Dédé – André Bréhat pour ses prestataires de services- était un adepte de la contemplation et vivre sur le bassin d'Arcachon était une providence.
Dédé "officiait" à temps "quand j'ai envie" -il avait horreur des obligations- dans les colonies de vacances du Bassin, ces havres de paix où l'on envoyait les marmots le temps d'un été, histoire de profiter de cette lagune que les habitants considéraient -sans modestie aucune- comme l'annexe du paradis.
Quand le temps était trop chaud ou trop nuageux pour profiter d'une balade sur le sentier de littoral, les moniteurs des plus petits faisaient appel à ses services pour animer un atelier -que nous appellerons instructif- dans le but de distraire ces marmousets plus enclins à grimper aux arbres et à chahuter qu'à se tenir tranquilles.
Une dizaine de marmots assis en demi cercle autour de lui, s'agitait donc régulièrement sous le tamaris à l'ombre frétillante de la plage de Lanton jusqu'à ce que Dédé fasse son entrée en scène sur le terrain des opérations.
Il faut dire que sa tenue inspirait respect et par là même ébahissement.
Sa veste d'abord : Extirpée -prétendait-il- du coffre d'un bourgeois lors de la mise à sac d'un galion démâté, elle était toute de velours faîte et d'un vert canard remarquable. Elle changeait de couleurs suivant l'angle de la lumière, rappelant par le fait, la vêture chatoyante du corps des libellules. Galonnée d'or et d'argent, elle maquillait parfaitement la silhouette de notre pirate, dissimulant dans ses plis et replis les imperfections qui le désavantageaient. Il se pensait trop rachitique en vérité et cette veste lui donnait une prestance qu'il appréciait, une carrure qui en imposait même si ce n'était que de l'esbrouffe pour ébahir une assemblée de menu fretin. Et puis ce vert remarquable, semblable à un éclair furtif par moment, marquait la mémoire des bouts de choux, tout autant que sa claudicante démarche.
Un pantalon de lin grège, collant jusqu'aux genoux, cachait la jointure de sa jambe de bois cirée de frais dont l'embout caoutchouteux laissait sur le sable une empreinte semblable à celle d'une patte de petit agneau. Oui, il avait une jambe de bois, comme tout pirate qui se respecte. Une béquille callée sous le bras, Dédé l'pirate avançait en chaloupant vers le pouf de corde faisant office de trône que ses "employeurs" avaient l'habitude de lui adjoindre pour sa commodité. Son chapeau et sa plume frémissante complétaient le costume et il avait posé sur son œil droit -des fois c'était sur le gauche, on s'comprend- un bandeau de cuir fauve attaché sur la nuque à l'élastique du catogan emprisonnant sa chevelure d'argent.
Les minots, éberlués, se poussaient du coude en rigolant pour les plus hardis ou avalaient péniblement leur salive pour les plus impressionnés.
Le regard qu'il jeta à l'assemblée en se laissant tomber sur son trône calma dare-dare les ricanements et agîtements des insolents.
Dédé dévisagea chacun des spectateurs en silence et un sourire amical découvrit sa dentition parfaite, agrémentée d'une canine dorée brillant comme une étoile.
- Voila voila, commença-t-il. Toi, enchaîna-t-il brusquement en tendant un index inquisiteur vers un des agités qui se figea derechef. C'est quoi ton prénom ?
- Marcelin, répondit l'interpellé en se tassant un rien.
- Tu viens d'où ?
- De Bordeaux.
- Okay, approuva le pirate, en se caressant la barbe. - Et toi ?
- Lucie, je viens de Blagon, bafouilla la marmotte en tortillant une de ces bouclettes brunes.
Il passa ainsi de l'un à l'autre, sa mémoire fantastique lui permettant de retenir chacun des prénoms des minots réduits au silence et leur "provenance" -si l'on peut ainsi dire.
Quand il eut terminé son inventaire, il se frappa le torse en disant :
- Moi c'est Dédé. Dédé l'Blafard. Oui Léonie ? enchaina-t-il alors qu'une minuscule poussinette, blonde de cheveux et dorée de peau, ouvrait la bouche en levant l'index comme à l'école.
- C'est quoi que ça veut dire lblafard Dédé ?
Il sourit. L'enfance a de ces raccourcis qui font que l'on passe de l'autorité affichée par un inconnu à la familiarité qu'un sourire engendre, naturellement.
- Tu vois la couleur de ta peau ma caille ? Regarde la mienne, dit-il en posant un doigt sur sa joue pâle. Blafard, c'est quand ta peau est plus blanche qu'un yaourt au lait. Tu vois ?
- T'es malade ? interrogea Basile, sans doute confronté aux aléas de la vie. - Non. Vous voyez ma jambe de bois ?
Les marmots acquiescèrent.
