En haut de la cale à bateaux, le dos rond et les mains dans les poches d’un ciré jaune, le vieil homme scrute le brouillard. Les ferrailles des parcs à huîtres et les pignots tordus sont fondus dans la brume épaisse.
Perdu dans ses pensées, il descend lentement vers le bas de la pente. Ses sabots de bois raclent le ciment usé. Il s’arrête là où le sol devient glissant. Des flaques livides luisent sur la vase brune que la mer a abandonnée en fin de nuit.
L’idée incongrue traverse son esprit. Il marmonne :
— Il y a toujours une île…
Il a parfois de telles fulgurances, issues de nulle part, qui le laissent toujours interrogateur sur le fonctionnement de son cerveau. Il a souvent pensé à noter sur un carnet les pensées incongrues, sans queue ni tête, qui surgissent sans prévenir, il ne sait d’où. A quoi servirait de les inscrire, il ne saurait qu’en faire. Quelqu’un qui trouverait un tel carnet rigolerait à sa lecture.
Mais surtout, écrire l’effraie. En une réminiscence de la Primaire qu’il n’aimait pas et qu’il a quittée dès qu’il a pu, il a gardé en lui la vieille peur de l’orthographe qui échappe à l’attention. Les fautes lui valaient des zéro qui roulaient dans la marge des cahiers.
Il a abandonné l’école sans regret, pour la mer, près de laquelle il est né. Au moins, là, on est son maître. Sauf sur le poisson. Et sur la mer bien sûr. Ce sont eux qui décident.
Ce matin, il aimerait toutefois qu’il y ait toujours une île, comme celle là-bas, pour l’heure cachée dans la brume… Une île c’est un ailleurs, un monde quelle que soit sa taille. Une sorte de navire immobile. C’est une interrogation. Et une promesse. Un avenir donc. Un recommencement. Une éternité. Il aimerait qu’il y ait toujours une île, refuge pour les marins perdus, ceux qui ne reviennent jamais à terre… où pourtant on les attend.
L’homme en ciré jaune aime croire que chacun a une île qui lui est destinée. Que, même né loin de la mer, chacun a la sienne quelque part, qu’il faut découvrir. Le vieux se dit que bien peu y parviennent et il trouve cela triste.
C’est l’heure où la marée remonte. Même si le temps n’était pas bouché dans cette aube grise, on ne la verrait pas venir si tôt. Ici, elle vient de loin, elle a tout le Bassin à remplir avant d’arriver. Elle n’est pas pressée, elle a six heures devant elle. Ce matin il n’y a pas de vent pour la pousser aux fesses.
Les corps-morts dans leur gaine d’algues, esseulés, jonchent ce que le brouillard laisse apercevoir de l’estran. Au début de la nuit, au descendant, la flottille des pêcheurs est partie, laissant un lourd silence sur la plage vide, telle une oasis après le départ des caravanes. Il n’y a que sa pinassote à lui qui est restée au bout de sa corde. Les autres sont quelque part au loin, revenant avec le flot. Ont-ils pris du poisson ? Peut-être. Cela sent la vase fraiche, l’iode et le varech. L’automne est là.
D’un pas lourd, comme harassé, l’homme courbé remonte la cale encore mouillée du flot retiré et de la brume spongieuse qui colle. Il longe des empilements de caissettes en bois vides, des fouillis de cordages usés et quelques vieux filets en tas d’où émergent des drapeaux multicolores qui pendouillent, fixés à des bambous grisés.
Depuis les cabanes construites au bord de la plage, proviennent des odeurs de feu de bois. Les femmes à l’ouvrage sur les coquilles coupantes brûlent des galips pour se réchauffer.
En haut de la pente, elle l’attend. Toute menue, immobile, les bras frileusement noués sur le châle entourant sa tête et sa poitrine maigre. Ses yeux rougis creusent l’épaisseur du brouillard. L’homme n’ose la regarder tandis qu’il enlace ses épaules. Avec douceur il oblige la femme à se détourner, la forçant à s’éloigner du bassin asséché et vide. Dos à la mer en allée et au brouillard épais, ils vont vers le chemin sous les pins dont on distingue mal le plumet.
Il pense soudain aux poissons qu’il n’est pas allé chercher aujourd’hui et regrette aussitôt cette idée indécente. Il ne pouvait pas pêcher aujourd’hui, il fallait rester près d’elle. Elle se retourne et s’immobilise, les yeux braqués sur la tenture grisâtre qui dissimule le paysage. Il la laisse faire. Cela ne servirait à rien de la brusquer, il sent qu’il doit aller à son rythme à elle.
