LA DÉPÊCHE DU BASSIN MINIER
N°1403 du jeudi 12 juillet au mercredi 18 juillet 3032
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Nord-Pas-de-Calais
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Elio, départ pour le rêve
Originaire de Lens, Elio est un petit garçon de neuf ans comme les autres, à ceci près qu’il a dans la tête un endroit merveilleux et connu de lui seul. Il appelle son jardin secret le « Bassin d’Arcachon ». Ce lieu énigmatique semble sorti tout droit de son imagination. Et pourtant...
24 juin, 7 heures du matin. Elio, sa sœur Margot (treize ans) et leurs parents, Elsa et Marc Laborde, quittent la banlieue de Lens et prennent la route pour le Sud-Ouest. Direction l’hypothétique « Bassin d’Arcachon » qui hante Elio depuis toujours. Elsa au volant, le coffre plein de valises et de paquets, Polly le perroquet en cage sur le siège arrière, calé entre les deux enfants, le trajet promet d’être long au vu des quelques 844 kilomètres à parcourir.
« Elio serait un enfant comme les autres si quelques particularités ne le rendaient particulièrement attachant, explique Elsa. Ce ne sont pas ses yeux vairons ni son amour immodéré pour les perroquets qui font de lui un être à part, c’est surtout ce pays imaginaire qu’il s’est construit... Ça ne le quitte jamais. Il nous a souvent emmenés dans son histoire et nous l’avons toujours écouté, c’est important. C’est nous qui l’emmenons aujourd’hui, là ou nous devons aller, tous ensemble. »
Le garçon indique d’un doigt ferme un point précis sur la carte, « C’est là que nous allons » affirme-t-il sans hésiter. « On verra bien... » ajoute Marc, dubitatif.
« Il existe une région où la mer entre dans la terre et repart avec la marée, raconte Elio. Tout autour il y a du sable et des pins. Les pins sont des arbres avec des aiguilles et les fruits s’appellent les pommes de pin. Il y a aussi une grande dune de sable de plus de cent mètres de haut. Elle est si grande que de là-haut on peut voir l’autre bout du bassin d’Arcachon : le Cap Ferret. » Toute une flore et une géographie fictives sont en place, la carte mentale est confondante de réalisme. Au fond du bassin se trouve « Arès et les prés salés », des champs tantôt recouverts d’eau, tantôt découverts quand la mer se retire... Une véritable poésie émane des descriptions du petit garçon. L’imagination règne en maître, et il en faut une bonne dose quand on sait la réalité de cette région sinistrée, outragée par l’urbanisation et la bétonisation sauvage. Les constructions massives ont largement dégradé l’image du Sud-ouest à tel point que s’y rendre autrement que par nécessité devient une véritable curiosité aux yeux des gens du Nord. « C’est pure folie que d’aller là-bas » confiera un voisin des Laborde au moment de leur départ.
C’est pourtant le défi que relève aujourd’hui la petite famille sur les conseils limpides du docteur D., pédopsychiatre à Lille qui suit l’enfant depuis deux mois : « Il est essentiel pour Elio d’aller se confronter à son rêve. Le subconscient transcende des horizons de l’essence multidimensionnelle, dissolvant ainsi les échos éthérés des névroses existentielles, dans un paradigme quantique d’introspection métaphysique. Bref, ce voyage lui montrera que tout n’est que fantasme et inversement. »
Les kilomètres défilent sous le ronronnement du moteur et le temps est long pour Margot, adolescente rebelle et incrédule. Après plusieurs heures, elle sort de son marasme et s’exprime enfin : « C’est n’importe quoi ce voyage, on roule des kilomètres pour rien. » Tout est dit. Maman rétorque : « Il est important d’écouter ton frère. Il exprime sûrement une souffrance, nous devons le rassurer, l’accompagner jusqu’au bout de son rêve. Ce voyage le fera grandir. »
Ça tient la route</span><span>Mais le pragmatisme de ses proches ne décourage pas Elio dont la source créative ne tarit pas. Son histoire tient la route malgré quelques incohérences, ainsi « la dune de sable » se nomme « Dune du Pilat » mais le village d’à côté s’écrit « Le Pyla »... Contrairement à Margot, nous ne lui en tiendront pas rigueur tant son histoire nous émeut. « En face de la dune il y a une église, c’est une sorte de villa rouge et blanche. Elle est construite comme dans le désert et elle regarde la dune du Pilat. C’est la villa algérienne. » L’exotisme s’y mêle, et c’est un enchantement de l’écouter parler. Tout y est, même les habitudes alimentaires des autochtones : « Ils mangent des « huîtres ». Nouvelle étrangeté que ces « huîtres » dont il parle avec délice et dégoût à la fois. « C’est un coquillage qu’on ouvre avec un couteau spécial et qu’on avale vivant tout cru ». Tout simplement...
« Les cabanes de pêcheurs sont comme un petit village avec des rues en sable et les gens peuvent aller dans le bassin après le travail ou dans l’océan parce que tout est à côté. Il y a beaucoup de végétation, des palmiers, des fleurs et dans l’eau, des hippocampes.» Des hippocampes ? « Des animaux bizarres en forme de cheval qui nagent tout droit et ce sont les mâles qui portent les bébés ». Evidemment ! On resterait des heures à l’écouter.
