Debout derrière d’immenses baies vitrées, Luc Daubin, tasse de thé fumante en mains, regardait le Bassin. Au loin, les éclairs écorchaient le ciel. Si leur installation dans cette somptueuse maison d’Andernos permettait de rapprocher son épouse de ses parents vieillissants, c’était pour lui aussi un retour aux sources pimenté d’un challenge. Luc était un ambitieux, avide d’hégémonie. Il s’était fait les dents à Paris. Cette nouvelle situation avait de quoi lui donner du mordant et de quoi grignoter quelques degrés supplémentaires sur la pyramide du pouvoir. Il avait rapidement été remarqué pour son entregent par les notables du coin. La vivacité de son regard magnétisait ; son intelligence séduisait ; ses connaissances rassuraient. Et demain, lundi 9 octobre 2028, il rencontrerait le président de la région Nouvelle Aquitaine et lui présenterait son plan pour le renouveau industriel du Bassin.
Il était temps d’agir. Déjà, le trait de côte avait reculé ; la bande entre Le Cap Ferret et Claouey avait disparu ; la réserve naturelle nationale des prés-salés était définitivement sous l’eau et le front d’Arès à Andernos, sévèrement atrophié. En quelques années, c’était tout un pan de l’économie du Bassin qui était passé de l’éventuelle-possibilité-d’un-insignifiant-déclin-de l’activité-économique-et-touristique à un délabrement quasi incontrôlable de sa richesse d’antan.
On se rappelait avec amertume la flambée des prix de l’immobilier huit ans auparavant que le peu de biens disponibles sur le marché avait justifié ; le tourisme hôtelier florissant ; l’acmé de l’activité ostréicole et la construction de trois nouveaux chantiers navals pour répondre à la demande grandissante de plaisanciers français et surtout étrangers, envoûtés par le charme et la beauté du Bassin.
Tout avait périclité avec l’inexorable montée des eaux, la pollution du Bassin dû à la densification de la population et à l’emploi de pesticides, l’extinction des herbiers de zostères, la désertion de l’Ile aux Oiseaux, la mise à l’arrêt des chantiers navals, la contamination de l’ensemble des parcs à huîtres, première richesse du Bassin. Tout cela avait disparu ; des Arésiens aux Arcachonais en passant par les Gujanais et les Testérins, tous pleuraient un passé prospère dans un cadre de vie précieux. L’Île aux Oiseaux ne servait plus de reposoir. La démarche singulière du limicole côtier et la délicatesse du gravelot à collier interrompu n’était plus qu’un vague souvenir immortalisé dans l’atlas de la biodiversité.
Luc était un ponctuel. Il arriva rue François de Sourdis à 8h45. Paul Vinsac venait d’être élu à la tête du Conseil Régional. Il l’imaginait enclin à quelques largesses en son début de mandat. Luc avait studieusement et stratégiquement préparé le dossier qu’il voulait soumettre au président. Il avait peaufiné ses arguments. Son idée était simple. Il se demandait pourquoi personne, à sa connaissance, ne l’avait encore mise sur la table. Puisque le message martelé par le gouvernement était de tout axer sur la transition énergétique, et puisque le Bassin était devenu impropre et inexploitable, il convenait de lui trouver une nouvelle vocation.
L’idée lui était venue alors qu’il lisait dans la presse en ligne un article sur le stockage des énergies renouvelables en Gironde par batterie lithium-ion. La société qui s’était lancée dans cette activité dès 2020 cherchait toujours des nouveaux terrains pour construire des entrepôts de stockage de plus en plus vastes pour ces fameuses batteries qui, elles-mêmes, stockaient de l’énergie. Du stockage de stockage, en somme. Son activité était prospère. D’autres grands noms de l’Energie lui avaient emboité le pas. Le besoin était exponentiel et, curieusement, il n’y avait pas de concurrence
Des études scientifiques plus récentes faisaient miroiter des ressources illimitées en lithium grâce à l’eau de mer. Il n’y avait pas que dans le Grand-Est ou en Auvergne où l’on avait trouvé des gisements d’importance mondiale. Le lithium ne se trouvait pas exclusivement dans la croûte terrestre mais également dans les mers. Le Bassin avait là une opportunité de tirer son épingle du jeu et de devenir leader français dans l’exploitation lithinifère.
Elle était là, la revanche du territoire ; dans l’eau de mer qui grignotait inexorablement le littoral. Convertir le Bassin en pôle d’exploitation du lithium n’était plus une utopie ; il fallait simplement qu’un dirigeant de région audacieux s’en saisisse. Une production de lithium on ne peut plus locale, voilà qui devrait séduire les élus !
