruissellent dans son cou.
« Mais on voit mieux d’ici... »
— ——
Elle se rapproche.
On regarde le soleil se coucher ensemble.
Les couleurs se dégradent, se démultiplient, dans le ciel aquatique.
Lorsque le ciel est dégagé le soir j’aime promener mes yeux du bleu au bleu.
Du clair de jour, au nuit intense, d’un bout à l’autre du nuancier.
Je me baisse et m’assois sur le muret.
Elle l’enjambe et s’assoit à côté de moi.
Elle s’appelle Ariana.
— ——
J’ai grandi ici, à Andernos.
Je reviens de temps en temps.
Retrouver la terre de mon enfance.
La terre, le sable, la vase...
Je ne vais plus vraiment dans la vase.
Je ne vais plus à la pêche aux palourdes.
Mais j’ai vécu ici assez longtemps pour que l’odeur de la vase ne me gêne plus.
— ——
Chaque fois que je reviens, j’ai mon rituel.
Le soir après dîner je sors me balader.
Toujours le même chemin : je passe devant l’église, j’emprunte l’avenue Cazenave, je contourne le parking de la résidence, je passe à côté du Fish Head, très animé en été, et j’arrive sur la promenade qui longe la plage.
Je m’arrête devant le muret.
Je fais le tour de l’horizon.
En été, il fait encore jour.
En hiver, nuit ; les lumières des villes encerclent le Bassin.
J’observe les bateaux, plantés dans la vase à marée basse, plantés dans l’eau à marée haute. Puis je grimpe sur le muret.
— ——
Je marche alors sur le muret, jusqu’à la plage du Bétey qui est un peu plus loin.
À chaque escalier qui descend sur la plage, il y a une ouverture dans le mur.
Quand j’étais petit, le mur était plus bas, et les ouvertures plus étroites.
Je prenais mon élan, et je sautais par-dessus.
Le mur a été refait depuis ; plus haut ; les escaliers plus larges.
Je ne saute plus.
Parfois je faisais des petits bonds, ou des ronds de jambe.
Je me tenais sur un pied, je laissais l’autre jambe pendre dans le vide, et je pliais le genou, pour travailler les cuisses, l’équilibre.
Je recommençais de l’autre côté.
Je m’imaginais être un danseur en train de m’exercer. Encore aujourd’hui.
Un danseur sous les étoiles.
— ——
Quand j’étais à l’école du Bétey, on y allait souvent.
Une piscine d’eau salée... après, sous la douche, mes yeux étaient révulsés.
Je repasse parfois devant l’entrée ; la ventilation projette l’odeur du chlore de sel.
Souvenirs.
— ——
Ariana aussi a grandi au bord de la mer.
Elle est chanteuse.
Elle vient des États-Unis. Côte Est.
On parle anglais.
— ——
Ariana sur le Rivage ; ce sera le titre de ma prochaine chanson.
— ——
Elle a pris quelques jours de vacances, incognito.
Personne ne sait qu’elle est ici, sauf son chauffeur, qui attend son appel.
Et puis... habillée comme elle est, pas coiffée pas maquillée, personne ne la reconnaîtra.
Dit-elle.
— ——
Nous sommes survolés par un oiseau.
Il vole assez haut.
Deux oiseaux !
Ils ont l’air d’être ensemble.
Ils passent sous la lune ; et sous un avion, qui vole, très haut, et laisse derrière lui une fine robe blanche.
— ——
Je n’ose pas lui dire que j’ai écrit quelques chansons.
Je lui demande un autographe. Ça la fait sourire ; elle dit oui. Je n’ai pas de papier.
Elle signe sur mon bras.
Sa signature est une succession de vaguelettes légères et fluides, surmontées d’un petit cœur. Indéchiffrable.
— ——
Ariana me dit : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être chanteuse. »
Je lui réponds : « Moi aussi... »
— ——
Andernos est un des rares endroits que je connaisse où on peut facilement rencontrer des gens. Je ne sais pas si c’est parce que j’y ai vécu, ni si c’est pareil tout autour du Bassin.
Rencontrer des gens, je veux dire, en vrai, en chair et en os ; et sans raison particulière. Ailleurs, il faut avoir une bonne raison pour se parler.
Ici, on peut juste se parler.
— ——
Andernos est une ville très touristique : en été ou en hiver, l’ambiance est très différente. Mais dans les deux ambiances, on peut rencontrer des gens.
En hiver, tout le monde se connaît, quoi que pas toujours, et les locaux rencontrent les locaux. En été, tout est possible.
— ——
Ariana voudrait aller quelque part.
Mais où...
Nous regardons vers le large. La marée monte.
— ——
Le bateau démarre.
C’est un petit Flyer de 9 mètres.