Au-delà des premiers pignots qui balisent l’estey en rayant vaguement la draperie blafarde, on ne voit rien. Comme si le monde s’arrêtait là. Un étranger qui débarquerait pourrait s’imaginer tomber dans un gouffre interstellaire de l’autre côté de ce rideau gris… D’ailleurs, les terriens croyaient ça dans les temps reculés ; que la terre était plate et qu’au bord on tombait dans une sorte de ravin interminable… Seuls les marins ont osé aller y voir. Heureusement qu’ils étaient là, sinon on serait tous tassés au milieu, craignant encore de disparaitre là-bas.
Aujourd’hui, les terriens n’ont plus peur du gouffre, mais ils confondent la mer avec la plage et ses baignades. Ils n’entendent rien aux crocs rocheux tapis, aux sables et aux glaces qui emprisonnent, aux vagues scélérates et aux ouragans. Ni aux monstres sous-marins qui peuvent emporter au fond un bon bateau neuf…
La femme est tournée vers la brume, le cou tendu, cherchant à voir plus loin. Son regard n’ira pas là où elle voudrait qu’il perce. Il comprend qu’il est trop dur pour elle de quitter les lieux si vite. Ça l’est pour lui aussi.
A cet instant, l’invisible soleil montant, pugnace, teinte d’orange pâle le brouillard enlisé qui résiste, cramponné au sable mêlé de vase et de coquilles d’huîtres mortes. Il semble avoir emmailloté même les bruits ; le silence est si dense. Les mouettes avides, d’ordinaire criardes, sont absentes du ciel opaque.
L’homme a l’impression que c’est toute la nature qui se met en communion avec eux deux. Elle se fait oublier, triste à mourir. Il sait que c’est son imagination un peu débordante, qui lui fait penser ça, car la nature n’a pas de compassion particulière pour les humains en peine. Tant pis, mais le fait de l’avoir imaginé lui fait un peu de bien.
Là-bas, au bout de la presqu’île, le phare invisible doit corner dans la purée de pois. Il a guidé la flottille vers la passe Nord. Au moins n’ont-ils pas eu de vent pour creuser un peu plus les rouleaux traitres montant du large. Ils rament vers ici, à la boussole, portés par le flot, surveillant les abords de l’Île qu’ils laisseront à tribord.
Les mains calleuses du pêcheur, durcies par le sel et le vent, griffées par les hameçons et les nageoires, soutiennent la femme qui va à son flanc. Il la remet doucement sur le chemin vers la forêt. Pour sûr, s’il n’était pas là, elle s’effondrerait sur le bas-côté.
Et puis soudain, un souffle passe. C’est la mer qui respire. Elle arrive ! En l’air, invisible dans la nuée, un oiseau marin crie. Il a deviné le flot qui rentre, ramenant la pitance. Il part en chasse. Un triangle bleu troue soudain la couverture blanchâtre qui se délite lentement, diluée par la brise qui monte en avant-garde de la mer. Un instant on aperçoit planer l’oiseau blanc et gris aux sévères yeux jaunes.
Le pêcheur qui n’est pas parti en mer ce matin et la femme qui va près de lui se retournent, s’immobilisent, hésitant à abandonner le bord sableux.
D’une autre déchirure dans le coton gris-jaunâtre, le flot luisant apparaît à quelques encablures. À l’ancre dans le chenal, honteuse peut-être, la goélette rentrée hier soir et jusque-là dissimulée par le linceul du brouillard, brille dans un rayon du soleil levant. Un modèle pour un peintre ?
— Ah ! S’il y avait au moins une île… se redit l’homme en se détournant.
Sa main serre l’épaule de la femme qu’il n’ose regarder, il sait qu’elle pleure. Depuis hier elle pleure, avec la régularité immuable du ressac qui va et revient. Il a cru qu’à un moment elle n’aurait plus de larmes à verser, mais non.
Désarmé, obstiné parce qu’il le faut bien, il l’entraîne vers leur maison au pied de la dune. Ils laissent derrière eux le rivage et la mer qui approche.
Au mitan du chemin, comme une sentinelle, l’animal les regarde venir…
Le vieux se dit qu’il ne connait pas de chiens errants ici. Puis, identifiant soudain celui-là, il fait passer la femme dans son dos, électrisé par la frayeur ancestrale. Lui reviennent, tel un coup de poing, les histoires entendues aux veillées. Les légendes et les contes, les croyances ataviques et les peurs enfantines…
Mais sa femme repasse devant lui. Mettant au passage sa main sur le bras de son homme, elle murmure :
— Que veux-tu qu’il me fasse de plus ? J’ai déjà tout perdu.
