Agnès n’a jamais aimé le bassin d’Arcachon. Elle y a pourtant passé toute son enfance dans la maison familiale d’Andernos avec ses parents et ses deux frères aînés. Aujourd’hui, en ce trente et un décembre 1999, elle observe les dégâts de la tempête Martin sur son village natal, et sur le littoral. Quelle idiotie que d’appeler un phénomène météorologique aussi dévastateur et dangereux par un prénom humain. Comme si cela pouvait rendre la tempête moins effrayante et plus sympathique pense t-elle. Agnès est sur la plage, la mer s’est retirée en ce début de matinée, et elle regarde le sable, la vase à perte de vue, le vent s’est calmé. L’aspect tout entier du bassin est méconnaissable, elle aussi comme tant d’autres est sidérée. Les arbres sont couchés comme des quilles, certains kiosques brisés, des bateaux renversés, jetés sur la berge, du bois à profusion, des tuiles. Spectacle silencieux après tant de fureur, de désolation, le bassin semble avoir subi un bombardement.
Cependant, Agnès sait qu’il s’en remettra. Elle est descendue de Paris pour fêter le nouveau millénaire avec sa famille. Une fois la fête dûment célébrée et terminée, elle repartira aussitôt vers la capitale, avec ses rues rectilignes, ses grands immeubles haussmanniens ses monuments historiques, ses touristes, ses coups de klaxons, sa vie mouvementée. Ah oui; Agnès est une vraie citadine, La première fois qu’elle avait eu l’occasion de voir une grande ville, c’était Bordeaux ou sa mère l’avait emmenée,elle avait sept ans, et adorée cette atmosphère.
Aujourd’hui, le bassin, son odeur iodée, ses algues déposées sur le sable ressemblant à des dépôts de mauvaises herbes, sa vase gluante et envahissante qui s’enfonce sous les pieds comme de la boue, tout ce que sa famille adore, voire même idolâtre ne la rendent pas nostalgique. Elle soupire, même la légère brise qui est plutôt agréable, ne parvient pas à chasser ses souvenirs, et à la soulager.
Soudain, quelque chose attire son regard. Une sorte de branche de bois flotté planté dans le sable, droit devant elle, à une cinquantaine de mètres. C’est curieux, pour une branche, elle semble beaucoup trop droite, trop lisse. Agnès décide de s’avancer, la curiosité l’emporte. Plus elle s’approche, plus la branche ressemble de moins en moins à une branche. Le sable lui devient de plus en plus mou, elle retire ses chaussures, et malgré son dégoût pour la vase, elle continue d’avancer vers l’objet.
Après quelques dizaines de mètres parcourus, elle en est désormais sûre, ce n’est pas une branche mais très certainement un morceau de métal ou de ferraille charrié par la tempête. En effet, les vents violents et puissants de Martin avaient laissé beaucoup de déchets divers le long des littoraux du sud-ouest. Une fois devant l’objet, dans un premier temps Agnès pensa avoir eu une hallucination. C’est une épée! Rouillée certes, rongée par l’eau, le sel, le sable et les années, mais c’est bel et bien une épée d’environ quatre vingt cinq centimètres. Elle est stupéfaite, les vents de la tempête ont fait émerger un trésor archéologique à ses pieds. Sans hésiter ni réfléchir, elle saisit le pommeau pour extraire l’épée du sable et la regarder de plus près.
Le sol tangue. Il fait nuit ! Où est-elle? Elle a très mal au ventre, une douleur intense, qu’elle n’a jamais ressentie auparavant. Elle est couchée, sur le dos, les jambes écartées et elle hurle à s’en déchirer les poumons. Autour d’elle, tout a changé. Agnès n’est plus seule, debout sur le sable du bassin d’Arcachon, elle est sur un bateau en bois, avec des hommes et des femmes vêtus de tuniques, capes en lin grossier, épais. Elle pense à des hommes préhistoriques, mais en voyant la grandeur, la solidité et la forme du navire elle écarte rapidement cette hypothèse. Qui sont-ils? La majorité d’entre eux ont les cheveux longs et blonds. Cependant elle n’a pas le temps de se concentrer sur ces individus, elle est de nouveau terrassée par une douleur aiguë au bas du ventre. Elle se met instinctivement à palper celui-ci. Il est incroyablement rond et gros, beaucoup trop gros. Ce n’est pas normal! Elle essaye de se calmer quelques secondes, afin de garder au mieux son sang froid. Après une rapide constatation, elle se rend à l’évidence. Elle est sur le point d’accoucher, sur un bateau, entourée d’inconnus.
