(La fille de Sindbad le marin au pays d’Arcachon)
Dans les premiers jours de l’année 1851, une grosse tartane à voile latine remontait la côte de l’ancien pays wisigoth. Alors que le navire louvoyait au large de ce qui deviendrait plus tard Arcachon, et qui n’était alors qu’un hameau de pêcheurs pilleurs d’épaves, le vent forcit brutalement. À la nuit tombée, une tempête assaillit le malheureux navire.
Parmi les marchands qui étaient à bord, une jeune fille prénommée Alma, effectuait son premier voyage. Elle s’était décidée à partir sur les traces de son père, Sindbad, le célèbre marin qui avait fait fortune au cours de plusieurs voyages extraordinaires. Suivant son exemple, Alma avait affrété un bateau, en s’associant avec d’autres négociants.
Le vent se déchaîna pendant la nuit. L’eau froide se déversait sur le pont, arrachant tout ce qui n’était pas solidement arrimé. Au matin, les vagues s’aplanirent et le capitaine fit mettre en panne pour effectuer les réparations nécessaires. Heureusement, on ne décela aucune avarie importante. L’équipage s’activait à tout remettre en ordre, quand la vigie aperçut une île vers laquelle le navire dérivait. Il fut décidé que les passagers débarqueraient pour se reposer un moment. Le capitaine ajouta les fauteuils de sa cabine et quelques fagots de bois restés secs pour faire un feu. Tous tremblaient de froid.
Alma débarqua avec les autres marchands. Elle portait une tunique de soie, une longue jupe sur des pantalons serrés aux chevilles, et enfin une veste de levantine brodée. Un bonnet en fourrure retenait ses longs cheveux noirs. Son visage exprimait une réserve naturelle, parfois sévère, adoucie par son sourire. Pendant le voyage, elle avait renoncé à souligner ses yeux de khôl, utilisant seulement un baume clair pour se protéger du soleil. Outre sa langue maternelle, elle parlait couramment le castillan ainsi que le gascon, qui est le basque primitif. Autour du cou, un petit sac de cuir renfermait ses lettres de commerce.
L’île n’était pas très grande, recouverte de gros coquillages et de goémon, le sol rugueux, presque noir. Le bateau resta à proximité pour terminer les réparations, on s’employa à allumer le feu et bientôt debelles flammes s’élevèrent au-dessus de l’île. Alors que les marchands, regroupés autour du foyer, commençaient à se réchauffer, le sol se mit à trembler et à bouger en tous sens. Bientôt, l’île disparut sous la mer dans un grand bouillonnement d’écume.
Alma comprit immédiatement ce qui se passait, car pareille aventure était arrivée à son père. L’île était en réalité un gigantesque cachalot endormi, le feu allumé sur son dos l’avait réveillé et il était furieux. Tous se retrouvèrent dans l’eau. Alma crut se noyer, heureusement elle réussit à s’agripper à un fauteuil qui flottait à côté d’elle. (C’était le fauteuil du capitaine) Elle resta ainsi un moment terrorisée dans les tourbillons. Les marchands, qui ne savaient pas nager, disparurent rapidement. Toujours accrochée au fauteuil, Alma attendit, espérant que le bateau la recueille. Malheureusement, il s'éloignait à toutes voiles, fuyant la colère du monstre. Le cachalot revint, dispersant à grands coups de nageoire les débris qui flottaient encore, et ouvrant sa gigantesque gueule, avala tout rond Alma et son fauteuil. Elle fut emportée comme dans un toboggan le long de l’immense œsophage. La chute dura si longtemps qu’elle pensa mourir noyée dans ce torrent d’eau salée. Elle tourbillonna, tantôt la tête vers le bas, tantôt vers le haut, dans une spirale infernale qui lui fit perdre ses sens. Elle ne savait plus où elle était, il lui sembla que cela ne s’arrêterait jamais. Puis enfin, elle arriva dans une vaste cavité remplie d’eau de mer. Rapidement, le niveau diminua, elle put enfin respirer.
