Un chêne liège. Un cheval.
La pluie rebondit de feuille en feuille. Pony sommeille, insensible aux gouttes chaudes glissant sur sa robe de cuir. La tête baissée, le cou alourdi s’est étiré dans toute sa longueur. Enivré de l’odeur apéritive au bord des premières herbes, ses naseaux palpitent doucement contre l’écorce. La bride vaguement attachée à un broustic, il attend, docile, d’être repris en main pour son travail de tracteur des sables.
Johan s’est abrité, accroupi, sous la tiédeur du canasson. Il réfléchit en mâchouillant son chicot de tabac déjà lessivé. À côté, les fumées du foyer vital tourbillonnent dans les courants d’air du pare-pluie incliné dos au vent. Un matelas en varech, ignifugé naturellement par détrempage, a protégé les braises toute la nuit. Noah dort encore, la tête enfouie dans les peaux de mouton, englobées par le filet de pêche suspendu entre les branches. Léo et Tom se font encore couver par leur mère Esterella, protégés par le nid quotidien de la voile huilée. Il est charpenté par le mât en biais, à peine planté dans le sable et posé sur les avirons en croix. La vergue de taillevent a été orientée par les écoutes bordées sur des piquets d’accroche.
Dans les tamaris décharnés, Machouille la chèvre et Cornille le bouc, asservis au piquet, terminent conjointement le travail de coupe rase. Suif, leur garde-chiourme attitré, les protège des loups gourmands. Pour se camoufler, il a choisi une belle charogne en se frottant de chaque côté le cou avec délicatesse. Il n’a pas vraiment dormi de la nuit dans sa planque. Les hurlements perçaient régulièrement le silence des buissons alentours.
Il pleut.
Les nuages d'horizon s’éclaircissent de mauve. Des traînées effilochées roses déchirent le catafalque orageux. Le large fleuve profond s’allonge entre les rivages sableux. Sombre encore de nuit, il commence à briller au contre-jour de ses vaguelettes révélées. Le vent d’est les brosse sur la plage dénudée. Elles roulent la jonchée de roseaux et la richesse de la laisse de mer matinale. La noria d’oiseaux opportunistes fait son marché à peu d’effort. Les gravelots pressés trottinent en zigzaguant pour éviter les remontées mousseuses et picorent avidement les infiniment petits.
Le campement reprend vie aussi. Johan a récupéré des branchages mis à l’abri et ravive le foyer. La nichée familiale s’est réfugiée sous la tente où l’eau dirigée a bien rempli les gourdes suspendues. Il reste encore de quoi se donner des forces : quelques oignons, du fromage et du miel, du millet avec le lait de Machouille.
Suif est désormais en indélicatesse avec toute la famille. Il se venge en aboyant après les cornus moqueurs. Déchargé de surveillance, il va fureter dans les fourrés de la jonquière pour dénicher peut-être son seul repas de la journée. Chanceux, il reviendra avec la plume au bec.
Le soleil a finalement asséché la pluie. Il reste une fine bruine tiède ondulant dans le vent.
Johan propose à tous de monter sur la grande dune. Son flanc ouest offre une rampe facile. Esterella connait déjà. Elle préfère rester ranger les affaires et préparer le brancard de Pony pour la journée. Suif est assigné à résidence au cas où. Il rejoint ses jouets préférés.
Les enfants partent alors avec fierté découvrir leur monde. Noah a emporté son arc et se retarde à scruter avec vigilance le moindre bruissement. La rampe se gravit facilement, d’autant que le sable s’est figé par la pluie nocturne.
À mi-pente, les explorateurs matinaux s’arrêtent et se retournent vers l’Ouest. Devant eux, s’étale jusqu’à l’horizon la majestueuse immensité de la plaine des montagnes.
Johan raconte une nouvelle fois à ses enfants l’histoire de leur pays.