- Et bé, dans ma jeunesse, j'étais pirate. Un jour, nous étions en approche pour aborder un navire marchand que nous pensions plein d'or et de bijoux. Ça canonnait, ça criait, ça tirait de tous les côtés bonded'là. Un boulet d'canon, nom d'un ptit bonhomme, m'a arraché l'mollet et je suis tombé à la baille. Je ne dois d'être en vie qu'à un dauphin qui m'a ramené sur la terre ferme en m'tirant par l'autre patte. J'ai perdu presque tout mon raisiné les amis et jamais j'ai pu récupérer tous mes globules. Du coup, bin chuis resté pâle comme vous l'voyez. D'où mon surnom.
Muets, les yeux comme des soucoupes, les enfants se regardaient entre eux, se demandant muettement, si ce que leur racontait Dédé était du lard ou du cochon.
- Et ton œil ? s'enquiert Martin, premier à reprendre ses esprits.
L'Blafard balaya la question d'un revers de main impatient.
- Plus tard, on est là pour parler du Bassin d'Arcachon. J'y suis né, ma famille aussi. Et...
Et derechef, il largua les voiles et navigua, entre Pyla et Le Ferret, les yeux -enfin l'œil- noyé d'émotion.
Il parla des parcs à huîtres du Banc d'Arguin, longue écharpe dorée déployant sa blondeur au gré des marées.
- Qui qu'aime les huîtres ? interrogea-t-il en matant l'assistance. Quelques mains timides se lèvent, très peu en fait.
Il toussota. Ok, faut pas insister.
Il évoqua Arcachon et ses quartiers -quatre- qui se partagent les saisons du calendrier comme les gourmets se partagent un beau plateau de fruits de mer. Printemps, été, automne, hiver, les saisons se côtoient et se frôlent au gré des balades dans cette ville aux mille facettes.
- Qui qu'aime les crevettes ? demanda-t-il -surement inspiré par le vent salé qui vint frôler la plume de son galurin et les poils de son nez.
Toutes les mains se lèvent.
- Moi, mais faut que maman me les dépiaute, affirma Hippolyte, autrement, j'en mange pas.
Hochements de tête unanime des mioches présents dans l'hémicycle.
- Tu parles de pirates, bougonna Dédé dans sa barbe. Bref.
Il évoqua, dans la foulée, Pyla la belle et sa blondeur mouvante, que certains grimpent en ahanant et que d'autres dévalent en rigolant.
Il parla des bulles multicolores des amoureux des courants d'air, voletant au dessus des pins verts et du sable doré de son épaule douce, pendus à leur aile comme des marionnettes.
Il causa des sept ports de Gujan-Mestras, où prétendit-il, "de son temps" les pirates venaient se réfugier pour échapper aux canonnades de leurs ennemis.
Il conta Audenge et sa piscine d'eau de mer, le domaine de Certes et ses chemins bordés de pruneliers, ses prés verdoyants où paissent les moutons et les vaches.
Andernos et sa jetée avançant dans le Bassin comme la langue d'un caméléon.
Les cabanes tchanquées, perchées sur leurs pattes grêles, posées devant l'île aux oiseaux comme des maisons de poupée vues du ciel.
- Sur l'île aux oiseaux, prétendit-il, un corsaire, Calicot Jack pour ne pas le nommer, a enterré un trésor. Plein l'ont cherché, personne ne l'a trouvé.
Les yeux des petits se mirent à briller davantage. Un trésor ! de quoi enflammer les imaginaires les plus débridés.
Il évoqua Le Canon -en vitesse, le nom lui rappelant de mauvais souvenirs- l'Herbe, ses ruelles étroites bordées de logis colorés, Piraillan, Petit Piquey, Grand Piquey, le Cap Ferret au nez duquel les passes bouillonnent en jabot de dentelle.
Les marmots, fascinés, écoutaient l'orateur parler avec amour de son Bassin, de ses villages essaimés sur le cordon littoral comme les perles d'un collier, de leur flamboyance quand la nuit tombait, des tempêtes balayant les cieux de leur colère de feu, du vent dans les pins, de l'air embaumant le sel et l'iode.
Ses mains dessinaient les rondeurs des dunes, les aplats des sentiers ceignant les bords de plages, le vol planant des mouettes. Sa veste chatoyait comme un joyau dans la lumière ocellée du tamaris.
Quand il terminait son récit, le silence qui suivait était encore du Dédé l'Blafard. Ne s'entendait que le vent bruissant dans la chevelure hirsute du tamaris, poinçonné par les criaillements rigolards des mouettes.
Mâtés les minots...
Les moniteurs qui s'étaient approchés pour récupérer leurs ptits lardons, devaient frapper dans leurs mains pour les arracher à leur rêverie.
Dédé, aidé -bin oui, c'est comme ça- par deux âmes charitables, retrouvait alors la station et disparaissait comme il était arrivé, par enchantement.
