Le sentier rejoint le port de Biganos par sa rive droite à hauteur d’un petit bois de chênes. Une silhouette s’en détache, marque un temps d’arrêt avant de replier une carte et de la glisser dans un sac à dos posé au sol. Durant quelques secondes un faisceau lumineux trace d’étranges circuits sur le toit noir de la nuit avant de disparaître au fond d’une poche. L’écran du portable affiche trois heure cinquante sept. Un imprévu l’a obligée à modifier le parcours initialement planifié depuis l’hôtel. La marche en a été retardée ; il est temps de rejoindre le lieu du rendez-vous.
Elle avance maintenant en territoire connu et se fait une alliée de l’obscurité. Il lui faut quitter le couvert des arbres, filer droit devant jusqu’à une échancrure plus claire sur l’écran nocturne indiquant le lit de la rivière. Le projecteur de la lune l’aide dans sa progression rapide révélant entre le dos des cabanes de planches bordant le chemin, des tables de bois, quelques arbres penchés au- dessus d’embarcations alanguies . Un vague passage bordé d’une haie odorante de prunelliers piqués de blanc conduit à l’entrée du petit port. Son pas s’accélère.
Une légère brise nord-ouest révèle l’odeur miellée du tabac puis un point de braise s’allume en contrebas du quai. Le contact est là, assis sur un canoe renversé au niveau de la cale de mise à l’eau des bateaux. Elle hésite un instant puis s’engageant dans le passage devant elle, toussote pour annoncer sa présence. La consistance du sol a brusquement changé aussi doit-elle se retenir à la murette entourant la cale pour ne pas glisser sur la pente envasée. L’homme se redresse déroulant un corps massif et porte la main à hauteur de sa tête. Probablement un salut auquel elle répond d’une voix étouffée. Sans plus de manières, il lâche un « Par là. Attention, ça glisse. » avant de projeter son mégot dans l’eau.
L’interlocuteur joint quelques semaines plus tôt au téléphone a posé des conditions strictes à sa demande de sortie nocturne. Il se gardait le droit d’annuler l’expédition si le vent s’annonçait soutenu ou se renforçait dans le courant de la journée précédent le départ. Une pleine lune et un ciel dégagé permettraient une clarté maximale ; bien sûr une marée montante assortie d’un fort coefficient seraient obligatoires. Il serait seul juge de la faisabilité du projet, point. Dans un premier temps, déconcertée voire découragée par tant d’exigences, celles-ci lui parurent finalement relever du bon sens et être les garantes de la sécurité de l’expédition et du sérieux de l’encadrement. Un peu de rigueur dans l’aventure la rassurait.
- « Là » dit-il pointant l’avant de l’embarcation. Il lui faut courber le dos, se tasser un peu pour enjamber les bords de la barque et prendre pied sans trop de tangage. Son sac à dos la déstabilise et la contraint à saisir vigoureusement le banc de bois fixé devant elle et à s’asseoir. Le gars s’affaire autour de la galupe, ses bottes piétinant la vase puis monte à son tour. Elle aurait préféré se trouver derrière l’homme. Cette position de figure de proue la rend soudainement vulnérable. Qui est cet individu au visage à peine tracé sous un large béret, avare de mots, peu aimable, avec lequel elle vient de se lier dans la pénombre ? Seule sur cette embarcation instable, loin de toute présence,elle est à sa merci. L’inquiétude s’invite, se nourrit de la forte respiration de l’inconnu, de l’incessant balancement sous ses pieds. Le gars reste debout un long moment, apprête le rafiot en silence. Elle le sent derrière elle et tente sans succès de chasser son appréhension. D’un puissant appui sur une longue perche le batelier arrache brusquement la barque du fond vaseux avec un fort bruit de succion. Bousculée par la vigoureuse secousse imprimée à l’embarcation, elle agrippe les rebords de bois de toutes ses forces afin de garder l’équilibre. L’embarcation retrouve rapidement une profondeur suffisante pour être aisément dirigée. Puis le batelier crache bruyamment, s’assoit et se saisit des rames. La galupe file sur l’onde brune.
Le cours d’eau rejoint bientôt La Leyre dont la courbe dévoile une large étendue clapotante entre de solides rives. De hautes futaies de feuillus bordent la rivière, impriment sur le ciel profond de lents mouvements à peine audibles. La clarté nocturne installe aux pieds des arbres un enchevêtrement de longues herbes, de buissons tachés de clair, de végétaux qui semblent se disputer la berge en chuchotant. Au fil de l’eau, d’étranges spectateurs plongent leurs branches vers l’onde, saules et aulnes enlacés dans une lente chute. Parfois l’amicale présence d’une prairie entre les troncs bruns. Au dessus de l’équipage, des milliers d’étoiles tremblotent, clignotent, discutent entre elles du commencement des temps. La galerie s’étire dans la pâle noirceur des fins de nuit. Loin devant dirait-on, au bout de ce tunnel sans couvercle se devine le plastron gris du jour à venir. A coup sûr les arbres parlent dans leur dos.