Il y a un siècle, Lou halha a détruit toute la forêt artificielle d’une ancienne presqu’île. Celle qui avait barré le delta d’origine du fleuve. Un soir d'un vent de chaleur, des bergers rebelles au progrès avaient mis le feu à la forêt du Grand Crohot. La mèche allumée a serpenté tout le long des plantations faisant exploser les réservoirs de résine sur pied. Le chalumeau maléfique a réduit en cendre légère tous les pins prometteurs.
L’invasion des sables a alors repris sa terrible progression. Rien de pouvait l’arrêter.
La fratrie ne parle plus. Seul l’instinct animal vibre. Chacun ressent la force gigantesque de cette néfaste nature en marche. Quelle est celle qui pourrait la maîtriser ? Certainement pas le misérable physique humain. La nouvelle génération pense déjà, avec la prétention de se savoir être doué d’intelligence compensatrice, qu’il doit y avoir une solution. À réfléchir. Le fatalisme ne fait pas partie des résolutions de la jeunesse.
Alors quelle solution ? Celle de la raison savante qui figera ces dunes. Celle du petit David, aussi forte que le poids de l’énergie des milliards de grains de sable. Contre ce Goliath éolien capable de déplacer des montagnes.
Ils regardent avec une émotion ingénue ce paysage menaçant mais d’une beauté extraordinaire.
L’éclairage solaire rasant illumine les flancs bombés de la horde des dunes venues de l’Atlantique.
Les veines brillantes des rivières résiduelles traversent les monticules en constante reptation. Les vestiges du Cirès, du Bétey et de La Meule ont adapté au fur et à mesure leurs méandres prolongés.
Il n’y a plus d’esteys. Plus de chenaux.
Pendant des années, leur libre cours a été progressivement entravé par le barrage des dunes envahissant l’espace de l’ancien Bassin d’Arcachon. Des étangs se sont élevés aux estuaires des crastes et des rivières. Chargés des eaux terrestres, leur volume est resté suspendu quelques temps. À force, la surverse a rompu le seuil le plus fragile en un goulot étroit. Au-delà de la cascade de purge, le cours a repris cherchant le talweg le plus bas.
Johan montre du doigt à ses enfants ces bassines difformes devant les anciens villages de Lège, d'Arès, Andernos et Lanton.
Ils poursuivent l’ascension de la grande dune qui s’allonge depuis l’ancienne Île des oiseaux jusqu’aux marais salans de Certes. À 120 m, au sommet, l’émerveillement s’amplifie. Tout en bas, au sud, le grand fleuve de l’Eyre. Immense couloir profond qui chasse la marée basse. Il entrave la montagne centrale dans sa progression inquiétante. Il lui sape continuellement le pied et charrie le plus loin possible les déblais. Avec les pluies diluviennes de toutes ces années, la rivière tortueuse s’est transformée en une redoutable artère fluviale. Lors des crues hivernales, la rencontre du jusant provoque un maelstrom mobile qui emporte les rives sableuses dans son rotor sous-marin et impose son lit de géant. Ainsi, elle a raboté en grande partie l’île de Malprat. Et balayé la plupart des digues de Gujan et de La Teste déjà endommagées quelques années auparavant.
Les garçons veulent savoir. Ils veulent intégrer la connaissance de leur père. « Comment c’était avant ? »
Juste après lou halha , notre terrible destin a subi celui de la France.
Comme un incendie ravageur, comme des sujets végétaux fragiles, nous avons été décimés par le feu bactérien. Lou gran malautiá.
Nos ancêtres ne l’ont pas vu venir. Ils l’ont appelé ‘’tuberculose’’ mais le mal était beaucoup plus pernicieux et contagieux. Un ou plusieurs foyers ont pris naissance par les individus les plus vulnérables. La mèche humaine a pris diaboliquement corps. Elle s’est propagée par la confiance mutuelle des proches. Qui, eux-mêmes, ne pouvaient pas douter de l’amour partagé de leur famille étendue ou de leurs proches spécifiques.
