Ils habitaient une maison au bord de la plage, tout au bord, "les pieds dans l'eau" disait l'oncle faisant un geste jusqu'à la moitié des cuisses qui rappelait la sauvagerie de la dernière tempête, encore récente dans les esprits, elle les avait contraints à fuir en pleine nuit pour se réfugier dans le sémaphore voisin.La famille entière avait levé le camp abandonnant tout. Dans la débâcle générale de ce mois de février le couple, leurs huit enfants et le pépé qui avait refusé d'abandonner son fauteuil roulant pourtant bien défraîchi, s'était soumis à la péremptoire injonction du frère de madame, qui, depuis toujours (au dire des voisins) semblait faire la pluie et le beau temps auprès de cette tribu cocasse coupée de toute vie sociale.
La mamette petite pomme rabougrie dont quelques vieux se souvenaient encore pour l'avoir enlacée dans les bals de l'été n'avait pas suivi non plus, son grand âge n'autorisant plus qu'un seul voyage, le dernier.
Cette échéance paraissait pourtant trop lointaine à tous, son centenaire approchant, les voisins se réjouissaient, comme les élus de la ville d'avoir enfin une bonne raison d'investir les lieux, ses propriétaires n'autorisant plus la moindre visite depuis longtemps. L'oncle, un espèce de pachyderme poilu et rubicond, avait transporté pépé et le fauteuil à bout de bras, la fureur des éléments avait certainement couvert ses jurons fleuris qui faisaient sa renommée dans les estimanets de la commune. Il en rigole encore Maintenant.
-"t'as vu le déchet et sa Rolls, hop, dans la lanterne et que ça saute"
Lui, il n'avait pas quitté le domaine et toute la nuit ceux qui se sont approchés, sauveteurs, simples curieux ou promeneurs traqués par l'urgence et la violence de cet orage l'ont vu s'agiter entre terrasse, bâtisse et jardin. La plupart ont pensé que, pris en tenaille entre son orgueil démesuré et la peur panique qui devait le gagner, il devenait fou. Il aurait défié les flots montants prisonnier comme un rat dans une nasse pour éviter de céder à la raison et rejoindre sa troupe déjà mise à l'abri.
Une autre version des événements plus glorieuse et qu'il n'infirmait jamais, même après force apéritifs dans les bars du quartier, racontait qu'il avait passé toute cette nuit à lutter contre les éléments pour protéger et rassurer la mamette, qui aurait pu disparaître comme un fétu de paille, déjà à la moindre vaguelette. Cette version relayée par chaque unité de cette armée homogène et qui n'avait jamais révélé la moindre faille, était devenue plus qu'une information, une légende.
La famille au grand complet la gonflait au cours du temps de détails singuliers mais le thème central demeurait sous le titre glorieux. « La vieille dame et la mer », tous les quotidiens en avaient parlé ainsi. Les événements passés, très vite la petite troupe, son général et ses invalides avaient retrouvé le cours normal et ordinaire d'une existence sans surprise.
Cette vie au quotidien rythmée par les vociférations de l'oncle se déroulait entre le jardin qui produisait abondamment en été et les retours de pêche. Dans les épiceries locales la livraison du butin parfumé d'océan servait surtout à donner à cet acteur né une nouvelle tribune pour commenter ses exploits.
-" s'il avait su il aurait laissé l'océan faire son travail, au lieu de ça il doit continuer à nourrir tous ces bons à rien".
Chaque jour qui passait, pourtant, voyait grossir sa notoriété, le sauveur de toute une famille n'avait d'ailleurs rien fait pour repousser les journalistes en quête de héros. Une fois passé le flot d'images et de drames racontés, ils se pressaient au domicile du surhomme, qui, royal, les recevait sur son bateau.
