Il faut lui reconnaître cette qualité, Jeanne était une femme très courageuse, mais surtout c'était une virtuose, elle jouait admirablement du piano.
Son rêve d'être pianiste internationale fut tué dans l'œuf par ses parents, qui y mirent un véto immédiat. Il n'y avait pas d'explications, c'était comme ça. Une jeune fille « de bonne famille », pianiste, ça ne se faisait pas. Alors Jeanne continua à travailler son piano par plaisir. Elle se maria et eut deux filles et un garçon.
Puis la grande Histoire s'est mêlée salement à son histoire. C'était celle d'un moustachu, déçu dit-on d'avoir échoué à l'examen d'entrée de l'Académie des beaux-Arts, qui décida de transposer ses désillusions créatrices dans un autre domaine : la destruction du peuple juif et autres « sous- hommes, tels que les Tziganes, les malades mentaux... Sans doute un magnifique exemple de sublimation pour les psychanalystes.
Suzanne avait six mois, Élisabeth quatre ans et Paul onze ans. Lorsque sa maman lui cousit une étoile jaune sur son blaser, Paul prit alors conscience à ce moment-là de sa judéité. La famille fut plongée dans un véritable cauchemar au quotidien. Pendant toute cette période d'angoisse, de peur et d'incertitude, du matin au soir et également pendant ses nuits, Jeanne se demandait comment elle allait nourrir ses enfants.
C'est avec cette question torturante qu'elle dut partir un matin, seule avec ses trois enfants, au volant d'une voiture qui lui avait été prêtée par des amis, pour retrouver des cousins dans la France libre, à Villeneuve-lès Avignon. Son mari Jules, devait régler des affaires pour son travail, mais lui promit de la rejoindre très rapidement.
Elle avait dans le coffre une petite réserve de pain, de jambon et d'eau. Son angoisse était accentuée par le fait qu'elle n'avait pas l'habitude de conduire sur de longues distances. Avec ce temps magnifique, les enfants étaient insouciants, ils avaient l'impression de partir en grandes vacances. Elle arriva finalement à bon port sans trop d'encombres et fut accueillie chaleureusement par une de ses cousines.
Jules put finalement prendre la route peu de temps après.
Quand il arriva sur la place du village de Villeneuve-lès Avignon, il apprit en écoutant deux dames discuter, que neuf personnes avaient été arrêtées, dont cinq femmes. Son cœur se mit à battre. Il ne posa de questions à personne, il était extrêmement méfiant. Il savait que partout, il y avait des gens zélés qui surveillaient leur environnement et rapportaient tout événement suspect à la police.
Il partit vite rejoindre sa famille. Tout le monde était sain et sauf et heureux de se retrouver. Jules ne le sut qu'après, mais s'ils eurent la vie sauve et échappèrent à la déportation, c'est bien sûr parce qu'ils n'avaient pas croisé la mauvaise personne au mauvais moment, mais c'est aussi parce qu'il avait eu la bonne idée de ne pas s'identifier, en inscrivant leur nom dans le registre du village, comme l'exigeait la procédure légale.
Quelque temps après, Jules partit en Espagne pour rejoindre le Général De Gaulle qui était à Londres, il fut dénoncé par un passeur et fut déporté à Auschwitz.
Ce fut un drame pour la famille. Paul perdit sa voix. Après de nombreux examens, les médecins conclurent à une aphonie d'ordre psychologique. Jeanne, dépassée par toutes ces émotions, tomba dans une sorte d'état dépressif. Elle dormait beaucoup, avait du mal à se lever le matin. Elle qui était toujours raffinée, portait des tenues négligées.
Ceux qui ont survécu à cette saleté de guerre n'en sont pas sortis indemnes. Même s'ils ne le montraient pas, ils étaient traumatisés par ce qu'ils avaient vécu, parce qu'ils avaient perdu des êtres chers, pour certains des pans entiers de leur famille, ou tout simplement parce qu'ils portaient la culpabilité d'être vivants.
Jeanne finit par sortir de sa torpeur. Elle n'avait pas le choix, elle devait s'occuper de ses enfants. Elle fit les démarches nécessaires pour changer de nom de famille. C’était un crève-cœur pour elle, mais elle pensait avant tout à l'avenir de ses enfants. Ensuite, pour subvenir à leurs besoins, elle décida de donner des cours de piano. Aussi étrange que ça puisse paraître, elle se convertit au catholicisme.
Quelles étaient ses motivations profondes ? Un coup de folie après les atrocités qu'elle avait vécues ?
Cherchait-elle à fuir le passé ? Voulait-elle se donner une apparence pour protéger sa famille ? Ou en découvrant cette religion, y avait-elle trouvé véritablement quelque chose qui lui correspondait ? Non seulement elle se mit à aller à la messe tous les dimanches, mais elle exigeait que tous ses enfants viennent.