Pour couronner le tout, on pouvait sérieusement envisager à proximité une usine de retraitement des batteries. L’apogée du circuit court ; on produit, on stocke, on retraite sur le même territoire. Tout cela promettait le rejaillissement du Bassin et de donner à la France un statut de leader d’un empire industriel européen voire mondial.
Luc jouait gros mais il voulait convaincre le président de région de signer un contrat avec le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) afin de procéder sans délai à des premiers sondages et analyses des ressources du Bassin.
Il fallait être réaliste, ne plus se voiler la face. Non, les touristes ne reviendraient pas. La page de la carte postale des cabanes tchanquées, des pinasses rutilantes repeintes chaque année et de l’Île aux Oiseaux avait été tournée. On n’en était plus là. C’était une question de souveraineté énergétique avant même d’évoquer une question de survie. Tout le monde voulait bien recharger sa voiture, sa trottinette ou son vélo ainsi que ses innombrables objets connectés dont l’utilité était bien souvent plus que douteuse mais de là à exploiter du lithium au cœur du Bassin, il y avait une distance à ne pas sous-estimer, une ligne rouge à ne pas franchir. Il faudrait donc convaincre et s’attendre à une levée de boucliers de la part des écologistes déjà bien remontés face à la déchéance de leur territoire. Mais côté industrie il y avait fort à parier que l’Europe encouragerait le projet et le financerait ; surtout avec le millier d’emplois à la clé et le rajeunissement de la population qui en découlerait. Un véritable renouveau du Bassin !
Luc utilisait savamment ses charmes de fin négociateur auprès du président et présentait les uns après les autres ses imparables arguments. Il finirait de le convaincre au Chapon Fin réputé pour son excellence culinaire accompagnée d’une bouteille de Château Phélan Ségur ... même deux s’il le fallait. Son concept n’était pas saugrenu. Après la deuxième bouteille de Phélan Ségur il devenait déraisonnable de s’opposer à une idée si novatrice et si prometteuse. De retour à son bureau, le président tenterait d’appeler le directeur du BRGM (un ami, disait-il) ; au besoin, Luc se proposerait pour composer le numéro à sa place au cas où le président aurait la main peu assurée. Plus tôt les analyses commenceraient, plus tôt on aurait une idée du potentiel d’exploitation du Bassin...si potentiel il y avait.
La journée avait été épuisante. Malgré toute l’énergie qui le caractérisait, Luc vivait comme une compétition d’athlétisme chacune de ses démarches de lobbying. Il en ressortait rincé, vidé de sa vigueur et de son enthousiasme. Rien de tel, pour se reconstituer, qu’un tour sur la dune du Pilat. Alors il configura sa Tesla 8.0 en mode autonome, modifia son siège en position relax, ordonna à Juliette, son ordinateur de bord personnalisé, de lancer The Dark Side of the Moon de Pink Floyd et de le transporter jusqu’à la dune. Voilà des mois qu’il ne s’y était rendu alors que son épouse et ses filles le tannaient tant elles aimaient ce lieu. Plus petites, dès que l’escalier était mis en place début avril, elles escaladaient la montagne de sable en une course effrénée ; l’une par l’escalier, l’autre s’enfonçant à mi mollets dans le sable tiède à en hurler de rire jusqu’à atteindre le sommet et être la première à lancer son cri de victoire. Elles répétaient le défi à l’envi jusqu’à épuisement. Elles s’auto-congratulaient de leurs performances puis se récompensaient en se gavant de dunes blanches, d’exquises chouquettes garnies d’une onctueuse crème framboise-chocolat blanc.
Luc s’était assoupi au cours du trajet. Juliette le réveilla de sa voix sensuelle, sans le brusquer. En cette fin d’après-midi, le ciel était dégagé et une belle et douce lumière s’étendait plein ouest. Bientôt le soleil sombrerait dans la mer puisque le Banc d’Arguin n’affleurait plus et napperait l’horizon de gomme-gutte. Luc se redressa de son siège. Et ce fut un choc.
Les pelleteuses s’activaient autour de la dune en une étrange chorégraphie. Le spectacle était écœurant. Les poignes d’acier mordaient dans la dune déjà dramatiquement entamée par l’érosion, arrachant à chaque passage de gargantuesques bouchées de sable qu’elles dégueulaient aussitôt au-dessus des remorques qui se présentaient en un convoi continu telles les chenilles processionnaires.
