Ce jour-là, le soleil illuminait la mer de ses feux et la faisait briller d’un million d’éclats, éblouissant Nicolas qui arrivait sur la petite plage isolée d’Andernos qu’il chérissait tant.
Comme à son habitude, il terminait sa journée de travail par une échappée belle au bord de l’eau, profitant d’une reconnexion avec le vent, le sable, la mer et le calme avant de rejoindre sa meilleure amie Juliette autour d’un verre.
Nicolas avait dédié sa vie à un travail extrêmement laborieux. Il passait ses journées à jongler avec des chiffres et des contrats dans un petit cabinet comptable... Lorsqu'il passait le pas de la porte à la fin de sa journée de labeur, il ressentait donc un besoin irrépressible de s’ouvrir à la plénitude que lui offrait les grands espaces du Bassin d’Arcachon avant de retrouver la vie réelle et son tourbillon incessant.
Ce jour-là, cependant, n’était pas un jour comme les autres, et il allait bientôt l’apprendre à ses dépens...
Il prit place dans le sable comme à son habitude et s’allongea sur le dos pour profiter du calme. Appuyé sur ses coudes, il admira l’horizon duquel il voyait dépasser les dentelles des villes d’en face. En effet, le Bassin était un de ces écrins de mer, créé par les océans qui s’étaient frayé un chemin au milieu des terres, ce qui en faisait un endroit préservé et calme. Cette pensée l’apaisa et il soupira profondément avant de basculer en arrière et de plonger son regard dans le ciel d’un bleu azur que le son du ressac accompagnait telle une douce berceuse naturelle. Il songea que rien ne pouvait plus troubler cet instant de sérénité, lorsque des éclaboussures accompagnées de cris stridents vinrent le faire mentir.
Il se redressa promptement, surpris et quelque peu irrité, pensant que des enfants n’avaient pu s’empêcher de rompre sans ménagement ses rêveries. Cependant, son agacement fut de courte durée lorsqu’il tomba nez à nez avec une jeune femme étrange empêtrée dans des algues et du varec. Elle avait l’air complètement désorientée.
La jeune fille était d’une beauté irréelle, de longs cheveux d’une couleur indescriptible lui tombaient en cascade sur les épaules et ondulaient dans le vent iodé du bord de mer. Ses yeux, d’un vert d’eau translucide, se détachaient sur sa peau halée et le fixaient avec incrédulité. Ses lèvres fines et son nez retroussé étaient crispés dans une légère moue dans laquelle semblaient se mélanger douleur et peur.
Nicolas, pris de court par cette vision insolite, mit quelques minutes avant de reprendre ses esprits et lui porter secours. Lorsqu'il se redressa et se précipita vers elle afin de la dégager de ses liens, la jeune femme tenta de s'écarter, visiblement terrifiée par l'inconnu qui s'avançait vers elle. Il interrompit son geste et essaya une autre approche afin de ne pas l'effrayer davantage.
- Je ne vous ferai aucun mal... murmura-t-il pour la rassurer en s'asseyant dans le sable, à quelques pas d'elle. Je m'appelle Nicolas, et vous ?
La jeune femme le dévisagea mi-intriguée, mi-apeurée. Elle ne semblait pas comprendre les mots qui sortaient de sa bouche.
- Ni... Nicolas ? répéta-t-elle de sa voix juvénile.
- Oui, c'est mon prénom, comprenez-vous ce que je vous dis ?
- Je... Oui... Oui, bien sûr, c'est seulement que... C'est la première fois que je m'adresse à quelqu'un comme vous. Je vous en prie, ne me faites pas de mal... implora-t-elle, visiblement effrayée par l'étranger.
- Je vous promets que ce n'est pas mon intention... répéta-t-il doucement. Comment vous appelez-vous ?
- A... Ariane... bredouilla-t-elle, toujours en état de choc.
- Ariane, enchanté. Vous semblez être en mauvaise posture. Je vous en prie, permettez-moi de vous aider.