Comme souvent, l'homme ordinaire a besoin de se construire des héros. Ces héros dans lesquels il se reconnaît, qu'il peut exporter, emmener en vacances ou en week-end dans sa belle-famille, qui l'accompagnent dans ses pires moments de solitude, à l'atelier, la ville avec madame, au lit avec monsieur. Une idée répandue dans des magazines réputés professe que, de nombreux coïts ne se passeraient pas avec les auteurs présents, mais avec leur doublure idéalisée et magnifiée. Ce qui est tout de même rassurant.
Certainement sur la foi de cette prophétie l'oncle, conscient peut- être de sa responsabilité nouvelle et du titre qui venait de lui être décerné se transformait de jour en jour. Au panthéon des héros, cette bonification n'atteignait pas, pour l'instant, des Sommets. De ces sommets qui attribueraient le titre de grand-cru à une vulgaire piquette, mais, nous n'étions pas très loin d'un cru bourgeois. Nul ne sait si cette transformation était travaillée avec un quelconque manager ou si, l'intuition aidant il avait mesuré les nouveaux avantages qu'il pouvait retirer de ce titre obtenu. Se devait-il de valoriser après des années de démonstrations diverses, consacrant sa rustique personne et son caractère grossier, l'apparition d'un homme nouveau ? Percevait-il même les enjeux de cette métamorphose ? Le résultat était là, plus un seul naufrage sans qu'il soit soupçonné d'avoir au moins tenté un sauvetage. Plus une seule tempête sans qu'il soit consulté sur le mode de prévention à appliquer. Un accident ferroviaire dans une gare proche, on l'y aurait vu portant secours. Une attaque mortelle de frelons, il y était. Une morsure de renard, il connaissait l'antidote. Un retraité tombant d'une palombière, il aurait tendu ses bras évitant que la chute ne soit fatale.
Tout, tous promouvaient son courage. Les malades venaient le voir, les enfants pour un devoir en retard, les jeunes filles pour une peine de cœur.
Il se disait également qu'il recevait les veuves un peu trop longtemps, mais ce n'étaient certainement que ragots de sortie de messe ou pire, jalousies de pire provenance.
Passer de l'opprobre à la sainteté n'est pas seulement une vertu, il est vérifié que, la ligne de séparation qui éloigne l'un de l'autre est si ténue que l'homme ordinaire, qui n'essaie jamais de la franchir, témoignerait d'un infini respect pour celui qui ose, quel que soit le camp qu'il ait choisi.
L'oncle l'avait bien compris, il profitait donc de cette espèce d'impunité qui fournit les arguments de la morale à tous les malfrats comme à tous les prélats. Les gendarmes n'osaient plus le stopper, lorsqu'il filait à vive allure. S'il devait se rendre sur un drame ignoré encore de leurs services, il n'était pas question de ralentir les secours. Les enseignants, encore hier soupçonneux sur ses méthodes éducatives auprès de ses neveux s'en étaient fait un allié.
-"Hier encore, il était venu consulter les collègues sur la finesse de l'accord du participe passé employé avec le verbe avoir ". A la poste on le saluait maintenant, l'invitant à couper la file toujours longue, (les citoyens attendent d'ailleurs des améliorations, merci). Son temps précieux au service des autres ne pouvait être gaspillé ainsi. Il fréquentait désormais la médiathèque, lieu où les liseurs ordinaires des journaux avaient pour habitude de les empiler contre leur fauteuil, se réservant la primauté des nouvelles locales et Internationales, ce qui avait pour effet d'encourager l'ignorance des foules. A midi ils quittaient leur siège et celui de la culture qu'ils venaient d'annexer quelques heures. Dans ce lieu du savoir pour tous il veillait aux grains.
-"Bonjour, on va partager, vous voulez quel canard ?" se devaient ils maintenant de concéder aux lecteurs potentiels discrets et si patients. Bref, un sans-faute pour ce repenti que les simples saluaient et que les notables, sans toutefois l'avouer enviaient un peu. Certains lui faisaient les yeux doux dans l'intimité d'une rencontre informelle, et l'obtention du moindre accord administratif, se réalisait avec une inédite rapidité.
