Il est encore bien tôt à Andernos-les-Bains en ce matin d’octobre et pourtant toutes les chambres de la « Villa Suzy » sont déjà éclairées, même celles de l’étage.
Dans la cuisine, les adultes s'affairent et l’odeur du café gagne bientôt la salle à manger, où la table a été dressée depuis la veille.
Chez Suzanne et Yvan les petits déjeuners sont toujours joyeux et copieux. Au milieu des bols bretons, où chacun cherche - et trouve - depuis des années son prénom, trônent les incontournables confitures de la maîtresse des lieux, entourées par des fruits et du pain frais. Rapidement, la tablée est au complet. Quatre générations réunies ! Toutes les rallonges sont de sortie et comme chaque année, la grande nappe étale ses rayures colorées. Pourquoi changer les habitudes après tout ? Pour la première fois, pourtant, tout le monde avait participé aux préparatifs.
« Allez zou ! » S’exclame Yvan en frappant ses mains. « C’est le moment d’y aller. La marée sera haute à 10 heures 45 et je voudrais être au port au moins deux heures avant la pleine. »
Agitation autour de la table, brouhaha de rangement et derniers préparatifs de départ. On y est presque. Comme chaque année c'est le « grand coup de feu » avant le départ... un peu plus même, peut-être.
Il avait été convenu que les arrières petits-enfants ne viendraient pas. Ce matin, ils seraient donc huit adultes à bord : eux, leurs deux filles, les gendres et les petits fils, qui étaient dans la trentaine maintenant. Lucie, une nièce andernosienne avait proposé de venir garder les plus jeunes, et elle était déjà à pied d’œuvre. Les petits avaient râlé, pour le principe, puis avaient regardé partir les grands, en envoyant de leurs doigts, milles baisers mouillés.
Les derniers détails de la sortie avaient été réglés pendant le dîner : « Il ne pleuvra pas demain » avaient annoncé les gendres en confirmant un joli coefficient de 89. De leur côté, les petits-fils avaient vérifié la force du vent sur l’application dédiée, que leur grand-père ne se résolvait toujours pas à installer, arguant du fait que son exemplaire de Sud-Ouest lui révélait exactement la même chose ! Pas de tempête à l’horizon, juste une brise légère. Ce serait donc la journée idéale pour aller saluer, en grande pompe, les Cabanes Tchanquées.
Suzanne les avait toujours aimé ces deux-là. Elle les nommait indifféremment « les gardiennes du Bassin » ou encore « les veilleuses à talons ». Au fil des années, les gendres avaient fini par s’habituer à cette incontournable organisation. Depuis leur mariage avec les sœurs Quéménec, ils savaient qu’ils ne pouvaient y couper. Impossible de manquer les traditionnelles retrouvailles et cette fois-ci encore moins !
Suzanne et Yvan Quéménec avaient en effet inscrit ce second week-end d’octobre sur du marbre blanc. En été, disaient-ils, « Andernos est bondé et puis vous avez tous des programmes de ministres. A Noël, il faut bien partager les filles avec les belles familles ! » Donc Suzanne avait décrété que le weekend autour de son anniversaire serait indiscutablement « son » weekend et que toute la tribu était priée de venir l’aider à passer son cap annuel. Elle le disait sur le ton de la plaisanterie, mais personne n’aurait songé à surseoir.
Depuis le temps, chacun désormais dans la famille, connaissait sa partition sur le bout des doigts. Il y avait certes de la fantaisie, et des surprises dans cette famille mais tout était quand même réglé comme du papier à musique ! Et tant pis si Yvan et Suzanne racontaient invariablement les mêmes histoires.
Ce matin, les beaux-fils ne purent échapper à la énième narration d’Yvan, le Breton de Belle-Ile. « Vous savez », leur dit-il en se servant un second café, « Cela n’a pas été simple de quitter mes rochers de granit, ma côte déchiquetée et mes tempêtes d’anthologie ! Tout larguer et venir me poser sur ce Bassin, où il y a plus de sable que d’eau !