La jeune femme sembla hésiter, détaillant tantôt son corps, entièrement pris dans les algues et le varech, tantôt son interlocuteur qu'elle semblait jauger afin d'estimer si elle pouvait lui accorder sa confiance. Elle finit par acquiescer d'un hochement de tête silencieux et Nicolas entreprit de la libérer de ses liens. La jeune infortunée aurait effectivement été incapable de se défaire de sa prison, car en plus des diverses algues, un filet de pêche avait entouré son corps entier, bloquant ses bras et ses jambes comme dans un étau.
- Je peux savoir ce qui vous est arrivé ? risqua Nicolas en continuant de s'affairer à sa besogne.
-Je... C’est une histoire compliquée... bredouilla-t-elle en évitant de croiser son regard. - Je comprends et je ne veux pas être indiscret, je...
Les derniers mots de Nicolas se bloquèrent dans sa gorge lorsqu'il découvrit avec stupéfaction les jambes d'Ariane. Couvertes d'écailles d'un bleu opalescent, elles s'habillaient sur toute leur longueur de nageoires, semblables aux nageoires dorsales des poissons. Lorsqu'il finit de les libérer, des pieds palmés, loin de ressembler à ceux des humains, apparurent alors sous son regard ébahi.
- Je vous en prie, ne me faites pas de mal ! se précipita de répéter Ariane lorsqu'elle lut la stupeur sur le visage de son sauveur.
- Mon intention n'a pas changé, n'ayez pas peur, réussit à articuler Nicolas lorsqu'il reprit contenance. J'ai promis de vous aider et je tiens à respecter ma promesse.
- Vous n'avez pas... peur ? demanda-t-elle avec appréhension.
- En fait, je suis plutôt émerveillé et curieux, répondit-il avec sincérité.
Ariane parut étonnée par cette réponse. Elle lui expliqua qu'elle n'avait jamais pu discuter avec des personnes comme lui auparavant, les humains. Le peu de contact qu'elle avait eu avec eux jusqu'à présent s'étaient soldés par de la peur et de la violence. Elle lui raconta comment elle était arrivée sur cette plage lorsque des pêcheurs les avaient vus nager, elle et son jeune frère aux abords de ce que les humains appellent l'île aux Oiseaux. Ils les avaient immédiatement pris en chasse avec leurs harpons et leurs filets. Elle avait pu se cacher sous l'eau malgré le filet qui l'avait atteinte, mais elle avait perdu son petit frère dans le tumulte de la bataille. Elle s'inquiétait énormément pour lui et craignait qu'il ne lui soit arrivé quelque chose.
- Vous pourriez peut-être m’aider ! tenta-t-elle. Je ne peux me déplacer hors de l’eau, ce qui entraverait mes recherches... S’ils l’ont emmené sur leur bateau ou même sur terre, je risque de ne jamais le revoir !
Nicolas, bien que toujours sous le choc, croisa le regard empli de tristesse de la jeune fille. Il ne put s’empêcher de comprendre son désarroi, il n’imaginait même pas dans quel état il serait si on lui enlevait Juliette !
- C’est d’accord. concéda-t-il. Par où commençons-nous ?
- Prenez cet anneau, il vous permettra de m’accompagner dans les fonds marins. De cette manière, nous y chercherons les premiers indices !
Elle lui tendit un vieil anneau qui semblait avoir plusieurs siècles. Recouvert de petits coquillages, il avait passé énormément de temps sous l’eau à subir les affres du temps et de l’érosion. Nicolas tendit une main tremblante et s’en saisit sans certitude.
- Est-ce que je vais devenir l’un des vôtres ?
- Ne vous inquiétez pas, il vous permettra simplement de respirer sous l’eau, ce n’est pas une transformation permanente. Ne le perdez surtout pas ! Il ne fait effet que si vous le portez à votre doigt ! avertit-elle très sérieusement.
Nicolas approcha l’anneau de son doigt, il lança un dernier regard vers ses affaires étalées sur la plage. Dans quoi allait-il mettre les pieds ? Ariane sembla ressentir son hésitation et posa une main aussi compatissante qu’implorante sur la sienne. Il se retourna et croisa son regard juvénile et profondément triste. Aussi invraisemblable que lui parut cette histoire, il ne pouvait pas laisser cette pauvre jeune femme seule contre l’immensité de la mer et la cruauté des hommes qui lui avaient enlevé son frère !