Midi, pause déjeuner sur une aire d’autoroute. On sort Polly pour l’aérer. A la vue d’un pain au chocolat, Polly lance un tonitruant « chocolatine ! » des plus déroutants. Le volatile semble lui aussi inventer son propre vocabulaire... Il faut dire que les deux complices sont connectés : plus qu’un « doudou », l’oiseau est un véritable confident pour Elio. Marc taquine son fils : « Au lieu de parler à ton perroquet, raconte-nous plutôt l’histoire de ces maisons sur pilotis si j’ai bien compris, qui trônent au milieu d’une île déserte... Les cabanes « planchées » c’est ça ? » Son interlocuteur lève les yeux au ciel et, s’adressant à Polly : « Il ne comprend rien, ça fait mille fois que je lui dis. Les cabanes Tchanquées ! Deux maisons sur des bâtons qui sont sur l’île aux Oiseaux. A marée haute, la mer passe en dessous des maisons. Je t’y amènerai demain mon Polly, promis. »</span><span>Elsa et Marc ont beau chercher, rien ne peut expliquer ces descriptions souvent très détaillées. Peut-être avaient-ils croisé un jour des maisons sur pilotis pendant leurs vacances ? Ou bien a- t-il vu ces architectures dans un livre ? Sur le Net ? Quand bien même trouverait-on une origine rationnelle à ses visions, cela n’explique pas comment et pourquoi il a retenu tout ces détails au point d’en réaliser des dessins très précis.
« Pour atteindre la réalisation de soi, Elio doit transcender les niveaux subconscients de l’être en éveillant les chakras supérieurs tout en intégrant un archétype psychique transpersonnel » précise le docteur D.
15 heures. C’est la bonne direction mais « toujours pas de panneau Arcachon », ironise Marc qui a désormais pris le volant. Elsa lui lance un gentil coup de coude tandis qu’Elio s’endort, bercé par le mouvement léger du véhicule.
Du rêve à la désillusion
18 heures, l’autoroute a bien roulé, nous arrivons à destination, un lieu précis appelé « l’Herbe » et qualifié par Elio de « merveilleux ». Mais le réveil de l’enfant est brutal. Pas plus d’Herbe que de « pins ». Où sont « la Dune du Pilat » et les plages de sable blanc ? Il était question d’un point de vue panoramique où l’on devait observer des cabanes de pêcheurs au bord d’une eau paisible ponctuée de « pinasses » (les bateaux du coin) et, dans le lointain, la majestueuse Dune du Pilat. Le promontoire existe bel et bien mais sous un autre nom et il fait triste mine. Rien de miraculeux ne s’offre à la vue du petit rêveur. Polly, lui qui partage tout, reste dans la voiture. A quoi bon lui montrer le désenchantement? Tout n’est qu’immeubles à perte de vue, rouleaux de bitume charriant des files de véhicules ininterrompues. Ici, des centres commerciaux écrasants, étalés comme de larges verrues ; là des parkings inondés de fumées et des tours sans fin, symboles d’une architecture galopante et non maitrisée. Les remparts Barthorette, du nom de leur concepteur, s’érigent lourdement contre les assauts d’une mer déchaînée toujours encline à monter davantage chaque année en puissance. Le niveau des eaux a imposé des digues si hautes qu’au beau milieu de l’après- midi, l’ombre se répand déjà sur un monde de ténèbres en perpétuelle activité. Ces murailles censées protéger des eaux isolent définitivement l’humanité d’une nature jadis si belle. Elio se souvient-il de ces temps antédiluviens où de probables civilisations prospéraient dans l’harmonie et la lumière ? Arcachon a perdu sa consistance et se dilue irrémédiablement sous les yeux en larmes d’Elio. Il ne dit plus rien, seul son regard parle pour lui, un œil clair qui espère, un œil sombre en deuil.
« Génial ! » commente Margot avec ironie. « Il n’y a rien à faire ici, c’est nul.» Elsa et Marc ont du mal à la contredire. Elio, dans les bras de sa maman, restera muet jusqu’à l’hôtel où les Laborde resteront une nuit « pas plus » pour se reposer et se remettre de leurs émotions. Le retour à Lens tire un trait sur les rêves envolés et les illusions perdues. La fin du voyage signe la fin de la naïveté et de l’innocence.
30 juin. Elio n’ose plus parler d’Arcachon. Il y croit toujours pourtant, sa maman recueille encore, le soir, ses courageuses confidences.
Imagination fertile ? Réminiscences d’une autre vie ? Réincarnation ? La réponse viendra dans l’après-midi lors d’un vide-grenier.
Les faits sont têtus
Parcourant une brocante de quartier avec Elio, Marc est attiré par un objet en verre au milieu d’un étal en bazar. C’est une petite boîte de forme rectangulaire contenant du sable et, sur le couvercle, un paysage marin peint à la main, bordé d’une grande dune de sable. Dans le ciel, écrit en lettres jaunes : « Bassin d’Arcachon ».
Sur le visage de son père, Elio lit la stupéfaction. Il comprend qu’un événement incroyable vient de se produire.
La probabilité pour tomber sur une boîte marquée d’un mot inventé de toutes pièces par son enfant est faible. Coïncidence ? Malice du fiston qui aurait discrètement placé une boîte de sa confection sur le présentoir ? Le brocanteur affirme ne pas connaître la provenance de ce vieil objet qu’il cède à Marc pour trois fois rien. Pour Margot, « c’est du mytho » tandis qu’Elsa se lance dans des recherches qui resteront infructueuses.
Notre rencontre avec Elio s’achève sans réponse et le mystère reste entier, mais une chose est sûre : le petit explorateur d’un autre monde a trouvé son bonheur car lui seul sait qu’il a raison. C’est la boîte qui le dit.
Propos recueillis par Laurent Delacouette.
David POCHIC