« Je suis incollable ! Vas-y, pose moi des questions ! » lui demande-t-elle pour la troisième fois. Jeanny ne doute pas un instant que son amie ait réponse à tout. Son projet d’expédition nocturne a pris forme ces dernières semaines. La réalisation de son mémoire de recherches comprendra un volet photographique. « Il s’agit d’un travail sur la lumière dans l’obscurité. Explorer l’obscur, en faire surgir sa lumière, son intimité ! » Elle rit. « L’eau sera l’élément support de mon projet artistique. J’ai besoin d’une belle nuit, d’une grosse lune et d’un plan d’eau accessible. J’ai une idée ! » Elle rit à nouveau.
Sa passion à se saisir de la fugacité des rencontres, du « télescopage des impossibles » ou encore de « l’esthétique cachée des choses » comme elle aime à le répéter, l’habite toute entière tout autant que sa patience à attendre le temps qu’il faut et sa ténacité à présenter sa réalité du monde en fragments indéchiffrables.
Les rames entaillent à peine la surface de l’eau, s’appuient sur le liquide glauque. La clarté lunaire joue sur les ondes, lance des serpentins d’ivoire en travers de la rivière. De chaque côté de la barque se propagent de souples ondulations déroulant un arc parfait jusqu’aux berges sombres. Une étoile filante lâche des poussières brillantes avant de s’éteindre.
Depuis combien de temps ont-ils quitté le petit port niché au creux du delta ? Les minutes semblent maintenant répondre à une ordonnance mystérieuse qui lui échappe. Le cadencement des rames, le son de l’eau ouverte devant elle l’apaisent. Peut-être devrait-elle parler à l’homme posté dans son dos, lui offrir une cigarette mais elle n’ose pas se retourner, figée, les jambes sous elle dans le triangle aigu de l’avant. Des éclaboussures ont mouillé les poignets de sa veste, dégouliné le long de son sac à dos basculé à ses pieds. Sous les semelles de ses chaussures, la vase collante adhère au fond du bateau. Vaguement boudeuse, elle ramène la capuche de sa parka sur sa tête et fixe une étoile loin devant elle.
Un hoquet de surprise et de peur lui échappe soudain. La galupe vire brusquement sur la gauche, quitte la rivière pour un cours d’eau plus étroit entre deux rives resserrées ourlées de vase brillante. Prompts à lâcher leurs fleurs de coton, les baccharis éclairent faiblement le fouillis végétal des berges hérissées de roseaux. L’homme manœuvre en jurant entre ses dents, écarte à l’aide des rames des branches grises coiffées d’herbe prisonnières de la vase. Une giclée visqueuse s’écrase à l’avant de la barque. D’étranges formes chevelues surgissent ça et là rendant la progression difficile. Des tamaris tordus pris dans l’étouffement des cotonniers cèdent peu à peu la place aux roselières bruissantes au-dessus de leur tête.
- « On arrive. » grogne le gars en approchant un ponton en partie dissimulé par les roseaux. La galupe est habilement conduite et maintenue à un poteau de bois en partie enfoui dans la vase. Une petite échelle métallique dresse quelques barreaux peu engageants à la verticale de la barque. « Ici dans deux heures. »marmonne l’homme en vissant une cigarette sous sa moustache. Elle acquiesce d’un signe de tête suivi d’un « d’accord. »et ajustant son sac sur son dos se lève prudemment cherchant son équilibre. Puis, elle empoigne les montants glissants avec précaution, prend pied sur le ponton et rejoint la digue en quelques enjambées.
L’étau dans sa poitrine se desserre une fois sur la terre ferme. Enfin, elle y est ! Elle n’en revient pas et se félicite intérieurement d’avoir tenu bon, vaincu ses peurs. Après avoir tiré ses bâtons de marche du sac, elle vérifie le rangement du Canon et du trépied sanglé dans son fourreau puis sort un mouchoir de sa poche pour essuyer les traces de vase sur son pantalon, ses mains aussi. Ne sachant que faire du papier visqueux, elle le glisse au creux des roseaux et se met en marche. A droite un tracé terreux dans l’herbe rase engage le pas vers un horizon rempli de ciel et de prés fantomatiques. Le domaine endigué semble s’étendre à perte de vue. De longs bassins d’eau immobile emprisonnés entre des levées de terre s’étendent de part et d’autre du chemin. Des chuchotements montant de la terre peuplent l’air. Elle frissonne, croise les bras sur sa poitrine et accélère le pas avec prudence laissant derrière elle un couvert confus de fourrés percés de rares arbres et de friche impénétrable.
L’obscurité perd de sa puissance, lâche un peu de sa lumière révélant des formes aux contours encore indistincts. L’étonnante luminosité des rayons lunaires la presse de commencer son travail photographique. Rapidement extrait du sac à dos appuyé aux montants d’une écluse, le matériel est déballé avec précaution, l’appareil photo muni d’un puissant téléobjectif fixé sur le solide trépied. Agacée par le vol incessant de minuscules insectes autour de son visage, elle attrape une petite bombe d’insecticide et vaporise généreusement le produit sur ses veste et capuche. Une forte odeur âcre l’isole un moment du monde des vivants. Une bulle de silence accompagne ses derniers préparatifs.