Personne ne savait où il logeait ni comment il se déplaçait. Certains suggéraient que son navire volant était arrimé à un nuage et qu'il descendait au local d'entretien -dont lui seul avait un pass- grâce à une nacelle.
En vérité, il arrivait au volant d'une pétrolette spécialement aménagée, vêtu d'un jogging dissimulant sa jambe de bois et il se transformait en Dédé l'Blafard à l'abri des regards, jaillissant du local pile à l'heure prévue.
Pour tout vous dire, il avait élu domicile dans une anse du bassin lors d'une grande marée ayant découpée une échancrure de plus dans le profond des sables, et, aidée par un vent d'enfer la poussant au cul comme un amant désirant très fort sa maîtresse, sa pinassote avait succombé, là, entre rocs et vase, sa voile jetée bas avec empressement par ce coquin pressé.
Telle l'arche de Noé sur le Mont Ararat, elle chaloupait maintenant devant une digue aux pierres cyclopéennes.
Une armée de petits piquets - pinqués là pour retenir la vase - offrait à notre Dédé une passerelle précaire et fort glissante sur laquelle il sautillait habilement malgré sa jamb' de bois.
Sa vieille pinasse échouée gîtait lors des grandes marées, quand l'océan reprenait ses droits avec l'aide de Madame la Lune.
Il avait bien essayé de la caler lors de son échouage mais, malgré tous les soins apportés à ses tentatives pour la maintenir d'équerre, la vase dans laquelle elle était accafouie était aussi mouvante que le sable dans les passes du Cap et certains jours, il se réveillait entre plat bord et plancher, ayant chu de sa couchette lors d'un abordage trop violent.
Tous les soirs, en toutes saisons, par tous les temps, L'Blaffard posait son corps déglingué sur un rouleau de cordes tissé en pouf douteux, lui même posé à l'abri de la voile tendue en baldaquin et, la pipe au bec (car tout pirate se doit de fumer la pipe n'est ce pas ?), un ‘bouteille de rhum à portée de paluche, assistait en connaisseur à l'agonie du jour...
Et là...
Il regardait...
Posée sur l'infiniment lointain, la pupille de feu du géant en train de s'assoupir.
La paupière de cet œil se parait alors d'éclats mandarine, de bleus cobalts ardents et de verts malachite piquetés d'amandon...
Le pinceau de l'artiste dérobait – au creux de quelque coquille desséchée- ce roux d'or fané qui fît Eldorado et en parsemait les sequins sur l'horizon tendu d'organdi.
Il souriait alors et sa canine brillait comme une étoile. Il s'abîmait aussi dans le levé du jour.
La lumière caressait alors le bassin, plus perlée, plus douce, nimbée d'une tremblante délicatesse.
Une apparente fragilité dont Dédé appréciait le leurre comme il se devait.
Il savait alors que la paupière allait se relever, lentement et que s'allait évaporer la brume qui cachait encore un peu le bout des seins de sa maîtresse. Arcachon, le Cap Ferret, les terres ultimes enserrant son cher Bassin.
Les petits piquets ressemblaient alors à une armée de gnomes chevelus partant à l'assaut de la boue, les pierres de la muraille soupiraient d'aise et les faux cotonniers secouaient leur chevelure hirsute satinant l'air d'un voile de mariée.
Les jours de grandes marées, quand l'eau avalait rocs et gnomes, il revêtait son costume de scène et s'adonnait à un rite spécial dont lui seul savait la signification.
Le spectacle qu'il offrait alors tenait de l'admirable...
Tenant d'une main visée sur son crâne un gigantesque galurin dont les plumes chamarrées palpitaient comme un oiseau fébrile, il gambadait avec grâce, les pans de sa veste battant comme des ailes, héron au pas long bec emmanché sur deux pattes dont une grêle et regagnait la grève où s’imprégnaient, en intaille, sa semelle dentelée et son sabot d'agnelet. Là, il étendait large ses bras, puis saisissait son chapeau et en caressait les arbrisseaux, le sable, l'écume frôlant le sentier sur lequel il s'agitait.
Cette "cérémonie" durait le temps de lui mettre la sueur au front. Ensuite, il se calait à la coque envahie d'algues vertes et de coquillages de sa pinassote et reprenait son souffle, murmurant, semblait-il, en guise de remerciement, une prière entrecoupée de clins d'œil adressés, surement, aux Êtres invisibles qui peuplaient ses rêveries.
Ce personnage hors du commun disparut un jour sans laisser de traces. Son logis flottant aussi. A croire que Dédé l'Blafard avait largué les voiles pour un autre paradis.
Parfois, les admirateurs du couché de soleil sur son beau Bassin aperçoivent, furtivement, un pan de la veste chamarrée de cet amoureux pulsant sur l'horizon. Le rayon vert, c'est lui, Vénus, sa canine dorée quand il sourit.
Clotilde HERAULT