Il ne parvenait pas a comprendre. Il avait pourtant interrogé tous ceux qui auraient pu lui fournir des éléments. Kitesurfeurs, promeneurs solitaires ou en groupe, personnes âgées. Il avait même tracé jusqu' au port ostréicole dans l'espoir que quelqu'un ait observé quelque chose. Le plus grand nombre n'avait rien vu, occupé à vivre. Et ceux qui avaient vu racontaient une histoire abracadabrante pour expliquer les disparitions. Gilles Lecombes, journaliste pour un petit journal local du Bassin, regardait sa tasse de café d'un air songeur.
Les faits s'étaient déroulés au bord du Bassin, sur les plages du Betey, des Quinconces, de Saint Brice, du Carré Pereire et près de la jetée d'Arès. A marrée basse, un soleil incroyable à chaque fois malgré le froid printanier. Les gens lui relataient une scène de vie à la mer, des plus ordinaires. Il y avait quelqu'un qui marchait dans le sable. La seconde d'après, il suffisait d'un battement de cils, plus personne ! Disparu, envolé. Comme si le sable l'avait avalé. Les chiens qui désespéraient de retrouver leur maître tournaient dans tous les sens. On cherchait sans trouver. Personne ne comprenait. Le phénomène s'était produit à cinq reprises peut-être même plus. Gilles menait son enquête en toute discrétion pour ne pas provoquer un affolement qui aurait pu nuire au tourisme local.
Gilles Lecombes était natif du Bassin. Il comprenait parfaitement que ses terres puissent faire l'objet d'une telle attraction touristique. Il décrivait volontiers son cadre de vie comme un paradis : la dune la plus grande d'Europe attirait chaque année son flux de touristes. Tout était organisé pour que chacun y trouve son compte à la belle saison : pistes cyclables et loueurs de vélos, campings avec animations dédiées, balades en bateau, cours de surf etc. Les disparitions devaient rester de l'ordre du secret, entre locaux. On n'avait pas besoin de ça, les baïnes rejetaient leur lot de noyés chaque année, c'était suffisant.
Les idées s'entrechoquaient dans sa tête. Après tout, il y avait bien des abrutis qui s'enlisaient chaque année dans la vase. Toute les hypothèses étaient sur la table, il fallait poursuivre. La Terre changeait. Il entendait à la radio, les événements climatiques se multiplier aux quatre coins du monde. Intempéries, tempêtes, tsunamis, sécheresses, canicules. Comme si la Terre voulait se venger des hommes pour leur mauvaise conduite. Les étés brûlants ne semblaient pas effrayer les touristes qu'on voyait circuler à vélo sous 30 degrés, rouges vifs et transpirants mais déterminés à profiter de leur deux semaines de congés annuels. Le temps avait changé. Gilles avait regroupé les événements étranges survenus sur le Bassin au cours des dernières années. Des nuages avec une forme particulière dans le ciel, des lumières qui clignotent, des halos. Il y avait bien quelques illuminés qui avaient leur idée sur la question. La venue des extraterrestres pouvait être une piste sérieuse pour certains. Après tout, il y avait bien un Ovniport à Arès. Chacun détenait sa vérité quant aux disparitions. Gilles, pour sa part, n'y croyait pas une seule seconde. Le drame devait être scientifiquement prouvé, au diable les balivernes des gens du coin. Il y avait bien des changements dans la terre, dans l'air et l'eau. Le Bassin se réchauffait, les ostréiculteurs modifiaient leur manière de travailler, les jeunes huîtres mourraient, les stocks diminuaient. Le temps se déréglait.
L'année dernière, une nouvelle forme de catastrophe était apparue. Les mégas-feux avaient plongé la Gironde dans un état de stupeur. Il avait fallu s'organiser, se coordonner dans le chaos : protéger les habitants, déplacer les touristes en masse dans des gymnases, retourner sur place récupérer les animaux effrayés. Gilles s'était engagé dans cette bataille, effaré, aux côtés des pompiers. Il s'était porté au secours des vieux qui refusaient de quitter leur maison. Il n'y avait eu aucun mort heureusement. Une belle solidarité s'était mise en place, les gens avaient donné. Les pompiers étaient bien légitimement encensés. L'incendie était passé à la télé, la France les yeux rivés sur les langues de feu ingérable, les troncs calcinés. Et puis cette étrange fumée orange qui donnait au ciel, une couleur surnaturelle. Une couleur de fin du monde qui laissait présager le pire. Le Président avait annoncé des moyens pour lutter contre ce qui devrait désormais se répéter. Malgré tout, le Département restait un territoire attractif.
