Hédoniste repenti de frasques libertines, il se lassait désormais des plaisirs de la chair et, Cupidon déconfit, ne visait plus de son arme les nymphes alanguies. Il ne destinait son corps qu’aux agapes lascives d’une belle tablée. Les fruits du fond des mers excitaient son palais, livrant à l’amateur un florilège de coquillages salés, qu’ils fussent brachiopodes ou bivalves déclarés.
Mais un jour, fatigué des saveurs inégales des mollusques de tous ordres, il tomba en extase sur une huître du banc d’Arguin. Certes, il avait longtemps pratiqué celles d’Arcachon et du Cap- Ferret dont les saveurs, bien plus qu’honorables, conféraient à son palais encore bien des émois... Mais, ce matin-là, il crut déceler une vigueur un peu particulière, un goût plus prononcé, une couleur différente. Il était conquis. Désormais, il la classerait première au palmarès de ses préférences. Le lieu dans sa quête gourmande avait une importance. Il lui fallait trouver, tout en longeant la côte, une cabane de pêcheur où l’on pût déguster les belles en livrée d’aigue-marine tout en écoutant la plainte des cigales. Il s’attablait alors, tous les sens en alerte, et savourait les providences de la mer, sachant désormais le Graal à portée de sa main. L’air iodé décuplait sa voracité de gourmet et les vertes naïades se succédaient les unes après les autres. Mais il ne pouvait s’interrompre ; il accroissait la finalité, la quintessence de son savoir et son expérience s’en trouvait complétée, raffermie. Il discernait enfin le pourquoi de sa présence terrestre.
– Oui, décidément j’aime le Bassin, songeait-il en écaillant d’un geste fiévreux le coquillage favori. Il s’imposait le rituel immuable qui sied au véritable connaisseur.
Soupeser, en premier lieu, l’huître de son choix, afin de juger si, de par son poids, la plénitude intérieure correspondait bien au volume observé. Éprouver, d’une main se voulant badine, la texture des algues et des petits parasites collés sur la coquille, renseignant sur la profondeur, la culture, la qualité et les soins prodigués au cours de son élevage. Écailler, d’une dextérité toute chirurgicale, presque une cœlioscopie, le muscle préhenseur. Il ne devait pas y avoir de débris de coquille, ce qui en eût gâté l’absorption. Contempler ensuite, d’un regard caressant, les douces et frémissantes ondulations de la sirène de nacre. Jouir enfin de la belle, à petits coups de dents, et la garder un peu en bouche avant de l’engloutir. Une marée paisible se mourrait à ses pieds, berçant ses dévotions d’un ressac fatigué. Les restaurateurs, de ses assiduités ravis, ne s’étonnaient plus de le voir pratiquer, tel un dévot ermite le culte ostréicole. Mais le destin tapi dans les replis de la destinée, veillait sur cet homme gourmand et son doigt implacable se posa sur sa vie. Un incident mineur et de banale importance vint troubler le cours de ses appétits. Un inspiré en robe blanche fit irruption dans la salle, à l’endroit même où se dégustaient les mets les plus subtils dont l’appréciation ne souffrait aucun dérangement.
Bousculant sans vergogne les clients attablés, il se mit à glapir :
– Croyez en la métempsycose ; repentez-vous ! Les temps sont arrivés ! Respectez les manifestations de la vie animale et songez au futur dont déjà vous dépendez !
Le patron ulcéré se jeta sur le prophète et sans ménagement, le poussa hors de l’établissement. Notre gastronome, choqué de tant d’irrévérence s’ébroua un instant. Quelle impertinence ! L’émotion fit place à la colère :
– Patron ! Une nouvelle visite de cet illuminé et je change d’endroit !
– Ne craignez pas ! Fit ce dernier ; j’y veillerai. Un client comme vous est une bénédiction pour notre maison !
Une large rasade de vin blanc acheva de le rasséréner. Il fallait qu’il compense, car intérieurement il était bouleversé. Il éprouva le besoin de se remettre en bouche et interpella le serveur qui vaquait de table en table, essuyant çà et là d’hypothétiques taches.
– Garçon ! La même chose, s’il vous plaît, mais des plus grosses !