A la surface des bassins, sur l’eau indolente dansent de brillants éclats. Se font et se défont des milliers de reflets étincelants sous les lustres nocturnes. Capturer ces étoiles que la lune fait jaillir de l’eau sombre... Elle colle son œil à l’oeilleton et commence son travail de chasseuse d’images.
Une légère vibration me fait relever la tête. Je frotte mon œil. Impossible d’en déterminer la provenance. Elle semble s’amplifier; je réalise alors qu’elle provient du sol. Je pense immédiatement à l’écluse dont je me suis peu éloignée. Probablement un mouvement d’eau entrante ou sortante qui cogne aux rives. Très vite je comprends qu’il est question de toute autre chose. Du fond du chemin que j’ai longé sur plusieurs centaines de mètres se détache une masse confuse. L’obscur tableau de végétaux en arrière plan m’empêche de distinguer de quoi il s’agit. Un martèlement sourdre sous mes pieds. Mon coeur s’emballe d’un coup. La masse grondante se dirige vers moi à toute vitesse. Une virée de gars à motos ou en quads ? Cette fureur venue de nulle part hurle que je dois me cacher dans les replis de la nuit. Je saisis vivement le trépied qui chute dans ma course. Je l’abandonne dans l’herbe. Je n’ai pas le temps de récupérer mon sac et me roule en boule sous les roseaux les plus proches. La peur frappe l’intérieur de mon crâne à coups de marteau. La chose envahit alors mon champs de vision. Des formes effrayantes armées de crochets, montées sur de courtes pattes surgissent à quelques mètres de ma tanière, se bousculent en une course effrénée. Des cailloux, des mottes de terre projetés avec violence retombent autour de moi. La terre tremble. L’air crache de rauques soufflements, d’épouvantables grognements. La terreur me paralyse.
La harde s’éloigne aussi vite qu’elle a surgi. Quelques couinements aigus s’attardent. Le bruit sourd du martèlement des sabots sur la digue va diminuant. Je rampe hors de mon trou, m’assois les genoux ramenés sous le menton. Des tremblements impossibles à dominer agitent mes épaules. Les sangliers ont laissé derrière eux une forte odeur de poils mouillé et d’urine.
Je laisse s’éteindre les étoiles. En sourdine, le jour à venir met en route l’orchestration naturelle des lieux. Des chuchotements prisonniers des roselières, un pitpitpit délicat auquel répond un coassement de grenouille si proche que je m’écarte vivement et me lève. Encore sérieusement choquée, je choisis de faire demi tour et rassemble le matériel. L’appareil photo encore fixé sur son trépied n’a pas été piétiné. Le système de fixation a subi des dommages dans sa chute et je peine à dévisser les deux parties de mes mains encore tremblantes. Laissé ouvert au pied de l’écluse, mon sac à dos plein de débris doit être vidé. Le fourreau du trépied se trouve dans le même état ! Alors que je m’apprête à la saisir, un mouvement singulier déplace l’étroite sacoche ; d’imperceptibles agitations venus de l’intérieur animent le tube de toile. Rapidement, je saisis mon bâton de marche et gifle l’herbe alentour, tapote l’étui afin d’en chasser un visiteur indésirable, une couleuvre curieuse, une vipère furieuse de s’être fait piégée. Je ne chasse que de frêles grelots nocturnes, des voix soufflées à la surface de l’eau, conversations intimes des invisibles. Le tube de toile orange luit sous les clartés célestes. Je décide de me suffire de cette lumière et recule d’un pas. De l’embout métallique du bâton je dégage l’orifice de l’étui tout en le sondant de légers coups. Une petite masse occupe le fond du sac renvoyant un son mat, rond. Je le prends par le fond et le secoue au-dessus du sol. Un galet ovale, légèrement bombé tombe à mes pieds. Quelques éclats d’or à sa surface me permettent de le distinguer. Je m’agenouille. Une tortue cistude plus petite que ma main gît à la pointe de mes chaussures. Je la soulève avec précaution ; elle tient dans ma paume, ridicule berceau. Quatre petites pattes griffues tachées de jaune s’étirent, une tête reptilienne d’un autre âge frôle ma peau. L’animal reste immobile un long moment, le cou tendu vers la lune offrant à mes yeux une carapace peinte par les dieux. J’allonge mes doigts sur l’herbe, lui demande pardon en effleurant la peau froide de son cou. La tortue se remet en marche avec lenteur, quitte ma main et ses griffes impriment une douleur dans mon coeur. Très vite elle disparaît dans la jonchaie dans un doux froissement de tiges sèches. Je referme mes doigts sur un nid vide. L’aimant terrestre attire alors mon buste vers le sol. Le visage contre les genoux, je mêle mes larmes à l’humidité de la terre.
L’espace d’un instant, un oiseau raye la lune déclinante. Un escargot a tracé sa route au dos de ma veste.
Fabienne COZIC-LAMAISON