Je l’ai emprunté à un ami ; je sais où il cache la clé.
S’il savait... mais je lui revaudrai ça, c’est sûr.
— ——
Au large, je coupe le moteur.
Nous sommes pas loin de l’Île aux Oiseaux.
Mais je ne compte pas trop m’en approcher ; encore moins de nuit.
Je mouille l’ancre.
Puis Ariana et moi nous installons sur le pont, devant le cockpit, où sont aménagés des transats matelassés.
Dans l’obscurité, sous les étoiles, loin des rivages, on écoute le monde ; il ne reste que le clapot des vagues sur la coque.
Autour de nous, les villes du Bassin brillent.
Elles forment un long liseré de billes dorées, un bras de galaxie.
— ——
Ariana me parle de sa carrière, éprouvante ; de sa prochaine tournée.
Elle repart bientôt.
En ce moment elle lit Nicolas Bouvier ; l’Usage du Monde.
Partir... voir... tendre la main à d’autres ; revenir... souffler... et repartir... ailleurs... dans l’exact même but...
Elle aimerait être comme lui.
Elle-même voyage beaucoup, mais elle a rarement l’occasion de rencontrer quelqu’un.
Elle aussi voudrait passer plus de temps à tendre la main et à voir le monde... en tout cas un peu moins à être vue.
— ——
Son prochain concert est à Kiev.
C’est courageux, lui dis-je.
Mais c’est bien.
— ——
Nous écoutons la nuit, le bateau tangue docilement.
« J’aimerais être au sommet du monde... » soupire Ariana.
Je la regarde.
Ariana ?
Oui ?
Tu y es déjà.
Comment ça ?
Le sommet du monde, c’est ici.
— ——
Elle me demande pourquoi la lumière des villes au loin vacille.
Je crois que c’est une histoire de température.
La lumière traverse des masses d’air froid et d’air chaud, qui altèrent sa trajectoire.
C’est étrange, dit-elle, la lumière paraît si imperturbable, si sûre d’elle ; et elle se laisse troubler par... de l’air ? des variations de température ?
Elle a raison.
La lumière a beau être éblouissante, elle n’en est pas moins fragile.
— ——
Elle veut nager.
L’eau est encore bonne.
Nous revenons côté cockpit et nous nous déshabillons dos à dos. Une fois dans l’eau il n’y aura plus personne sur le pont.
Je noue une corde à mon poignet, sait-on jamais, comme me l’a appris mon ami Seb sur ce même bateau.
On saute.
— ——
On nage près du bateau, qui se tourne vers nous, et nous fait face.
Ariana s’imagine qu’il pourrait tout à coup s’animer, démarrer et nous rouler dessus.
On serait alors happé par l’hélice...
C’est vrai que, quand on est dans l’eau, avec seulement la tête émergée, près de la coque d’un bateau, c’est assez impressionnant.
Et encore, c’est un petit bateau.
Elle me dit qu’elle a un peu peur, de nager, loin de tout, la nuit, dans l’eau sombre, et le silence.
Mais c’est aussi la peur qui lui a donné le frisson d’y aller.
Je pourrais lui dire qu’il n’y a pas de requin dans le Bassin, mais la simple évocation des requins risquerait d’empirer les choses.
D’autant que je ne suis pas sûr de mon anglais ; si ma phrase n’est pas assez claire et qu’elle ne comprend que le mot requin...
Je lui dis de se rapprocher.
Elle vient vers moi ; elle se sent déjà mieux.
Je lui dis de se rapprocher encore ; je lui dis qu’elle peut se rapprocher autant qu’elle veut.
Elle s’approche encore, et lorsqu’elle tient mes hanches entre ses jambes, elle pose sa tête sur mon épaule et me dit : là c’est bien.
Je sens son cœur battre comme si une meute de requins nous encerclaient.
À moins que ce ne soit le mien.
— ——
De retour sur le pont, séchés, rhabillés, on s’allonge sur les transats, avec un plaid.
Elle me demande de lui raconter quelque chose.
Je lui dis qu’un jour, cette histoire de bateau qui te roule dessus, ça a failli m’arriver.
J’avais 10 ans, le père de Seb nous emmenait sur son bateau à lui, trois garçons, trois copains, pour une virée sur le Bassin.
On aimait s’asseoir à la proue, les jambes dans le vide, les mains agrippées au garde-corps.
Le bateau sautait sur les vagues, nos fesses faisaient des petits bonds et claquaient sur le plat-bord.
Un jour on a fait du ski nautique, j’étais seul sur le pont avant, debout, et tout le monde regardait vers l’arrière le skieur en action.
Mon père était avec nous ce jour-là.
Soudain le bateau a ralenti.
J’ai été projeté en avant.