Gilles avait besoin de s'aérer la tête et décida de partir du côté de la base nautique en espérant y voir plus clair. Il n'avait pas la moindre explication concernant les disparitions. Son chef le pressait de clôturer son article. Il se sentait abattu, il n'avait rien de tangible à se mettre sous la dent. Avant de quitter le bistrot, il paya son café en s'étonnant du prix en constante augmentation. Il pensait aux métamorphoses de son cadre de vie, surtout au cours de ces dix dernières années.
Avec la pandémie Covid, ça s'était accéléré : Gilles avait vu arriver sur ses terres de plus en plus de citadins attirés par la vie au grand air, les bottes pour les petits et des paniers garnis pour les piques-niques sur la plage. Un beau fantasme alimenté par l'idée contemporaine qu'il faut allier vie professionnelle et vie personnelle. Les prix de l'immobilier avaient flambé apportant un matelas financier confortable à ceux qui vendaient la maison familiale en une journée à un acheteur capable de payer comptant. Laissant les plus précaires, dont des natifs du bassin, supplier sur les réseaux, une location inespérée pour toute l'année. Profiter de la mer était devenu l'apanage des plus riches, des plus chanceux et des touristes en haute saison. Gilles avait rédigé un article sur ces évolutions rurales et le sentiment de dépossession de ceux qui sont nés ici. Il reconnaissait que les familles étaient de plus en plus nombreuses, ça changeait des retraités et donnait à la ville, un dynamisme nouveau. Cette vie sereine et pleine d'innocence, voilà ce qu'ils étaient venus chercher. Se retrouver à l'air de jeux dans la douceur du printemps, en rêvant aux prochaines baignades à la base nautique. Profiter au plus vite, savourer le calme des rues, cette nature préservée avant l'afflux, les vélos fous et les appareils photos dégainés au moindre point de vue. L'été, le village avait un autre visage, plus festif et joyeux, le marché battait son plein, c'était bien aussi.
Arrivé à la plage, lunettes de soleil sur le nez, Gilles regarde l'horizon avec quiétude. Le soleil tape fort sur son bob kaki. Il marche tranquillement. Il y a une petite fille assise dans le sable, un pelle verte à la main. Son père la couve du regard. Gilles tourne la tête vers l'eau calme au loin. Une silhouette féminine se dessine à quelques mètres de lui, une femme sans... MAIS ! Gilles manque d'avaler son chapeau ! Il peine à croire ce qui vient de se passer : la femme vient de disparaître sous ses yeux ! Il se précipite sur place, le regard fou, les lunettes de soleil valdinguent, il regarde de tous les côtés. Quand il sent le sable se dérober sous ses pieds comme une trappe, il réalise trop tard sa méprise. Tout va très vite, il sent les petits grains entrer à l'intérieur de sa bouche, de son nez, se faufiler dans le bas de son dos. Le regard tourné vers la lumière, impuissant, les membres prisonniers, silencieux, il s'enfonce dans les profondeurs du gouffre sablonneux. Le piège se referme sur Gilles Lecombes. Ne reste qu'une étendue de sable sur lequel s'égare un bob kaki. Une brusque bourrasque balaye définitivement toute trace du journaliste. Le soleil domine, offre à la mer quelques éclats chatoyants.
Plus tard, les journaux du Sud-Ouest relayés par les chaînes de télés nationales parleront de ce nouveau phénomène naturel : les sables mouvants du Bassin d Arcachon. D'abord exceptionnels, ils deviendront rapidement de l'ordre de la banalité, un danger parmi tant d'autres. Certains touristes alertés choisiront une destination moins risquée. Mais en grande majorité, non.
Cléo BOSSON BOULNOIS