À deux reprises, l’eau envahit de nouveau la cavité, en une douche froide qui la suffoqua. Elle fut heurtée violemment par plusieurs objets qui l’assommèrent presque. L’eau disparut de nouveau. Alma resta un long moment immobile, haletante, assise au fond de ce qui ressemblait à une grotte. Elle percevait le grondement régulier du sang dans les artères du cachalot. Elle comprit qu’elle se trouvait, comme Jonas, dans l’estomac de la bête. Puis, elle se rendit compte qu’elle y voyait presque parfaitement. Les parois de l’estomac émettaient une douce lumière verte, elles étaient tapissées de plancton, des millions de minuscules organismes luminescents, avalés avec l’eau et qui se fixaient là, créant une étrange atmosphère.
Grâce à cette lueur, Alma put examiner l’immense estomac. Vers le haut, l’obscurité occultait l’orifice d’arrivée. Vers le bas, le sol s’inclinait dangereusement vers les profondeurs du gigantesque animal. À côté d’elle gisait le fauteuil du capitaine. Comment sortir de ce piège ? Elle résolut d’en faire le tour, en prenant soin de ne pas glisser vers les sombres entrailles où elle serait inexorablement digérée. Apercevant sur le sol une veste de drap, elle s’en saisit et retira d’une poche une bourse de cuir. Déliant le lacet qui la fermait, elle découvrit un trésor de pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes, saphirs. Elle referma la bourse et la glissa dans le sac qu’elle portait toujours autour du cou. Après avoir fait un tour complet de l’estomac, elle revint s’installer dans le fauteuil, ne voyant aucune possibilité de s’échapper de ce gouffre vivant. Soudain, il se produisit un cataclysme. Le sol se souleva brutalement à plusieurs reprises, elle fut projetée vers le plafond, se retrouva dans le boyau de l’œsophage, et avant d’avoir compris ce qui se passait, elle barbotait dans l’eau l’océan, alors que le cachalot s’éloignait : il venait de régurgiter l’intérieur de son estomac, le fauteuil flottait à côté d’elle, elle s’y agrippa, et aperçut, toute proche, une terre, authentique celle-là.
Entraînée par le courant, elle voguait bientôt, installée sur son fauteuil, au milieu d’une tranquille baie. Une heure plus tard, elle abordait sur une plage. Elle était sauvée.
Elle s’enfonça vers l’intérieur, le sol était recouvert d’herbes des rivages, arméries, ajoncs, centaurées aux fleurs bleues. Elle sentait le parfum des immortelles des dunes, à l’odeur de curry. Depuis une petite dune couverte de pins maritimes aux formes étranges, tordus par le vent, elle aperçut un troupeau de dromadaires qui paissaient tranquillement. Cela ne la troubla pas, venant d’un pays où cet animal est commun.
Au pied de la dune, dans une combe à l’herbe verte, elle découvrit une source. Une fois désaltérée, elle retrouva tout son courage et son optimisme. Elle s’éloigna du rivage à travers les dunes, espérant trouver une présence humaine. Un peu plus loin, elle aperçut la haute tour d’un phare. La contrée semblait pourtant déserte. Fatiguée, elle finit par s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin qui constituait le sol, et s’assoupit.
Un peu plus tard, comme elle rêvait dans la tiédeur de l’après- midi, elle sentit une présence : immobile, une petite chèvre l’observait. Alma s’approcha lentement et vit que la chèvre portait des cornes et des sabots en or. La chèvre soudainement s’enfuit. Elle fit en vérité quelques dizaines de mètres, se retourna pour regarder Alma puis repartit tranquillement, l’invitant ainsi à la suivre.
Elles arrivèrent au bord d’une petite rivière. Elles longèrent la berge fleurie, puis la chèvre partit en trois bonds quelques mètres devant, frappa vivement le sol à trois reprises de ses sabots d’or en regardant de nouveau Alma, et s’échappa définitivement. Alma continua seule à suivre la rivière sans plus se préoccuper de la chèvre et arriva bientôt devant un pont. Au loin, elle aperçut un village.