C’est vrai qu’il avait fallu à Suzanne une belle rhétorique pour le convaincre de venir à Andernos. A l’époque, le fiancé avait trouvé le coin bien plat et beaucoup trop vaseux. Mais elle y avait déjà une très bonne situation, une maison de famille et un florilège de bons arguments. Et puis surtout, comment résister à Suzanne ? Au fil des ans, Yvan s'était habitué à ce paysage qui encerclait l’eau de ses deux grands bras. Il s’y était laissé bercer et il y était désormais comme chez lui, ou plutôt ils y étaient chez eux.
Aussi sûrement que la Noël, chaque année revenait le rituel d’octobre. Quel que soit l’horaire de la marée, et quel que soit le temps, on allait en famille saluer les « gardiennes du Bassin » et souhaiter à Suzanne son anniversaire en pleine mer. Comme elle adorait le champagne, à bord, il était de coutume de trinquer à sa santé. Ensuite la famille rentrerait à la Villa, qui avait été rebaptisée « Suzy » après leur mariage, pour y partager un colossal plateau d’huîtres. Le couple avait ses habitudes sur la dernière darse, chez Julien, le fils de Jacques, qui se disait retraité mais que l’on voyait souvent trainer à l’atelier. Après quoi, dans la salle à manger, toute la famille s’extasierait sur le merveilleux Saint-Honoré de Suzy, dont les choux accueillaient chaque année davantage de bougies. L’une des deux filles lancerait alors leur air préféré. Dès les premières mesures, le vieux couple, un peu grisé, esquisserait alors les pas d’une fameuse valse gasconne pleine d’allégresse et de mélancolie.
Voilà, ils sont tous prêts et la tribu, peut enfin quitter la Villa ! En arrivant devant Saint-Eloi, les trois générations observent entre les troncs noueux des pins et le clocher blond de l’église que l’eau est déjà bien haute. Pas de problème de stationnement ; les touristes de l’été étaient partis depuis longtemps et ceux de la Toussaint n'arriveraient qu’à la fin du mois.
Avec leurs salopettes cirées, les ostréiculteurs étaient déjà à l’ouvrage. Les plates avaient rejoint les parcs depuis que l’eau s'était engouffrée dans le chenal. De part et d’autre des quais, toute la cacophonie d’un port au petit matin : le cliquetis mécanique d’antiques tapis roulants, le jet continu des bassins, le claquement des tuyaux sur les casiers, le vacarme des cribleuses, les éclats de voix d’une cabane à l’autre, le ronronnement des moteurs qui s’échauffent avant le départ. On se saluait. Les mains sortaient des poches pour un signe discret ou pour de grands gestes. Au coin des bouches des sourires, des grimaces, un gobelet de café ou quelques cigarettes roulées. La vie du port, toujours et encore. La vie qui bat son plein et qui vous éclabousse.
En rang serré, Les Quéménec traversent en silence cet espace saturé de mouvements et se dirigent vers La Chamade. Quelques mouettes, posées à l’avant du bateau s’envolent à l’arrivée de la famille. On se prend la main, on se tient le bras, on enjambe. Chacun veille sur l’autre prenant garde à une chute, qui viendrait tout gâcher. La glacière est posée avec précaution dans la cabine, que Gabrielle vient d’ouvrir.
De façon naturelle, les deux filles Quéménec prennent les choses en main. Elles sont entièrement habitées par l’organisation de cette journée. Aujourd’hui, Yvan leur fait suffisamment confiance pour les laisser manœuvrer et piloter.
Il faut dire que Gabrielle et Gaëlle sont allées à bonne école : avec ce père bellilois, difficile de ne pas avoir le pied marin ! Elles ne comptaient plus leurs heures de stages de voile et elles avaient eu leur permis bateau bien avant leur Bac.
