Le carrelet descendait très lentement. Dès qu'il toucha la surface de l'eau, le plus athlétique des deux garçons ralentit encore son geste afin de ne pas risquer delaisser s’échapperce qui reposait au fond du filet : des étrilles écrasées, attrapées le matin même sur les rochers. Un excellent appât qui portait ses fruits : unevingtaine d’éperlans frétillaient déjà au fond du seau.
Concentré dans sa tâche, il sursauta brusquement.
Une femme se tenait debout près de lui. Penchée sur la balustrade de la jetée de Bélisaire, elle regardait le carrelet s'enfoncer dans l’eau.
Elle resta ainsi quelques minutes, se redressa, fixa un instant les deux jeunes pêcheurs derrière ses gigantesques lunettes de soleil puis, sans un mot, fit demi- tour laissant échapper une espèce de ricanement.
Interloqués, les garçons suivirent du regard sa longue silhouette, toute de gris vêtue, qui s'éloignait, d'un pas hésitant, en direction des bateaux-navettes reliant le Cap Ferret à Arcachon ou au Moulleau.
« Encore une Parisienne qui n'a jamais vu autre chose que des poissons panés ! » se moqua le benjamin d'un air dégouté. « Pire, elle doit être végan ! » assena-t-il avec conviction.
« Ôtes-moi d'un doute ! C'est bien toi qui habites Saint-Ouen et qui es arrivé hier par le TGV ? » le questionna l'autre, goguenard.
Riant comme des bossus, ils se remirent à pêcher se fixant la mission de rapporter suffisamment de poissons pour le dîner du soir tout en occupant avec délectation leurs premières journées estivales.
Les deux ados adoraient se retrouver ainsi lors des vacances qu'ils passaient chez leur grand-mère au Cap Ferret. Jean habitait la banlieue parisienne, tandis qu'Arnaud, pur Arcachonnais, avait l'insigne avantage d'être le « régional de l'étape » et de connaître le coin comme sa poche !
Dès le lendemain matin, marée oblige, alors qu'ils installaient leur attirail, quelle ne fut pas leur surprise de voir la dame se diriger vers eux. Même tenue grise, même lunettes, même démarche incertaine.
À la différence de la veille, elle leur adressa la parole.
- « Bonjourrrr les garrçons, je peux vous poser une question ? » demanda-t-elle d'une voix chantante, roulant les R telle une palombe. Sans attendre leur réponse, elle continua : « Je vois que vous venez ici tous les jourrrs, connaissez-vous des hommes qui font de la moto surrr l'eau ? »
Tout en parlant, elle avait ôté ses lunettes découvrant des yeux immenses, légèrement en amande et d'un gris chatoyant.
Totalement sous le charme, Arnaud resta silencieux tandis que le gouailleur parigot n'hésita pas : « Vous voulez dire des jet-skieurs ? » corrigea-t-il.
« Ah oui, c'est vrrrrai, vous appelez ça comme ça...jet-skieurrrrr » murmura-t-elle.
Elle était dotée d'une curieuse bouche en canard avec une sorte de sourire permanent.
« Encore une qui a succombé à la chirurgie esthétique ! » supposa Jean, prompt à la critique.
Reprenant ses esprits Arnaud répondit enfin : « Oui. Il y a beaucoup de scooters des mers sur le Bassin. Pas très loin dici, le club du Canon, juste derrière la mairie, organise des randonnées. »
- « Ah merrrrci, vraiment trrrès intérrressant mais c’est quand même un peu dangerrreux, non ? s'inquiéta-t-elle soudain. Il doit y avoirrr des accidents ? »
- « C'est certain, il faut faire très attention à ne pas aller trop vite, les vagues sont piégeuses, et aussi les dauphins. »
- « Les dauphins ? » réagirent en chœur Jean et la femme.
- « Souvent, lors des balades à jet-ski, des dauphins ou des marsouins rejoignent le groupe et s'amusent à plonger autour d'eux, ça peut déséquilibrer l'engin » expliqua Arnaud.
- « Au revoirrrr ! » interrompit la femme qui, semblant soudain essoufflée, se précipita vers le bout du débarcadère.
- « Waouh, elle est trop belle ! » s'émerveilla Arnaud en la suivant du regard.
- « Waouh, elle est trop chelou ! » l'imita aussitôt Jean en se détournant pour s'occuper du carrelet.
Repensant à la conversation, il demanda à son compère s'il connaissait le responsable du club en question : « Ce serait assez génial d'aller nager avec les dauphins ! J'en rêve ! »
- « Je sais qu'il s'appelle Joël Martin. J'ai dû le croiser une ou deux fois. On m'a parlé de lui il n'y a pas très longtemps, je ne me souviens plus qui... ni à propos de quoi d'ailleurs ! »
- « Ah ben ça c'est de l'information ! Je croyais que tu connaissais tout le monde ici ! Tu pourrais te renseigner un peu, faire ami-ami avec lui, il nous invitera peut- être à aller un jour en randonnée nautique. » Histoire de le motiver, Jean ajouta, moqueur : « Comme ça, si la belle Russe revient tu auras un prétexte pour l'aborder !»
- « Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle est Slave ? maugréa Arnaud un peu agacé. Elle pourrait aussi bien être Espagnole, Portugaise, Brésilienne, pourquoi pas Italienne ou même Égyptienne ! »
Infatigablement, chaque fois que la marée était favorable, et tant que leur grand- mère ne se lassait pas de leur cuisiner une friture d'éperlans, ils partaient pêcher à Bélisaire, Arnaud espérant secrètement croiser « son amoureuse » comme l'appelait Jean !
Et à chaque fois, quel que soit l'horaire, elle était là.Dès qu'elle les apercevait, elle les rejoignait avec sa drôle de démarche chaloupée et engageait la conversation d'une voix mélodieuse, les questionnant sur le Bassin, les bateaux, les horaires de marée, ce que devenaient les poissons qu'ils pêchaient...
Intrigués, ils tentaient bien de savoir ce qu'elle faisait là mais elle restait vague disant qu'elle attendait quelqu'un, qu'ils s'étaient donnés rendez-vous sur la jetée mais qu'elle ne savait pas précisément quand, donc elle venait tous les jourrrs, gardant espoirrrr. Elle pensait qu'il viendrrrait avec sa moto de merrrr... Ou alorrrs, peut-êtrrre devait-elle aller à sa rencontre surrr l'eau ?
- « Ah, c'est pour ça qu'elle se renseignait sur le club de jet-skis » pensa Arnaud, un peu jaloux.
Les jours suivants, la météo étant favorable au surf, les garçons se rendirent à vélo côté océan où de belles vagues étaient annoncées au spot de la Torchère. Ils s'éclatèrent pendant des heures, ivres d'iode, de soleil et de mer. Ils en auraient presque oublié la mystérieuse étrangère si, sur le chemin du retour, au sommet de la dune ils n'avaient croisé le fameux Joël Martin.
Très grand, des épaules de déménageur, des cheveux blonds presque blancs qui contrastaient avec sa peau tannée par le soleil, le gaillard était assez impressionnant.
En voyant Arnaud, il l'interpella d'un air narquois : « Salut gamin ! Alors, comment va ta grand-mère ? Toujours folle de moi ? »
N'attendant aucune réponse, il éclata d'un rire sarcastique et poursuivit son chemin vers la plage.
Sidéré, Jean s'écria : « Il s'est passé quoi, là ? Qu'est-ce que c'est que cette remarque sur Mamie ? »
Un peu gêné, Arnaud allongea le pas : « Viens, dépêche-toi, je vais t'expliquer. »
Ca y est, il se souvenait ! Comment avait-il pu zapper cette affaire ?
Leur adorable grand-mère était une fervente militante écologique. Elle suivait avec attention tout ce qui pouvait concerner le Bassin d'Arcachon, son environnement, sa préservation. Elle était membre de la Ligue de Protection des Oiseaux et de plusieurs associations de défense des fragiles écosystèmes locaux.
Et... elle menait une guerre ouverte contre les jet-skis dont elle estimait qu'ils étaient une véritable nuisance pour la biodiversité, la faune, la flore, doublée d'un réel danger pour les baigneurs.
Son dernier fait de guerre : lancer une pétition afin de les interdire dans toute la lagune !
Arnaud exposa la situation à Jean qui tombait des nues.
- « Je savais que Mamie rageait quand on laissait couler l'eau, qu'elle était très pointilleuse sur le tri de ses déchets et qu'elle compostait ses épluchures au fond du jardin, mais j'étais loin d'imaginer un tel engagement. J'ai l'impression que ma balade « dauphinautique » est mal barrée...
Ils profitèrent du dîner pour questionner leur grand-mère qui ne se fit pas prier et leur raconta sa haine des jet-skis et sa fierté d'avoir d'ores et déjà rassemblé plus de 5 000 signatures.
- « Ah, je comprends mieux pourquoi Joël Martin ne te porte pas dans son cœur ! » s'esclaffa Jean.
- « Joël Martin ? Vous l'avez vu ? Ah, ne me parlez pas de cet assassin écologique ! » rugit la vieille dame.
Sidérés de sa réaction, ses petits-fils la pressèrent de s'expliquer.
Une dizaine de jours plus tôt, au sortir d'une soirée très arrosée, le moniteur aurait emmené une bande de copains faire une virée au pied de la dune du Pilat leur faisant miroiter de s'amuser avec les dauphins.
L'alcool leur donnant du courage, ils étaient partis à la seule lumière de la lune, bravant la houle et l'interdiction de naviguer la nuit. À leur arrivée les dauphins étaient bien au rendez-vous, prêts à jouer avec les jet-skis. Sauf qu'en fait de jeu, les ivrognes n'avaient rien trouvé de mieux que de viser et de percuter les cétacés...