Lui ne répond pas. Que dire à ça ? Rappeler que lui aussi a perdu ? Autant qu’elle. Et que, pour elle, il est là…
Cependant, elle l’a contourné et s’en va vers le loup qui les observe.
L’homme hésite une seconde. Des coups de tabac, des tempêtes, des tornades, il sait s’en accommoder. Mais d’un loup…
Il la rattrape, hésitant toutefois devant le regard du fauve. Elle s’est arrêtée à deux pas de l’animal et lui parle :
— Qu’est-ce que tu fais là le loup ? Tu es perdu ? Nous, nous sommes venus guetter. Nous guettons depuis cette nuit… Et toi, qu’est-ce que tu viens guetter ici ?
Elle fait un autre pas vers le fauve. Elle ne va pas le caresser tout de même ! s’effraie l’homme qui se demande avec anxiété ce qu’il saura faire si la bête attaque. Du regard, il cherche une pierre, un bâton… Une simple pigne… Dans sa poche, il serre l’Opinel qu’il n’arrive pas à ouvrir d’une seule main, mais qu’il n’ose sortir franchement. Ce n’est pas la peine d’agacer le loup…
Elle raconte :
— Notre fils s’est perdu dans le brouillard de Terre-Neuve. La goélette a longtemps sonné la cloche qui guide les doris. Lui ne l’a pas entendue, à cause des courants qui l’ont emmené trop loin disent-ils… Eux autres sont revenus hier soir. Je crois qu’il va rentrer aussi, plus tard sans doute… Je le guette.
Le loup penche la tête d’un côté, puis de l’autre tandis qu’elle lui parle. Pareil qu’un chien qui écoute.
— Mais qu’est-ce qu’elle s’imagine ? s’interroge l’homme. Qu’il comprend ?
Il se dit qu’au fond, il vaut mieux qu’elle ait un imaginaire auquel s’accrocher plutôt que de se mettre à hurler de chagrin. Lui sait bien que, de là-bas, on ne revient pas en doris.
Il imagine que parler, même à un loup inimaginable, fait que sa peine ne reste pas enfermée à fermenter et pourrir. Alors, surveillant l’animal, il attend.
Combien de temps restent-ils là tous trois ? Une éternité semble-t-il au pêcheur. Pourtant, à peine dix secondes. Peut-être…
Enfin elle se tait. Après un gémissement bref, le loup se met en marche. Au trot, il passe à côté d’eux, descendant vers la plage embrumée. L’homme se dit qu’ils auraient alors pu se toucher…
Il regarde le loup filer vers l’estran et disparaitre dans le brouillard agrippé à la vase. Un long frisson le parcourt. Il enlace sa femme et, à petits pas trainants qui font résonner leurs sabots, ils retournent à leur maison construite entre quatre arbousiers.
Le lendemain, bien avant le jour, l’homme avale vite le café mâtiné de chicorée. Tout à l’heure il retournera pêcher. Il faut bien vivre.
La femme tient son bol, sans boire, les yeux dans le vague, bien plus loin que les flammes de leur cheminée qu’elle regarde sans les voir…
Hier, avant de se coucher, elle a arrêté la pendule. Chez eux, on fait ça lorsque la Mort est venue faucher dans une maison.
L’homme se lève. Il évoque le loup.
— De quoi parles-tu ? murmure-t-elle, les yeux fixés sur l’âtre.
Elle resserre sur sa poitrine les pans du vieux châle tricoté. Il hésite, désemparé, ne répond rien. Tandis qu’il passe derrière elle, sa main s’attarde sur l’épaule de la femme.
— A ce soir, dit-il.Il a presque envie de rester encore aujourd’hui…
— A ce soir, dit-elle.
Alors il sort et s’en va vers le Bassin. Il est pressé de revenir.
Il ne parla plus jamais du loup. À personne. Pardi, il y a belle lurette qu’il n’y a plus de loups ici. Ce sont des bêtes devenues imaginaires sur le Bassin. S’il y en a eues !
Et s’il y avait aussi une île pour les loups, et que celui-ci avait trouvé la sienne ici ?
A moins que lui aussi soit venu pleurer un petit disparu, en mer ou ailleurs, dont l’île serait celle aux oiseaux, juste en face… Qui sait ? On peut tout imaginer.
Pascal CASTILLON