Un homme se penche vers elle, assez grand, il porte des vêtements plus luxueux.«Mon amour soit forte, notre fils va bientôt être parmi nous». Il ne parle pas français, c’est une langue gutturale, étrange, mais pourtant Agnès a compris chacun de ses mots. Elle croit d’ailleurs reconnaître une langue du nord de l’Europe. Du norvégien peut-être? Elle est allée en voyage en Norvège, pour admirer les fjords.
Cet homme venant lui témoigner son affection l’apaisait. Agnès ressenti comme un baume de douceur sur son cœur, et tout son corps se détendit. Elle ne l’avait jamais vu auparavant, néanmoins ses yeux bleus et son regard profond la rassurèrent et la soulagèrent totalement. Il y avait comme un lien de confiance inextinguible, invisible qui les liait tous les deux.</span><span> La douleur de son ventre s’apaise légèrement, alors elle en profite pour regarder plus attentivement ce qui l’entoure. Ils sont environ une trentaine de passagers, essentiellement des hommes. En effet, les seules femmes à bord sont au nombre de cinq, qui l’entourent et la soutiennent, dont une qui lui fait face et qui est la doyenne.Cette dernière possède d’étranges peintures sur son visage, et, elle observe méticuleusement le bas ventre d’Agnès. Malheureusement, elle ne semble pas satisfaite par ce qu’elle voit. Son regard est anxieux, fuyant.
Agnès regarde encore quelques instants son environnement et elle pense avoir enfin un début de réponse. Le bateau sur lequel elle se trouve est très certainement un snekkja, un navire que l’on appelle couramment un drakkar. Mais comment est-ce possible ? Il y a quelques minutes elle était debout, sur la plage dévastée du bassin, à marée basse et désormais elle est sur un bateau, couchée, en pleine mer! Etait-elle vraiment en pleine mer ? Saisit de panique et de doutes, elle se soulève légèrement pour apercevoir l’horizon par dessus le bastingage. Non, elle n’était pas en pleine mer, le snekkja devait être à une centaines de mètres du rivage qu’elle distingua au loin. Un rivage constitué essentiellement de forêts et de sable, mais qui lui rappelait étrangement le bassin.
Comment pouvait-elle se retrouver entourée de Vikings, sur un snekkja, alors que la dernière chose dont elle se souvenait, c’était d’avoir empoigné une vieille épée rouillée à demie enfoncée dans le sable. C’était insensé, irréel! Et pourtant la réalité la rattrapa avec une nouvelle vague de douleurs qui envahit tout son corps. Pas de doute possible, c’était bien une contraction. Elle n’avait jamais eu d’enfant, célibataire endurcie, sa relation la plus importante et la plus sérieuse n’avait pas durée plus de deux ans.
Elle avait mal, elle souffrait, elle perdait beaucoup trop de sang. La vielle femme qui veillait sur elle se leva et s’approcha de l’homme qui lui avait parlé, très vraisemblablement son compagnon. «Il faut agir au plus vite Asgéir, dit-elle, si nous voulons que Holda et son enfant survivent, nous devons immédiatement donner une offrande au dieu Njörd pour qu’il accorde sa bénédiction à la mère et au bébé.
- Mais je n’ai rien à offrir. Nous n’avons pas encore commencé à explorer ces nouvelles terres, je n’ai ni bracelet, ni collier, ni bague ou autre objet de valeur à lui offrir, répondit Asgéir.
- Dans ce cas, pourquoi pas ton épée alors, proposa la prêtresse, cet objet a beaucoup de valeur à tes yeux non?
- Oui c’est vrai, elle est dans ma famille depuis plusieurs générations déjà, mon père m’a raconté que mon ancêtre l’avait récupérée chez un seigneur anglo-saxon lors des premiers raids en Est-Anglie. Mais sans cette épée, comment pourrai-je protéger ma femme et mon fils à naître?
- Tu devras te trouver une nouvelle arme, ou bien tu n’auras bientôt plus rien à protéger.