L'oncle s'en amusait et devenait le citoyen de la commune aux demandes les plus extravagantes, remerciant vivement chaque élu rencontré de sa diligence et le faisant savoir autour de lui. Comment s'étonner que les escaliers du pouvoir ne lui aient pas encore été offerts ! Cette consécration ne paraissait pas cependant lui convenir, il arguait de son manque de temps, trop absorbé par le bonheur des siens pour espérer être à la hauteur d'un mandat électif dont il voudrait non seulement être digne, mais fier.
Convoqué dans le Saint des Saints de l'exercice du pouvoir local par son premier magistrat lui-même, il sembla sur le point de céder pour une place honorable sur la liste du Maire aux élections proches. Quelques indiscrétions permirent le relais de cette information en soulignant le peu d'importance que revêtait cet entretien. Il s'agissait seulement de fixer un calendrier de festivités pour préparer le centenaire proche (bien que personne ne sache son âge véritable), de la mamette. Née dans un pays lointain, l'oncle jura de lancer les recherches afin de faire le point sur cette énigme, mais resta intransigeant sur une quelconque mise en scène,
-"s'il l'avait une fois encore sauvée de la mort, il ne pouvait garantir, tant elle était faible, de faire encore obstacle à un fatal destin face à une si grande émotion". Le Maire, laïque fervent, accepta même le principe d'une célébration chrétienne en son honneur et d'un discours d'éloges qui lui serait transmis lors de la cérémonie annuelle des vœux. Cette réconciliation de l'église et de l'état enfin acquise et toutes les communautés de la ville applaudissant à ce geste, mis à part quelques anarchistes minoritaires, se disant volontiers trahis par l'un des leurs, passé à l'ennemi, un accord permit de sceller l'avenir politique de la ville.
Revenant sur ses premières hésitations il accepta de paraître en troisième position sur la liste en construction à quelques mois des municipales.
La campagne fût âpre et l'équipe en place peu ménagée. Ses réalisations durant le mandat précédent tenaient dans un mouchoir de poche et l'essentiel des projets d'un programme peu ambitieux allait vers la protection face aux risques naturels, l'eau, le feu, l'érosion des sols contre lesquels le triumvirat actif de la campagne promettait une série de remparts sans faille.
L'homme ordinaire s'enflamme vite, mais peu longtemps sur le thème de l'égalité et de la justice sociale, l'équité lui semble un bien aussi précieux qu'illusoire. Pour ce brave électeur la pauvreté comme l'immense richesse sont affaire de destinée et toutes les intentions qui gouvernent à cette élégante ou misérable distribution, sont inscrites dans le grand livre du hasard, ce grimoire dans lequel il n'aura jamais espoir d'écrire la moindre page. Résigné, il vote pour l'ordre et la continuité.
L'opposition mena une belle et ardente bataille A son actif la lutte contre les privilèges et la redistribution du patrimoine aux plus démunis. Plus une once du sable fin qui leur avait été volé par divers lieux privatifs ne devrait désormais leur échapper. Consécration de cette Marxiste aventure, tous les "corps morts " attribués à des familles et qui se perdaient à la mort des ascendants directs seraient dorénavant attribués à des familles dans le besoin. A ces mêmes familles seraient destinés les bateaux des professionnels cessant leur activité, embarcations de tout temps détruites. En cas de victoire, elles seraient rachetées par la commune, puis, offertes pour poursuivre utilement leur vie sur les flots bleus. Ambitieux et progressiste programme, pourtant, le destin des bateaux et des corps -morts devait rester inchangé. " Le paquebot des forces révolutionnaires ECHOUE au port ", titrait le lendemain des élections la presse locale.