Du côté de leur mère, l’héritage « marin » était plus mitigé. Certes Suzanne aimait l’eau mais elle adorait aussi la terre ferme, qu’elle parcourait indifféremment à pied ou sur son vieux vélo. Enfin, comme elle aimait à le rappeler, « dans cet environnement de sable, de lagunes, de marais, et de fleuves saumâtres, la notion de fermeté reste toute relative... Ici on est toujours dans un entre-deux, vaguement mouvant ». Depuis toujours, à bord, Yvan regardait vers le large et Suzanne vers la côte.
Une fois installés, Yvan prend sa femme tout contre lui. A partir de là, ils ne bougeront plus. C’est ce qui a été convenu hier. Chacun est à sa place. Tous les objets sont bien calés. Gabrielle met le contact pendant que Gaëlle ouvre les coffres et largue les bouts.
L’air est limpide mais l'eau, encore lourde de vase, garde sa couleur de plomb. Presque sans un bruit, La Chamade quitte son emplacement. D’un signe de la main, Yvan répond aux saluts de quelques-uns de ses « collègues du port ». Des prénoms fusent, suivis de francs sourires.
A l’embouchure du chenal, Gabrielle accélère. La fraîcheur de la brise s’impose alors à tous. Ce n’est pas comme si Suzanne ne l’avait pas répété cent fois : « En mer, il faut une tenue légère pour le port et puis une plus chaude pour le Bassin ». Ils se sourient et commence alors la valse des bonnets et des casquettes. Cabans bien croisés et marinières boutonnées, personne ne songe pourtant à rentrer dans la cabine. D’un geste attentif, Yvan entoure Suzanne de sa grande écharpe rouge; sa femme a toujours été un peu frileuse.
A bord, chacun retrouve le plaisir immuable de « rentrer dans le Bassin ». Être une fois encore abasourdi par la rotondité parfaite de ce giron aquatique, scruter les oiseaux en équilibre sur les pignots, regarder disparaître les zostères, sentir l’air salin prendre le dessus sur l'odeur des pins, reconnaître les maisons et les désigner tout en les commentant. Revoir ce même spectacle pour la énième fois et toujours s'en émerveiller : c’était ça la magie du Bassin !
Transportés par les petits chevaux vieillissant de cette Chamade, qui les avait vus grandir, ils accomplissent ensemble leur pèlerinage annuel. L’horizon est dégagé ; en dehors de quelques plates autour des parcs, le Bassin est à eux. Au loin, sur la plage, les petits « voileux » des classes de mer préparent optimistes et dériveurs dans une joyeuse pagaille. Ils auront du mal à prendre le large si le vent les boude.
A tribord les passagers laissent filer non sans nostalgie l'Ile aux oiseaux. Combien de pique-niques et de goûters sur cette lande rase, posée sur la vase ? Petites, les deux filles Quéménec adoraient cette île et la plage de Saint-Brice, qui lui fait face. Plus que tout, les sœurs adoraient les endroits où elles pouvaient « jouer à l’aventure ». Gabrielle et Gaëlle, que leur père surnommaient affectueusement les « Ga-Ga », avaient vraiment été élevées comme deux petits gars. Aujourd’hui encore, en croisant au large de l’île, elles se souviennent, comme chaque année, des histoires fabuleuses inventées par leurs parents. En pleine nature ou sur l’eau, l’imaginaire d’Yvan et de Suzanne était sans limite.
Yvan aimait à répéter qu’il était fils de l’océan. Il connaissait sur le bout des doigts le nom de tous les poissons, des oiseaux, des insectes et des rongeurs. Il imitait leurs cris et mimait leur déplacement. Il faisait tout à la fois le clown et le cuistre. Jeune papa, Yvan avait inventé pour ses filles tout un monde de légendes, où l’animal régnait en maître.