Arrivé à ce point de ce récit, il me faut raconter, pour la bonne compréhension de la suite, l’histoire de cette chèvre et la légende qui l’accompagnait. Il se disait qu’une armée avait traversé la région il y a plusieurs siècles, fuyant les troupes des guerriers Francs. Leur chef voyant qu’ils ne parviendraient pas à s’échapper décida de cacher son butin, dans l’espoir de venir le récupérer plus tard. L’essentiel de ce butin était constitué d’une chèvre en or massif, ce qui faisait qu’on parlait du trésor à la chèvre lorsqu’on l’évoquait. La légende disait qu’il était toujours caché dans les environs, non loin d’une rivière. Il se disait aussi que la personne qui le découvrirait serait guidée par une chèvre aux sabots d’or. Personne n’ayant jamais vu cette chèvre, on n’y croyait pas vraiment.
Avant d’arriver au village, Alma s’arrêta dans une auberge à quelque distance de celui-ci. Elle était épuisée et grelottait dans ses vêtements humides. Après un bon repas, elle se retira dans sa chambre. Malgré la fatigue, elle voulut explorer plus en détail le contenu de la bourse trouvée dans l’estomac du cachalot. Elle recelait un trésor en pierreries, ainsi qu’un petit objet parallélépipédique, brillant, de quelques centimètres, qu’elle n’avait pas découvert la première fois. Intriguée, elle le prit dans ses mains, essayant de découvrir s’il ne s’ouvrait pas par quelque dispositif secret, et le caressant des doigts, eut la surprise de voir apparaître au milieu d’une fumée blanche le visage effrayant d’un génie.
– « Je suis le génie qui vit dans cet objet, j’y vis aujourd’hui même, et j’y vis aussi dans le futur, car je suis immortel. Ma maison s’appelle une clé USB. Sache qu’elle peut contenir autant de savoir que la bibliothèque d’Alexandrie. Quand les temps seront venus, les humains découvriront cet objet, et peut-être en feront-ils bon usage ?
Je m’appelle GAFAM puisque tu m’as sauvé de l’engloutissement au fond de l’océan, je suis à ton service. Si tu as besoin de moi frotte la clé du bout des doigts, j’apparaîtrai, et toi seule me verras, je te demanderai ce que tu désires et tu me diras :
« Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. »
Puis, le génie disparut. Alma, d’abord effrayée, décida rapidement que sa situation n’était pas si mauvaise. Elle possédait le trésor du petit sac de cuir, et maintenant le génie. Elle n’était pas étonnée de sa présence dans la clé, car elle habitait Bagdad où les génies ne sont pas rares. On pouvait en rencontrer dans les vases anciens ou les lampes à huile. Elle s’endormit paisiblement.
Elle repartit tôt le lendemain. Après quelques heures, elle s’arrêta un moment à l’ombre d’un pin et frotta la clé du bout des doigts.
Aussitôt, GAFAM apparut, il avait vraiment l’air terrifiant ! Il lui dit : « Je suis à ton service, que désires-tu ? »
Alma répondit: « Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. »
« Retourne sur la plage où j’ai accosté, tu trouveras le fauteuil du capitaine caché dans les herbes, tu l’installeras sur le dos d’un des dromadaires dont tu rendras le pelage tout blanc et tu me les porteras. Tu me procureras également une ombrelle, car malgré l’hiver, le soleil est ardent.
En un instant, GAFAM réalisa ses ordres.
Elle dit ensuite : « Je veux que tu m’instruises sur cette chèvre aux sabots et aux cornes d’or ». Elle découvrit alors la légende de la chèvre et surtout l’emplacement du trésor que le génie lui révéla.
Un peu plus tard, installée sur le dos du dromadaire blanc, tenant d’une main son ombrelle, Alma fit son entrée dans la bourgade d’ARES.