L'équipe municipale venait d'être réélue avec un score qui s'approchait d'un fort coefficient de marée, un peu sous la barre des soixante-dix – neuf pour cent. L'oncle, gloire locale avait été mis à contribution. De tous les meetings, de toutes les cérémonies, il avait, avec finesse et bien conscient de son ascendant sur ses compatriotes, adroitement "joué le coup". Son aura renforcée, il avait quelque peu effacé la posture déjà bien vacillante de "l'ancien maire". Le coup de théâtre qui suivit l'élection dans le très intime vote qui suivit la victoire n'étonna presque personne, sauf l’intéressé lui-même, trahi par son propre groupe. Allié au premier adjoint l'issue de ce scrutin venait enfin de consacrer au poste suprême « Un homme de l'ombre, en pleine lumière ». Le héros de la tempête, après la furie des éléments venait de vaincre les sceptiques. Il devenait premier magistrat d’«une ville à reconstruire ».
La Dépêche locale titrait alors. L'accord prometteur conclu avec l'ancien élu n'avait été qu'un simple marchepieds et l'oncle venait tout simplement de reléguer celui-ci à son statut de potiche, d'épave même, qui serait un qualificatif plus adapté, tant l'imposture consommée avec délice, avait été aussi cruelle qu'inattendue, le laissant sur le flanc pour une improbable durée.
Les journalistes revinrent, le vainqueur lui, continuant sa vie dans la concordance parfaite avec les marées poursuivait ses campagnes de pêche, déléguant en mairie et offrant toutes ses prises à la maison de retraite ou personne ne regrettait d'avoir voté," pour un homme si gentil" ! Il reçut les scribouillards en Mairie, contant peu sa victoire, offrant un visage d'humilité et d'abnégation. Le programme de rénovation paraissait bien léger, mais l'homme était attachant. La victoire tout à fait acquise après quelques distributions de délégations, l'opposition obtint, non sans mal, la gestion du cimetière et celle des commémorations, de la voirie et de l'évacuation des déchets, la fête pouvait commencer. Le nouveau Maire s'était réservé la gestion du port, ce qui fût fort apprécié des marins locaux.
Les réjouissances se tinrent donc sur le domaine maritime, après moult discours, danses, ovations et pétarades diverses, alors que la foule poursuivait bruyamment ses libations, abusant de la "piquette" locale, le nouvel élu, un peu éméché partit se coucher. Il ne trouva pas tout de suite son lit et se blottit dans le jardin le long d'un buisson et d'un massif de cinéraires ou peut-être d'immortelles qu'il devait partiellement écraser. C'est là que les gendarmes vinrent le chercher au petit matin pour lui demander des comptes sur l'origine des ossements trouvés par quelques élus (de l'opposition) dirigés par le candidat malchanceux. Ceux-là étaient venus pour une expédition de nuit avec pour objectif d'honorer l'élu tout frais nommé en plantant dans son jardin le "mai" qui symbolise la réussite d'un citoyen si peu ordinaire qu'il doive présider à la destinée de tous ses semblables.
Que cela soit pour cinq années ou plus longtemps les responsables de cette action expliquèrent qu'ils n'avaient pas voulu se soustraire à cette coutume. L'élu évincé, lui fut plus direct. Il expliqua qu'il n'avait jamais cru à la réclusion, "pour son bien " de la mamette ses soupçons étaient confirmés et que le "délinquant" qui occupait maintenant son fauteuil allait devoir rendre des comptes.
Ceci constitua l'épilogue d'une bien étrange rédemption, la mort de la vieille mamie était bel et bien déjà ancienne, cachée à tous elle avait permis à la famille de bénéficier durablement de la jouissance d'un corps-mort qui, sinon, leur aurait échappé à l'officialisation de son décès. La vie normale reprit son court, normal, l'oncle partit en prison, un nouveau Maire fût élu (l'ex candidat malheureux), les corps-morts continuèrent à être attribués a des quidams chanceux et financièrement plutôt à l'aise, les citoyens ordinaires poursuivirent leur existence tranquille, se trouvant très vite d'autres héros.
Jean-Paul LABARDIN