Dans ses histoires merveilleuses, les chasseurs les plus malins, malgré leurs attirails couteux, capitulaient devant l’intelligence supérieure de la faune de l’île. Lorsque leur père s’était suffisamment fatigué la tête et la bouche de ses grandes épopées iliennes, les petites se tournaient vers leur mère.
Suzanne posait alors l’un des nombreux romans qu’elle avait en cours et elle embarquait ses filles dans ses histoires. Elle en appelait aux contes du Sud-Ouest et à la mémoire de sa ville. Elle évoquait tour à tour les fées des dunes, les dames des lagunes et les esprits des forêts. Elle racontait la vieille Sarah Bernhardt, devenue unijambiste et promenée par ses gens sur une chaise à porteurs Louis XV. Elle décrivait ses tenues extravagantes, ses rituels et ses frasques comme si elle l’avait intimement connue. Pour ses filles, Suzanne convoquait ce qui avait été et qu’on ne voyait plus : le Casino de la jetée, les belles demeures disparues, les marais, les sources et les pierres ancestrales. Elle était native et comme elle le disait souvent, l’eau du Bassin coulait dans ses veines. Les « Ga-Ga », biberonnées par les histoires locales réelles ou farfelues, gardaient avec ce territoire, autant qu’avec leurs parents, une relation fusionnelle.
L’île aux oiseaux est maintenant derrière eux. Les cygnes, indifférents, continuent de glisser sur les flots avec un profond dédain pour l’équipage. Gaëlle prend le relais de sa sœur aux commandes et c’est à présent au tour de Gabrielle de venir s’asseoir auprès de ses parents.
Personne n’a envie de se presser. Le temps s’étire, comme suspendu. Finalement, La Chamade arrive enfin à hauteur des « grandes veilleuses ». La marée cache déjà une partie de leurs échasses. A l’approche, les deux cabanes paraissent toujours plus imposantes. Au loin, se devine la porte par laquelle l’océan remplit et vide le Bassin dans son éternel mouvement répétitif.
Gaëlle ralentit. Les gendres et leurs fils savent qu’ils sont presque à destination et ils se préparent eux aussi à entrer dans la danse. C’est en effet toujours ici, un peu à l’écart du clapot du chenal, que les Quéménec viennent mouiller.
On ne badine pas avec les traditions dans cette famille et c’est au plus jeune qu’il revient de jeter l’ancre. Aujourd’hui, c’est donc à Alexandre d’accomplir cette tâche, pendant que les autres s’occupent de la glacière, des coupes et du champagne.
Le ciel est bien dégagé. A gauche, Arcachon apparaît nettement et à droite la presqu’île se dessine derrière son épaisse verdure. Les rumeurs de la terre se sont étiolées, le moteur s’est tu. Seul le clapotis des vaguelettes ricoche contre la vieille coque blanche et verte, La Chamade tangue légèrement. Comme prévu pourtant, avec précaution, et dans le silence mouvant de la mer, ils se lèvent tous, un peu chancelants.
Les flutes ont été servies et les bulles calent leur mouvement sur celui du roulis. Les filles entourent leurs parents. Doucement les gendres et leurs fils entonnent la veille ritournelle qu’ils tiennent de Suzanne et qu’ils ont répétée la veille. Ils veulent la chanter avec le cœur et à l’unisson. C’est une très vieille histoire de terre qui tremble et de colère qui gronde. C'est une histoire où les éléments, les choses et les gens restent mystérieusement et éternellement reliés.
Le froid, soudain, leur semble plus mordant et Yvan ajuste l'écharpe autour de sa femme. Puis délicatement, aidé par ses filles, il se détache enfin de Suzanne et pivote avec elle vers la mer. Dans un geste simple et très beau, il esquisse un pas de danse et la renverse dans l’eau.
Les cendres de Suzanne rejoignent alors, en petites vaguelettes paisibles, les gardiennes du Bassin. Non loin des cabanes, la troisième veilleuse vient de prendre place ; pour la famille Quéménec, elle restera, de loin, la plus visible.
Hélène PONT