Elle les mit au catéchisme. Les années passant, Paul ne savait pas trop comment il allait orienter son avenir. Sa mère lui avait trouvé un professeur de violoncelle. La musique devint son grand bonheur. Il travaillait beaucoup et faisait régulièrement des duos avec sa mère. C'était un peu la façon qu'ils avaient trouvée tous les deux pour communiquer. Il avait un tempérament doux, rêveur. Il était profondément gentil. Il avait à cœur de rendre service, de se faire aimer en faisant plaisir. Lentement, mais sûrement, Jeanne lui mit dans la tête qu'il pourrait devenir prêtre. Paul n'était pas du tout convaincu par tous les arguments que sa mère lui présentait. Il aurait préféré rentrer dans un orchestre. Jeanne lui signifia que c'était extrêmement difficile de gagner sa vie, qu'il y avait très peu d'élus et qu'il ne s'agissait aucunement d'un renoncement à la musique. Elle aussi avait dû renoncer à une grande carrière musicale, mais la musique l'accompagnait cependant tous les jours.
C'est encore une fois, par manque d'affirmation et pour faire plaisir à sa mère que Paul démarra une formation philosophique et biblique fondamentale pendant deux ans. Puis il fit un master de recherche en théologie pendant trois ans et termina par une année qui l'amena au niveau doctorat en théologie. Il fut ensuite ordonné prêtre.
Il se lia d'amitié avec un prêtre qui travaillait dans les prisons. Paul se dit que cela donnerait du sens à sa vie de devenir aumônier. Il suivit une nouvelle formation et se mit à aller à la rencontre des détenus, en se promenant dans les couloirs de la prison. Il appréciait beaucoup ces moments d'échange avec eux. Il écrivait sur un carnet pour s'exprimer et il se servait également de la musique. Il se déplaçait toujours avec son mini-lecteur de CD. Il se mit dans l'idée qu'il pourrait peut-être contribuer à les mettre sur la voie de la reconstruction.
C'est dans cet univers carcéral qu'il fit la connaissance d'Elisa, une jeune femme de vingt-six ans. Elle était complètement recroquevillée dans sa cellule lorsqu'il la découvrit la première fois. Elle ne prit pas la peine de le regarder. Il revint le lendemain pour la saluer à nouveau. Toujours pas un mot en retour. Cela dura une semaine. La semaine suivante, il inséra dans son lecteur de CD, la suite n° 1 pour violoncelle de Jean Sébastien Bach. Surprise, Élisa se redressa et prit conscience de sa présence. Au fur et à mesure, elle se détendit. Il aperçut son visage avec ses yeux tristes. À la fin du morceau, le silence se fit à nouveau. Puis, au lieu de lui poser des questions, Paul lui écrivit sur son petit carnet, qu'il jouait du violoncelle, que la musique avait une très grande importance dans sa vie. Elle le regarda enfin dans les yeux. Il lui écrivit sur son carnet : vous pouvez garder l'appareil, je vous apporterai d'autres musiques. Il entendit enfin le son de sa voix : «merci».
Les fois suivantes, Elisa commença à lui poser des questions. Puis elle lui raconta qu'elle était là car elle avait aidé un copain algérien sans papiers à venir en France. Elle l'avait rencontré lors d'un séjour en Italie. Elle l'avait même hébergé quelque temps. Paul vint régulièrement la voir. Il s'aperçut qu'il commençait à s'attacher à elle et à négliger les autres détenus. Il pensait à elle également quand il était à l'extérieur de la prison. Cela le troubla. Ils se mirent à échanger beaucoup, à rire ensemble. Elle lui dit qu'elle avait hâte de sortir, de reprendre sa vie d'avant.
Elle adorait les animaux et était éducatrice canine. Elle formait notamment des chiens pour qu'ils deviennent guides d'aveugles.
Au bout de quelques mois, Elisa annonça à Paul que le grand jour était arrivé, elle allait enfin pouvoir retourner chez elle. Elle lui prit les mains, le regarda dans les yeux et lui demanda s'il viendrait la voir chez elle à Biganos en Gironde.
Paul fut très troublé par ce contact physique. Il lui confirma que bien sûr, il viendrait la voir. Elle lui donna son adresse.
Paul traversa une période de confusion, il dormait mal la nuit, il pensait à Elisa. Il se demandait si c'était une bonne idée d'aller la voir.<br>Mais le cœur prit le dessus sur la raison. Quand il arriva chez elle, en fin d'après-midi, il la vit en train de travailler dans son jardin avec un Golden Retriever. Elle était douce, patiente. Pour la première il la vit avec ses longs cheveux châtains détachés. Il fut à nouveau troublé par sa beauté. Elle l'aperçut et lui fit signe d'entrer. Elle était surprise mais ravie de sa visite.
Elle lui présenta ses petits pensionnaires : un Labrador marron et le Retriever blond.<br>Puis elle lui proposa un verre de rosé. Ils s'installèrent dans le jardin. L'alcool aidant,<br>Ils prirent du plaisir à échanger et à rire ensemble. Puis elle lui prit à nouveau les mains, le remercia d'être venu et l'embrassa. Étrangement, Paul n'avait pas envie de résister. Il ne s'en alla qu'au petit matin.