D’un geste décidé, il enfila l’anneau à son doigt. Il inspira à plein poumons et ne vit aucune différence avec l’air qu’il respirait quelques minutes auparavant, il ne se sentait pas... changé. La jeune femme ne lui laissa pas le temps de se poser plus de questions. À présent libérée de ses liens, elle se saisit de sa main et l’entraina dans l’eau fraiche du Bassin.
D’abord surpris, Nicolas fut pris de panique. Et si la sirène l’avait trompé ? Et si elle l’avait amadoué afin de l’entrainer dans les fonds marins pour le noyer comme il avait si souvent pu le lire dans les mythes et les légendes ? Il retenait son souffle de peur que des flots ininterrompus n’y pénètrent. Sentant sa crispation, l’être de l’eau s’interrompit dans leur descente aux enfers. Elle fit volte-face et planta son regard dans le sien avec un sourire rassurant, ses pupilles se dilatèrent étrangement lorsqu’elle s’adressa à lui.
- Vous allez mourir si vous ne respirez pas. dit-elle avec douceur. N’ayez pas peur, inspirez...
Il ne savait pas pourquoi, mais il était tout simplement incapable de lui désobéir. Il inspira profondément, relâchant la pression dans tout son corps. À son grand étonnement, l’eau entra dans ses poumons mais il ne suffoqua pas. Il la recracha de la même manière qu’il l’avait ingurgitée, en expirant doucement.
- Pouvons-nous continuer ? demanda Ariane avec un sourire.
Nicolas acquiesça, rassuré. Ils progressèrent très vite dans l’eau froide, évoluant parmi toutes sortes de poissons qui ne s’inquiétèrent pas de croiser leur chemin. Rapidement, les fonds marins se transformèrent, laissant place à des paysages bien différents de ce que Nicolas avait imaginé trouver en ces lieux. Des constructions réalisées à partir de coquillages et de roches pavaient le sable et des sirènes les dévisageaient sur leur passage.
Ariane le guidait à travers ce paysage irréel. Le jeune homme, quant à lui, ne put s’empêcher de s’émerveiller. Des hippocampes qui jouaient avec les enfants, aux seiches qui taquinaient les hommes qui s’occupaient des constructions, tout ce qui l’entourait semblait tout droit sorti d’un conte. Ils traversèrent le village et progressèrent un moment sous les regards étonnés et apeurés des êtres de l’eau jusqu’à atteindre une forêt sous-marine.
- C’est là que nous jouions avec Malo avant de nous faire attaquer par les pêcheurs. annonça Ariane. Nos assaillants auront peut-être fait tomber quelque chose qui nous donnera une piste de recherche.
Ils fouillèrent un moment parmi les algues et Nicolas se trouvait sur le point d’abandonner lorsqu’il vit un objet briller au loin.
- Là ! s’écria-t-il en se précipitant vers l’étincelle d’espoir.
Ariane le rejoint et il lui tendit un porte clé portant l’inscription « Radeau de la Daurade ».
- Le nom du bateau ? demanda Ariane.
- C’est très possible. Regarde, il est amarré au port du Rocher si l’on en croit ce qu’il y a écrit derrière ! s’exclama Nicolas.
- Tu sais où cela se trouve
- Il me semble que c’est à La Teste ! Sais-tu comment nous y rendre
Ariane acquiesça et l’entraina promptement dans son sillage. Le chemin lui parut interminable comparé à l’aller. Si on lui avait dit qu’un jour, il traverserait tout le Bassin à la nage, Nicolas ne l’aurait pas cru. A mi-chemin, Ariane poussa un cri strident et fonça vers les profondeurs. Le jeune homme la suivit, inquiet de savoir ce qu’elle avait découvert. Elle s’empara d’un objet qui gisait dans le sable et se redressa, troublée. Elle tenait un poignard dans le creux de sa main.