Or nous étions le neuf janvier 1851, le village était en fête. Sur la grande esplanade, au pied d’un moulin à vent, une immense table était dressée, décorée de fleurs, pour un banquet républicain. Partout, les gens riaient, s’interpellaient, chantaient. Que s’était-il donc passé ?
Le préfet du département avait signé le jour même le décret faisant des bourgs d’Ares et d’Andernos deux communes indépendantes.
Sur une estrade, le premier maire d’ARES, Pierre Pauilhac, commençait son discours devant les notables et l’ensemble des habitants quand Alma fit son apparition. Jacques Hazera, maire d’ANDERNOS, venait de terminer le sien. L’effet fut extraordinaire : l’on vit apparaître le dromadaire blanc, avançant de son pas majestueux. Installé sur son dos, un grand et large fauteuil revêtu de velours rouge, et sur ce fauteuil, tenant d’une main une ombrelle blanche, Alma rayonnante. Pierre Pauilhac en laissa tomber son texte. D’ailleurs, tout le monde se désintéressa de lui pour entourer Alma et sa monture. Elle dut raconter en détail son aventure, mais ne parla évidemment pas du génie ni de ce qu’il lui avait appris sur la chèvre aux cornes d’or.
Le maire déclara qu’elle serait la première citoyenne d’honneur de la nouvelle commune.
Chaque habitant voulut l’inviter. Ares était situé sur le rivage d’une grande baie abritée (que l’on appelait le Bassin) où l’on pratiquait la culture et la récolte d’huîtres. Un jour, un pêcheur l’invita à participer à une journée sur son élevage d’huîtres. Alma avait découvert le goût délicieux de ces coquillages, naturellement totalement inconnus à Bagdad. Ils se dégustaient accompagnés du vin blanc de la région et elle en était très friande.
La veille de la sortie sur l’eau, Alma pensa qu’elle ne pouvait garder plus longtemps son trésor dans le petit sac pendu à son cou, elle conserva seulement un gros diamant puis frotta du bout de ses doigts la clé USB. Aussitôt GAFAM apparut, il avait vraiment l’air terrifiant ! Il lui dit : « Je suis à ton service, que désires-tu ? »
Alma répondit: « Bon génie GAFAM, qui vit dans cette clé, voici ce que je désire. »
- Tu vas cacher mon sac de pierreries au même endroit que le trésor de la chèvre. Je récupérerai le tout plus tard.
Le lendemain, Alma embarqua sur un petit bateau, qu’on appelait une pinasse, qui avançait à la voile et aux avirons, pour une journée sur l’eau.
Bien que l’on soit au mois de janvier, le soleil brillait, il faisait fort chaud. Alma laissa sa veste sur un banc de la barque et participa à marée basse, aux travaux de collecte des huîtres. Le soir venu, exténuée, elle s’endormit sans dîner. Le lendemain matin, elle s’aperçut que la clé USB n’était plus dans la poche de la veste. Avec le pêcheur, ils fouillèrent en vain la barque, la clé resta introuvable, vraisemblablement tombée à l’eau.
Elle se consola de cette perte, il lui restait le diamant, et surtout elle savait, grâce à GAFAM, où était caché le sac de pierreries ainsi que la chèvre d’or. Elle regretta beaucoup le bon génie, si effrayant et si gentil, qu’elle aurait aimé présenter à ses amies de Bagdad.
Il lui fallait songer à rentrer chez elle. Après avoir pris congé de ses hôtes, elle partit un matin, juchée sur le fauteuil, lui-même installé sur le dromadaire blanc, pour de nouvelles aventures.
Avait-elle pu récupérer le trésor ?
Depuis, la vie a continué à ARES et au pays d’ARCACHON. La légende de la chèvre aux cornes et sabots d’or est encore connue de quelques personnes et quelque part au fond d’un estey, attend le bon génie...
(Extrait d’un manuscrit daté de 1851, découvert à l’intérieur d’une bouteille sur la plage des Quinconces.)
Alain VARGAS