Si la nuit fut douce et enchanteresse, le réveil chez lui après quelques heures de sommeil, fut cruel. Il avait très mal à la tête, il était confus, il culpabilisait de sa conduite, il se sentait faible et minable. Il essaya de mettre de l'ordre dans ses idées. Puis il retourna voir Eliza. Il lui expliqua les sentiments contradictoires qui l'envahissaient. Elle lui dit qu'elle ne comprenait pas pourquoi la religion imposait cette chasteté aux prêtres. Comment pouvaient-ils avoir une vie équilibrée ? Il lui expliqua qu'en plus, autrefois, on incitait les prêtres à ne pas se marier, mais ils avaient le droit de vivre en concubinage. Ce n'a été qu'au XIIè me siècle, que l'interdiction avait été formulée.
À chaque fois que Paul revoyait Eliza, il retombait sous son charme. Mais quand il se retrouvait seul, il se flagellait moralement. Il dit à Elisa qu'il avait besoin de prendre un temps pour faire une introspection, pour savoir ce qu'il voulait vraiment au fond de lui. Elle accepta tristement cette séparation, mais elle ne voulait pas démarrer une histoire avec quelqu'un qui vivrait dans un tourment permanent.
Il vécut très confusément pendant cette semaine de retraite, il était très agité. Il se dit qu'il avait toujours agi dans sa vie pour faire plaisir aux autres ou pour ne pas froisser.
Il prit conscience que son engagement dans la voie de la prêtrise était le choix de sa mère, mais pas le sien. Il eut l'impression de surcroît d'avoir trahi son histoire familiale. Pour la première fois, il eut envie de s'écouter et de faire un choix par lui-même, quelles qu'en soient les conséquences.
C'est avec une grande sérénité qu'il alla retrouver Elisa. Pour la première fois de sa vie, il avait le sentiment de prendre son destin en main.
Lorsqu'il l'aperçut dans son jardin, il courut vers elle pour l'enlacer. La parole était superflue, ils étaient heureux.
Elle lui dit qu'elle avait beaucoup réfléchi également pendant son absence, mais de manière positive, car au fond d'elle, elle savait qu'il reviendrait.
Elle lui proposa s'il était d'accord, de lui présenter son ami Alexandre qui était ostréiculteur et qui cherchait quelqu'un pour remplacer le départ d'un de ses collègues. Paul fut étonné, mais touchée qu'elle ait commencé à penser à un avenir commun. Il lui fit part de ses doutes sur un tel recrutement, car il ne connaissait de l'huître que le plaisir qu'elles lui apportaient quand il en mangeait.
Elle le rassura, en lui disant qu'Alexandre était un ami de longue date et que ce qui était important pour lui, c'était de travailler avec quelqu'un sur qui il pouvait compter, pour le reste, il apprendrait sur le terrain.
Même s'il savait que ce métier était dur, l'idée de travailler dans le silence et la nature lui plaisait énormément.
La collaboration avec Alexandre fut facile. Ce dernier n'était pas un bavard, mais il adorait son métier et aimait transmettre son savoir. Une amitié a vite commencé à s'installer entre eux.
Paul avait l'impression de renaître. Il admirait les couleurs changeantes du bassin, la végétation dunaire et tous ses oiseaux qui venaient se nicher sur les bancs de sable, les sternes à tête noire, les milans noirs, les bernaches... Mais il était particulièrement fasciné par les goélands argentés, qui pouvaient faire plus d'un mètre d'envergure. Lorsqu'ils suivaient le bateau, il avait l'impression que les goélands l'interpellaient. Avec le temps, Paul réussit à distinguer une dizaine de cris. Il discernait les jappements, les cris plaintifs, les clameurs éclatantes, les cris d'appel pour alerter les congénères d'un danger, les cris de la parade amoureuse, les cris pour encourager leurs petits à l'envol...
Il se mit à claquer la langue et à siffler pour attirer leur attention.
Jamais, il ne s'était senti aussi vivant. Il avait l'impression que les goélands le provoquaient pour parler avec lui. Un jour, la magie opéra.Il se mit à pousser des cris pour répondre à ces appels. Ivre de joie, il se dit qu'il n'était plus celui d'avant, il avait désormais le pouvoir de parler aux oiseaux. Sur le coup, il fut tellement surpris lui-même, qu'il n'en parla à personne, c'était un secret entre lui et les oiseaux. Il était vraiment devenu lui-même.
Le Lendemain, il alla retrouver les oiseaux pour vérifier qu'il pouvait toujours échanger avec eux. Cela fonctionna parfaitement. Ce n'est qu'au bout d'une semaine, qu’il offrit à Elisa le cadeau de l'emmener en bateau voir les goélands, pour qu'elle découvre qui il était devenu.
Conscient que cet immense bonheur qui lui tombait dessus, il le devait à Elisa, ses premiers mots pour elle furent : « merci mon amour ».
Nathalie SAGLIER