Le plateau arriva. L’incident était clos, la vie recommençait. Le vin blanc, en tout point identique au premier, transpirait sous la moiteur de la température ambiante. Il observa, ravi, le ballet charmant des gouttelettes de buée glissant sur la bouteille. Une fine saucisse, cuite sans excès montrait d’appétissantes rondeurs ; il la subodorait légèrement truffée ; il est des traces qui ne mentent pas. Son regard se posa sur le vaste aréopage crénelé. Serties d’une garniture d’algues et de citrons, douze énormes huîtres emplissaient le plateau. Il contempla sans rien dire son trésor de calcaire et son estomac émit un grognement ; Il était temps d’agir ! Ce ne fut pas très long ; en deux temps et trois mouvements, il saisit la plus grosse. Cette dernière eût sans doute volontiers laissé passer son tour, quoique... D’une main mal assurée, devant l’amplitude de la bestiole, il s’arma de son outil personnel, car personne à part lui ne devait les ouvrir. Il trancha, non sans difficultés le pivot musculeux. D’un geste vainqueur, il déposa le couvercle qui c’était bien battu. Point ne serait besoin pour ce vaillant-là, de s’aller souiller dans une obscure poubelle. Non, il contemplerait la dégustation aux places réservées. Le réceptacle nacré abritait une pensionnaire mafflue, globuleuse à souhait. Un monstre laiteux, mais ô combien attrayant ! Des flots de salives humectèrent son palais impatient. Il se tourna, face au soleil et son esprit se vida des pensées importunes. Il tendit haut dans le ciel le vase de ses plaisirs. Le trajet descendant se fit en un seul trait ; en un clin d’œil, la bête pantelante s’abandonnait dans les abysses du Gargantua. Cependant, tout à sa précipitation d’absorber le mollusque, il ne prit garde à la taille exceptionnelle et l’animal égaré vint se loger simultanément à l’entrée de l’œsophage et du tube digestif. Rapidement asphyxié, il trépassa sur-le-champ ; la bouche ouverte et les traits convulsés. Une interrogation se lisait dans ses yeux ; sans doute celle d’avoir été trahi par des animaux de compagnie. Mais une nouvelle épreuve attendait le vorace... Lorsqu’il reprit conscience, au-delà la mort, il se vit entouré de nombreux personnages qui n’avaient pas l’air de plaisanter.Ils savaient tout de lui et lui n’en savait rien.
– Vous n’avez pas été très charitable envers les animaux ! fit remarquer l’un d’eux.
– Vous n’avez recherché sur terre que votre propre assouvissement et cela au mépris des personnes que vous auriez pu aider
Un troisième sage prononça la sentence :
– Devant une telle existence, vouée à l’égoïsme, vous serez puni, mais vous nous reviendrez bientôt, car dans l’immédiat, vous avez besoin d’une bonne leçon !
Il perdit conscience ; ébranlé par les émotions d’une rude journée. Son réveil fut pénible. Il ressentait un balancement continu qui lui soulevait le cœur. Une saveur saumâtre persistait dans sa bouche. L’endroit était obscur, sauf de temps à autre, quand il bâillait... Un monde glauque lui apparaissait alors et les images entrevues manquaient de netteté... Parfois, des sons étranges traversaient le silence, il imaginait un régiment de jardiniers ratissant sur sa tête. Il se sentait grossir ; cependant, sa manière de s’alimenter le laissait perplexe. Il se nourrissait d’un régime plutôt liquide et lorsqu’il faisait son rot, une grosse bulle oblongue passait devant ses yeux.
– J’ai trouvé ! S’exclama-t-il un jour. Je suis un fœtus dans le ventre de sa mère ; j’ai simplement conservé toute ma conscience et je vais bientôt renaître au grand jour !
Cette réconfortante certitude l’apaisa. Il s’endormit détendu ; peut-être suçait-il son pouce... Soudain, un choc, plus violent que les autres, le réveilla en sursaut. Il ne ressentait plus les paisibles ondulations du milieu amniotique. Un tintement métallique lui vrilla les ouïes ; Il avait dû gigoter dans son sommeil, car un défaut d’horizontalité lui souleva le cœur. Une odeur de citron le fit éternuer.
– Celle-ci est de taille respectable ! fit une voix déformée.
– Oui, elles ont bien grossies cette année, nous n’avons pas à nous plaindre !<br>
– Où diable me suis-je fourré ! Soliloqua-t-il.
- Quelle épreuve pénible ! Il s’agit sans doute d’un cauchemar... Je ne pensais pas que la naissance fut si difficile ; quant à la mère qui me porte, elle doit bien souffrir !
Un crissement sur son côté droit retint son attention ; Presque aussitôt une douleur crucifiante lui fouailla le flanc.
– Ils utilisent les forceps ! se dit-il en serrant les dents. J’y vois ! Hurla-t-il fou de joie ; Je viens de naître ! Je viens de naître !
Les sages-femmes le hissaient haut dans le ciel et il s’attendait à tout moment à la traditionnelle claque fessière.
– J’y suis ! Ce doit être une clinique du Bassin ; peut-être celle d’Arès !
En effet, la magnificence de la baie étalait sous le soleil son panorama de rêve... Le vent, caressant sa peau laiteuse le fit frissonner. Il se déshydratait rapidement. Il ne s’inquiéta guère c’était normal pour un nouveau-né.
Tout à coup, il se sentit partir ; doucement, tout d’abord, puis de plus en plus vite. Penchant la tête, il baissa ses yeux globuleux vers sa mère et les accoucheurs...
Il ne put qu’admirer une bouche, démesurément ouverte, qui s’ouvrait tel un gouffre sans fond. Il tenta de ralentir sa chute mais il n’avait ni bras ni jambe ; il n’était qu’une masse verdâtre agitée de soubresauts... Il hurla de douleur, lorsque le gastronome, en quête du saint Graal, se mit à le mâcher, à petits coups de dents.
François VEILLON