Je suis tombé entre le garde-corps et la coque. Je n’étais pas très épais.
Puis l’instant d’après le bateau a accéléré plein pot.
J’avais un coude sur le plat-bord, une main agrippée au garde-corps, et les jambes dans le vide. Je n’ai même pas pu crier, je tirais de toutes mes forces pour ne pas tomber.
Si j’avais lâché, je serais passé dessous.
Heureusement, j’ai réussi à remonter.
Personne ne s’est rendu compte de rien.
Je ne l’ai raconté à mon père que des années plus tard.
— ——
Ariana me dit qu’il y a une morale à cette histoire.
Il ne faut jamais se tenir debout sans attaches à l’avant d’un bateau lancé à pleine vitesse.
Elle a sacrément raison.
— ——
On passe la nuit à se raconter des souvenirs.
Moi des souvenirs d’ici, et de l’Île de la Réunion.
Elle des souvenirs de là-bas.
Là-bas : de l’autre côté de l’océan.
Elle aime imaginer que, si on pouvait voir assez loin, et si la Terre n’était pas ronde, d’ici, on verrait la Floride, et Boca Raton, sa ville natale.
Une toute petite traversée de l’Atlantique nous en sépare. On s’est endormi tard dans la nuit.
— ——
Le jour se lève sur le Bassin.
La marée a eu le temps de descendre et de remonter.
Où va-t-on maintenant ?
Ariana saisit son sac et en sort le stylo avec lequel elle m’a écrit sur le bras.
Je regarde l’autographe sur ma peau ; il est déjà presque effacé.
Elle pose le stylo devant le tableau de bord et le fait tourner comme l’aiguille d’une boussole. Le stylo s’arrête.
« Par là ! » dit-elle.
— ——
Bon, manque de bol, le stylo pointe vers la réserve ornithologique.<br>Je lui explique qu’on ne peut pas y aller comme ça, la fleur au fusil.
Elle me dit : « I want it, I got it. »
Ce que je traduirais par : Quand je veux quelque chose, je l’ai.
J’aimerais pouvoir en dire autant...
Sauf qu’en plus de ça, elle commence à avoir faim.
Et dans les marais, à moins de courir après les ragondins et les cigognes, on ne va pas manger grand-chose.
Bon on pourrait aller juste à côté, il y a des ports, mais la vérité, c’est que je ne suis pas chaud pour naviguer dans ces eaux-là.
Je ne connais pas très bien, et... et je n’ai pas mon permis bateau.
Mais je lui promets que si elle revient un jour, on ira à cet endroit magnifique, avec les cigognes et tout et tout.
Par contre, si on part dans la direction approximativement opposée, je connais un endroit sympa et nettement moins loin où on trouvera de quoi se restaurer.
Après tout, on n’a jamais dit quelle extrémité du stylo il fallait suivre ! « D’accord, mais je veux des croissants ! »
— ——
« Comment est-ce qu’on mange ce truc ? »
Le truc en question est une huître qu’Ariana observe avec circonspection. Nous sommes à Claouey.
J’ai pensé qu’ici en fin de matinée, il n’y aurait pas trop de monde, donc pas trop de monde qui pourrait la reconnaître.
Même si elle m’assure que sans coiffure ni tenue de scène et cetera, il n’y a aucun risque. Nous avons improvisé un brunch en terrasse, au port ostréicole.
Croissants et crustacés, je n’avais jamais vu ça.
Elle s’est arrangée avec le restaurateur pour qu’il trouve tout le nécessaire.
Quand elle veut quelque chose...
— ——
En arrivant, j’ai légèrement planté le Flyer dans le sable... Je ne sais pas trop comment je vais faire pour le ramener. J’espère que Seb ne m’en voudra pas.
— ——
Ariana me dit qu’elle va devoir repartir.
« Comme Bouvier ? je lui demande.
— Comment ça comme Bouvier ?
... vers un nouvel ailleurs, mais dans l’exact même but... »
Elle me tire la langue.
Elle appelle son chauffeur et lui indique où venir nous chercher.
En attendant, elle me raconte des histoires de coulisses, ubuesques.
J’aimerais bien voir ça, une tournée de concerts.
— ——
Le chauffeur appelle.
Il est garé un peu plus loin, il ne peut pas venir plus près, nous sommes dans une allée piétonne.
Ariana se lève.
Je l’accompagne.
Sur le chemin, je me demande comment je vais expliquer à Seb que j’aurais besoin de son aide... à Claouey... pour ramener son bateau à bon port... son beau Flyer tout neuf, planté dans le sable...
Ariana m’interrompt dans mes pensées :
« Thomas ?
— Oui ? »
Elle réfléchit un instant, puis me demande : « Tu es déjà allé à Kiev ? »
Grégoire BARRAULT