Les églises, les écoles, les marchés ont été des combustibles sociaux. Les projets, les espoirs et même les guerres ont été anéantis par ces flammes invisibles. Inextinguibles. Même par les plus ferventes et sincères prières.
À l’époque, le désert de sable s’était étendu à celui de l’humanité. Aujourd’hui, les jeunes pousses percent enfin le minéral. Des nuages d’oiseaux sillonnent le ciel et piétinent la terre. La vie a repris ses droits, mue par la résistance programmée à la mort.
Assis au bord de l’à-pic, les héritiers des rescapés de l’ancien monde contemplent le panorama exceptionnel qui se développe tout autour d’eux.
Le père explique à ses enfants le pays de ‘’l’autre côté de l’eau’’.
En face, dans le renfoncement lacustre, les vestiges du grand village de La Teste. À côté, à une trentaine de mètres de haut, la paisible pignadar des Arcansons, peuple de la forêt, qui abrite la chapelle Notre Dame des Marins, en vigie protectrice. Au loin, derrière, la grande forêt de Brémontier qui longe le littoral du Moullo jusqu’à la pointe du Pilat, tout au Sud. Elle a heureusement réussi à fixer les sables qui progressaient vers La Teste.
La grande Leyre a noyé le Teychan. Son redoutable flot s’est progressivement amplifié. Il se gonfle encore plus, au flux de l’océan, de millions de mètres cubes salés. Sa trajectoire n’est plus déviée par les masses d’eau englouties plus au nord. Alors ce boutoir hydraulique a traversé au plus court, de part en part, la presqu’île encore fragile. Le phare blanc du Cap-Ferret s’est retrouvé épargné par miracle. Il borde désormais heureusement la nouvelle passe et campe sur l’île du Ferret. L’ancien estuaire des passes d’autrefois est traversé par de multiples chenaux. Il s’est transformé en une immense plaine de sable à marée basse de trois kilomètres de large. De multiples bancs se sont élevés à partir d’Arguin et de Matoc. Certains sont devenus des îles fixées par de la végétation. À marée haute la profondeur reste faible, à trois mètres environ. Les eaux extrêmement transparentes apportent tous les nutriments océaniques. Cette étendue paisible est favorable aux nurseries de toute la faune sous-marine. Voilà.
Johan s’est levé. Il brosse son manteau de peau de mouton pour faire tomber tout le sable compressé. La fratrie ne veut pas se détacher de cette vue onirique. Car ils ne veulent pas non plus rompre l’imaginaire que suscite en eux le récit de leur père. Bien que toujours dans l’enfance, ils se retrouvent avec nostalgie encore plus jeunes, dans les limbes de l’endormissement quand il leur racontait des histoires qui étaient déjà le début de leurs rêves.
Devant l’insistance de leur sollicitation émouvante, Johan se rassoit et poursuit ses explications descriptives.
Les rares héritiers des marins du Pays de Buc, les Ostréogots, ont inventé la culture des huîtres. Depuis la précédente génération, les plus entrepreneurs ont créé des champs de gravettes, délimités par des pignots enduits de goudron. Ils se sont installés devant le Moullo jusqu’au Sabloney, sur la plage, au bord de la forêt. C’étaient de simples huttes à l’origine. Désormais, leurs cabanes sont plus avancées dans la mer et tchanquées pour permettre de basculer d’immenses filets, les carrelets. Elles forment tout un village allongé qui s’est développé grâce au train.
À l’époque de Grand-Papé, quand les affres de la gran malautiá se sont dissipés, la voie de chemin de fer a été réactivée et prolongée sur une digue. Elle longe les prés salés de la Montagnette à l’ouest du bourg de La Teste par Pechiq et Les Ninots jusqu’à Séoube. Elle rentre alors dans le massif dunaire fixé par les semis au niveau de la lède de Jaugut, c’est un bas-fond, et le traverse par la vallée de la Grave jusqu’au Bassin. Les travaux ont duré presque dix ans.