Bilan de cette monstrueuse soirée, les cadavres mutilés de plusieurs dauphins avaient été retrouvés au bord de la plage de la Corniche.
Témoins de la scène, des campeurs avaient prévenu la gendarmerie maritime qui, le temps d'arriver, n'avait pu que constater le désastre sans trouver aucune trace des auteurs.
L'un des témoins s'était empressé de filmer la scène mais la nuit empêchait de discerner les jets-skieurs et leur monture. Pourtant un indice avait amené les gendarmes à interroger Joël Martin : sur la vidéo on distinguait nettement la tête du chef de la horde arborant une belle touffe de cheveux blonds/blancs...
En entendant cette histoire, les deux cousins étaient horrifiés.
- « Je vous raconte ce que l'on m' rapporté, ajouta la vieille dame, vous devriez appelervotreonclePhilippe.Ilaccepterapeut-êtredevousenrévélerdavantage. »
Sans attendre, ils repérèrent sur Internet un article récent sur les dauphins retrouvés morts au pied de la grande dune. On n'y mentionnait pas les jet-skieurs, en revanche était servie l'habituelle rengaine sur des blessures dues aux filets de pêche.
Dès le lendemain ils contactèrent leur oncle, gendarme à Lège, pour tenter de démêler le vrai du faux.
Celui-ci leur confirma les faits mais avoua que l'enquête en cours stagnait. Ils avaient bien interrogé Joël Martin pourvu d'un alibi en béton : il avait passé la soirée chez lui avec des copains et, évidemment, chacun d'eux confirmait l'alibi de l'autre. Méticuleusement les jet-skis du club avaient été examinés par les policiers mais, alors que certains étaient endommagés, aucune marque ou fibre suspecte ne permettait de les incriminer.
Soudain, Arnaud pensa à sa belle inconnue. Elle qui voulait partir à la recherche de son « chéri », il fallait absolument la prévenir de ne pas faire appel à ce potentiel criminel.
Il enfourcha aussitôt sa bicyclette tandis que Jean l'interpellait : « Mais la marée n'est pas bonne, on ne va rien attraper à cette heure-ci ! »
- « Viens, suis-moi vite ! » Tout en pédalant avec ardeur, son cousin lui fit part de son inquiétude qui malheureusement s'avéra fondée.
À leur arrivée à l’embarcadère ils virent, bras dessus, bras dessous, la dame grise et Joël Martin rejoindre un jet-ski amarré au ponton. Déjà équipée d'un gilet de sauvetage, elle s'installa confiante derrière le moniteur.
- « Noooon ! N'y allez pas ! » hurlèrent Jean et Arnaud d'une même voix.
En les entendant, la femme se retourna et leur fit un amical signe de la main. Souriante elle ajouta quelques mots qui se perdirent dans le vrombissement de la machine. Très vite ils ne furent plus qu'un petit point mouvant à l'horizon.
Inquiets, ils attendirent longtemps qu’ils reviennent se relayant pour faire le gué pendant que l'autre allait acheter de quoi boire et manger.
A la nuit tombée, le scooter n'étant toujours pas rentré, ils se résignèrent à regagner la maison de leur grand-mère. Leur angoisse fut à son comble lorsqu'ils entendirent le ronronnement de Dragon 33, l'hélicoptère de la sécurité civile, et virent son puissant projecteur sillonner les eaux du Bassin.
Le lendemain, tout le Cap Ferret bruissait de la terrible nouvelle. Au bord de la plage de la Corniche, on venait de découvrir le corps mutilé de Joël Martin et, non loin de lui, son jet-ski totalement disloqué. Les recherches se poursuivaient, sans beaucoup d'espoir de retrouver la femme qui l'accompagnait.
La mort dans l'âme, les garçons se sentaient coupables et meurtris de n'avoir pu sauver leur « amie » qui, au bout d'une semaine, n'avait toujours pas réapparu.
Pourtant, un soir qu'ils se promenaient en dégustant une glace le long de la jetée, ils eurent la stupéfaction et la joie de la croiser, bien vivante !
- « Ah, je vous cherrrchais ! roucoula-t-elle, je voulais vous rrremerrrcier de m'avoir aidée et vous dire au-rrrevoirrr avant de parrtirrr. »
Tout en continuant à parler, devant leurs yeux ébahis, elle escalada la balustrade où elle se tint debout. Soudain elle se propulsa en l'air avant de plonger impeccablement.
Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de l'eau son corps se transforma, sa robe devint peau, son nez se changea en rostre et c'est un majestueux dauphin qui s'enfonça dans les flots du Bassin.
Une seconde plus tard, sa tête refit surface, yeux et bouche rieurs, puis, dans un gloussement, le cétacé s'éloigna, ondulant vigoureusement vers la dune du Pilat.
Chantal CARRERE-CUNY