Asgéir regarda Agnès qui était désignée sous le nom de Holda. Celle-ci était au bord de l’évanouissement, la douleur devenait de plus en plus intense, son tein était exsangue. Asgéir se tourna alors vers elle, et son choix fut sans appel. Il tendit son épée à la prêtresse. C’était une épée magnifique, son pommeau était incrusté de pierres précieuses dont un saphir et un rubis, et sa base finement sculptée. Sur la lame étaient également visibles des signes indéchiffrables pour Agnès, langue certainement celtique aujourd’hui perdue. Agnès ou Holda, elle ne savait plus, eut le temps d’admirer la beauté de cet objet qui scintillait à la lumière de la lune et des étoiles avant de subir une dernière vague de douleurs et de sombrer dans l’inconscience. Lorsqu’elle reprît peu à peu connaissance,sa position inchangée, la vieille femme présentait l’épée au ciel et à la mer en psalmodiant des phrases qui ressemblaient à des prières. Holda ou Agnès eut juste le temps d’entendre la fin de ces incantations,
- Ainsi, Dieu Njord, nous t’offrons ce présent sacré. O grand dieu de la mer, des vents et de la fécondité, accorde la vie à Holda et à son enfant. Qu’il puisse grandir, respirer, vivre, se battre et mourir à ton service. O grand dieu Njord, cette épée est pour toi. Accepte-la.
La prêtresse laissa tomber l’épée par-dessus bord, pointe vers le bas dans l’eau, où elle coula sans troubler de remous la surface.
- Puisse t’il accepter l’épée, murmura Holda, ou peut-être Agnès.
Parler et comprendre une langue étrangère dont on ne connaissait aucun mot il y a quelques instants fut une sensation unique pour elle. Pourtant, c’était si facile, si naturel.
Tout à coup, une terrible contraction secoua tout son corps. Le bébé arrivait, c’était maintenant une certitude. Agnès ou Holda se mit à mordre dans un morceau de bois qu’on lui tendit, et commença alors le travail difficile et douloureux de l’enfantement. Accoucher fut une expérience à laquelle elle ne s’était jamais préparée. Dès ses trente ans Agnès avait pris la décision radicale de ne pas avoir d’enfant. Elle s’était dit tout simplement que puisqu’elle ne trouvait pas de père, il était inutile de devenir mère.
A présent elle était là, sur une snekkja amarrée sur un endroit qui lui semblait être le bassin d’Arcachon, à une époque inconnue, autour de gens inconnus, mordant un bout de bois à s’en faire saigner les gencives pour mettre au monde un petit être humain.
Après de longues minutes qui semblèrent des heures pour Holda ou Agnès, le cri caractéristique du nourrisson se fit entendre sur le navire. La prêtresse l’enveloppa aussitôt dans une sorte de peau de chèvre, et le déposa dans les bras de sa mère.
- C’est une vaillante petite fille, déclara-t-elle solennellement, une guerrière.
Son père, ainsi que tout le reste de l’équipage poussèrent alors des cris de joie et de victoire, Certains tapaient des mains, d’autres des pieds, d’autres encore frappaient leur bouclier.
Malgré tous les efforts fournis, Holda ou Agnès demeurait à demie consciente. Elle se surprit à embrasser sa petite fille sur son front minuscule et chaud, puis regarda son compagnon qui lui souriait, le regard brillant. Puis, peu à peu, elle ferma doucement les yeux, la fatigue l’emportait, elle n’avait plus qu’une envie, se reposer de cette nuit inoubliable, libérée de toute douleur et de toute souffrance.
Agnès ouvrit les yeux. Elle est debout, un peu hébétée. Elle a de l’eau jusqu’aux genoux. Mais où est elle à nouveau? Elle regarde brièvement autour d’elle. Elle est toujours et encore sur le bassin d’Arcachon, le soleil a commencé à décliner et elle comprend qu’elle doit rapidement se mettre à marcher si elle ne veut pas se faire surprendre par la marée. Elle serre les poings, comme si elle cherchait à attraper quelque chose. L’épée! Où est l’épée? Elle cherche à ses pieds, autour d’elle, dans l’eau, dans le sable. Rien. Rien que de l’eau, du sable et de la vase, partout.
Avec un sentiment qui ressemble étrangement à de la nostalgie, elle se dirige vers le rivage lentement, les pieds fouettant doucement la surface de l’eau. Tout cela était donc un rêve…
Le snekkja, les vikings, la prêtresse, son compagnon Asgéir, les prières au dieu Njörd, l’épée et l’accouchement si douloureux, si réel, si vivace.
Agnès s’avança vers la maison de ses parents. A quoi bon tout raconter, elle n’avait aucune preuve à leur fournir. Si seulement elle avait pu retrouver l’épée. Elle se retourna et admira le paysage qui s’offrait, le soleil qui se couchait, le ciel qui s’irisait, la lune qui remplacerait bientôt le soleil pour réfléchir sa lumière sur la mer, le sable, les algues, cette douce odeur iodée, cette atmosphère paisible et éternelle. Quelque chose avait changé en elle, elle n’était plus la même, elle le savait à présent. Est-ce cela magie du bassin?
Baptiste FOURNAUD