Le père insiste maintenant pour le retour. Il autorise une course entre les garçons et lui. Ils dévalent ensemble la pente, libres, heureux de vivre. Les poumons gonflés de cet air tellement pur, enivrant d’oxygène, parfumé de l’iode océanique et de l’odeur prégnante de l’eau douce chargée du rinçage terrestre.
À l’approche du camp de base, les apprentis explorateurs sentent les effluves de grillades. Esterella surveille en effet la cuisson de deux lapins maintenus écartelés par des tiges de bois vert. Tout a été rangé sur le brancard. Pony s’alimente dans les herbiers de salicorne. Les cornus, fâchés d’être entravés par un rondin, s’éloignent quand même vers les délicieuses jeunes pousses des buissons piquants. Bon prince, Suif laisse brouter.
Johan doit partir à La Teste. Chaque semaine il apporte des provisions à ses parents, surtout au prétexte de s’inquiéter de leur santé et de leurs besoins. La marée est porteuse, il ne faut pas tarder.
Il appelle les enfants pour l’aider à mâter la tillole et à la pousser vers la rive. La puissance du courant de cette forte marée permettra de rejoindre La Teste, après avoir passé le cap de l’Aiguillon, en une heure à peine. Il pose, calée au fond, sa hotte structurée de bambou et de toile graissée. Elle contient du poisson fumé, des coquilles Saint-Jacques en saumure, des œufs de cygne et un sac de salicorne. Toute autour de lui, la famille cache son appréhension instinctive par un sourire forcé.
La mère a confiance malgré son intuition qui la pousse à s’inquiéter. Les garçons sont fiers de leur père, frustrés sous l’autorité maternelle, ils acceptent quand même de ne pas l’accompagner. Aujourd’hui c’est dangereux. La force hydraulique de l’océan commence à ralentir celle du fleuve. Les deux géants sous-marins vont rivaliser dans leur masse insaisissable. Ils ne pourront pas s’entrechoquer comme les bois des grands cerfs en rut. Ils vont glisser l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, se mélanger, dissoudre le sel ou acidifier l'amertume.
Des vagues nerveuses traduisent la rencontre. Chargées d’ondes de fond, elles roulent en biais sur l’estran. Des frissons de pluie. Des crépitements de bulles. C’est le signal.
Coiffé de son bonnet de feutre de laine, Johan appareille, la voile de suite choquée au largue. Il se distrait quand même une seconde pour secouer une main à ses admirateurs de complaisance. Le bateau étalon vibre de toutes ses bordées. Il galope au-dessus des barrières de vagues, marquant le coup à chacune et reprenant de l’allant à la suite.
Soudain, Johan l’entend. Il le connait. Il sait que son émissaire est aveugle, sournois et puissant. Bien d’autres se sont fait engloutir. L’océan a encore gagné. Il a envoyé ses meilleurs rouleaux compresseurs. Au front, menant la charge, la scélérate se dresse, bavant d’écume. Elle gronde de malice. Le marin barre vent arrière toute. Le souffle d’embruns des naseaux du titan redouble la poussée. La tillole se cabre soulevée par les premières lignes porteuses. Heureusement, ces paliers rehaussent la frêle embarcation à moitié hauteur de la crête. Un paquet d’eau arrive à rentrer pour envoyer par le fond la proie ridicule. Ce n’est pas suffisant. La vitesse de la lame double l’esquif qui reprend sa course par le vent salvateur.
Johan arrivera à La Teste par l’esclavèir du Menan, à l’arrière de l’église. Ses parents lui donneront en échange des oignons et des pommes de terre du jardin, du miel, du fil de pêche avec des hameçons.
Il retrouvera sa famille nomade au bord de la forêt de chêne-liège qui occupe toute l’ancienne île aux oiseaux.
Nous sommes en 1942*.
(* mille neuf cent quarante-deux)
Joël CONFOULAN