- Il est à lui... murmura Ariane, la voix tremblante, nous sommes sur la bonne voie. Il a dû se défendre, je sens encore l’odeur du sang... J’espère que ce n’est pas le sien...
- Je suis certain qu’il n’a rien ! assura Nicolas. Dépêchons-nous, plus nous attendons, plus il risque de lui arriver malheur.
Ariane redoubla d’effort, perdant Nicolas dans son sillage, mais le jeune homme s’efforça de tenir la distance, comprenant ses craintes et ne voulant pas devenir un fardeau pour elle.
Quelques instants plus tard, la lumière se fit plus présente alors qu’ils approchaient du bord du littoral. Ils risquèrent un regard à l’extérieur. Le soleil les aveugla lorsqu'ils émergèrent après plusieurs heures dans l'obscurité des fonds sous-marins, mais le tumulte en surface ne leur laissa pas un moment de répit. À quelques mètres d'eux, un attroupement d'humains criait et se mouvait dans tous les sens sur le ponton du port. La foule était tellement dense qu'ils ne voyaient rien, mais la raison de leur émoi semblait évidente à Nicolas. La présence d'une sirène dans le port d'une petite commune du Bassin d'Arcachon, ça fait du bruit !
Ariane s'élança, mais Nicolas la stoppa dans son élan et prit les devants pour qu'elle ne se fasse pas capturer à son tour. Il atteignit rapidement le ponton, l'escalada et se joignit à la foule en ébullition pour se rapprocher au maximum du centre de l'attention. La sirène retint son souffle en attendant la suite des événements.
Sans crier gare, la foule se mit à courir en tous sens, visiblement effrayée, découvrant la scène centrale aux yeux d’Ariane. Malo se trouvait au sol et se dépêtrait d'un filet en lambeaux, étalé autour de lui, pendant que Nicolas se battait à mains nues avec l'un des pêcheurs, blessé à l'épaule et visiblement ivre de colère. "Courageux, mais pas téméraires, ces humains !" songea Ariane en constatant qu'ils avaient fui à la libération de son frère. Ce dernier se tortillait pour se défaire de ses liens. Ariane le rejoignit rapidement à la nage et lui prêta main forte, sous couvert de la mer, avant de l'attirer avec elle dans les flots.
Nicolas décocha un dernier coup de poing à l'un des pêcheurs avant de prendre la fuite à son tour et de les rejoindre dans l'eau. Il n'eut pas le temps d'atteindre la mer qu'il trébucha, saisi à la cheville par l'homme qu'il avait envoyé au tapis, visiblement furieux qu'on lui ait ravi sa proie.
- Nicolas ! hurla Ariane, désemparée.
Ce dernier se retourna promptement afin de se défendre mais reçu un violent coup à la tempe. -Nicolas ! entendit-il hurler une dernière fois Ariane avant de sombrer dans l’inconscience.mp;gt;
Son prénom résonna en écho de nombreuses fois tandis qu’il errait dans les ténèbres, jusqu’à ce que son corps s’agite de secousses. Il ouvrit violemment les yeux en espérant être enfin en sécurité dans les eaux du Bassin. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se retrouva de nouveau sur la plage, nez à nez, avec Juliette, complétement affolée. Il prit sa tête dans ses mains, son crâne le faisait atrocement souffrir.
- Tu m’as fait une peur bleue ! reprocha Juliette. Je t’attendais mais tu n’es jamais venu et je viens de te trouver ici, inconscient.
Il regarda autour de lui, hagard. Il était de retour sur le sable de sa petite plage au milieu de ses affaires. Il ne sut jamais s’il avait rêvé ou s’il était rentré grâce à l’aide de ses amis aquatiques. Il aurait juré voir un reflet bleu s’enfonçait dans les flots à son réveil !
Il n’osa jamais en parler à Juliette et ne pourrait jamais en être sûr, mais ce soir-là, il s’endormirait serein de les savoir en sécurité. Il ne se remettrait jamais en revanche de n’avoir pu conserver cet anneau aux reflets argentés qui lui aurait permis de les revoir... Qui sait ?
Mélissa CONTE