On en était donc arrivé à ce point ! Aveuglé par sa folle idée d’exploitation de lithium dans le Bassin, Luc avait minimisé inconsciemment l’autre défi de taille auquel le pays faisait face : la montée des eaux, le recul du trait de côtes. Tout autour du Bassin l’étendue des dégâts était pourtant déjà sensible. Plusieurs centaines de maisons et de logements collectifs avaient disparu sous les eaux. D’autres avaient été évacués et seraient démantelés dans les mois prochains. Sa propre maison était située dans le quartier Lalande à Andernos, en sursis. Quand devraient-ils à leur tour renoncer à leur superbe demeure dont la terrasse suspendue offrait une vue sur le Bassin à vous couper le souffle ? Luc était dans le déni alors que le relogement était une priorité pour la région. Pourtant, pour construire, il fallait du sable en déficit dans le lit des rivières. Forons local ! Puisons local ! Dégradons local ! Massacrons local ! Telle pouvait-être la devise du pays. On s’en prenait à la dune de son enfance avec le gourbet, la linaire à feuille de thym et le diotis maritime ; tout ce qui l’avait animé étant enfant ; toute cette richesse qui l’avait nourri. Et puis quoi ! On construirait quelque part du côté de Blagon ou de Marcheprime là où les feux de forêts répétés de ces dernières années avaient laissés des étendues dévastées à perte de vue ; et tant pis si l’on sacrifiait un morceau du parc régional ?! Et quel projet voulait-il imposer à présent ? Dégénérer plus encore le Bassin ! Il se dégoutait. Soudain le vin harcela ses tempes et son ventre se crispa. Il n’eut pas le temps de commander à Juliette de libérer l’ouverture de la portière. Il soulagea ses entrailles sur le siège passager.
Lorsqu’il rentra enfin chez lui, il était déjà tard ; les filles dormaient. Il n’avait pas répondu aux appels répétés de son épouse qui devait être morte d’inquiétude. Elle le connaissait mieux que personne. Elle savait sa fragilité psychique derrière ses airs de conquérant. Elle sentait ses failles. C’était son Don Quichotte à elle. Elle redoutait de le retrouver chaque fois qu’il avait un projet à défendre, qu’il croyait dur comme fer avoir rallié son auditoire et que, quelques heures ou quelques jours plus tard elle le récupérait brisé, anéanti parce qu’on lui avait dit « non ».
Ce soir-là, il était différent, torpide. Il était rentré vers 22h alors qu’elle faisait les cent pas entre la cuisine et le séjour. Elle remarqua aussitôt sa chemise fripée qui ressortait négligemment de son pantalon ; les souillures sur sa chemise qui dégageaient une horrible odeur aigre. Il avait pleuré ; ses joues affaissées étaient marquées comme celles d’un enfant tombé dans la poussière et qui aurait essuyé son visage de ses mains sales. Elle ne dit rien. Elle le prit simplement par la main et le guida jusqu’à la salle de bain. D’un simple mot elle commanda la douche connectée. Elle lui ôta ses vêtements ; il se laissa faire ; s’avança sous le jet. L’eau chaude ruisselante sur sa peau sembla l’extraire progressivement de sa prostration. Après un instant, elle le laissa et s’en retourna lui préparer un thé blanc de Thaïlande, son préféré. Elle ne lui poserait pas de questions ; elle le laisserait venir à elle ; ça prendrait peut-être un peu de temps mais il finirait par se libérer du tourment qui l’avait gagné. Et elle s’assurerait qu’il prendrait bien son traitement, un thermorégulateur à base de sel de lithium. Qu’elle ironie !
Depuis la cuisine, elle regardait par la fenêtre les éclairs dans le lointain. En cette saison, il était fréquent de passer d’un ciel clair à une chape de nuages sombres déchirés par des flashs aveuglants. Elle compta ; l’orage se rapprochait à grands pas. L’eau de la bouilloire était à température. Elle la versa sur le thé. Dans trois minutes, l’infusion serait à point. Elle irait le retrouver dans la salle de bain ; elle l’envelopperait de toute sa tendresse dans son peignoir chaud et moelleux. Puis elle le conduirait dans le salon où elle avait ménagé une ambiance feutrée et relaxante, allumé quelques bougies parfumées et commandé à la chaine hifi de diffuser les plus belles voix du jazz.
Lorsque le tonnerre fracassa la nuit et que l’électricité crépita et vacilla dans la maison, elle n’entendit pas le coup de feu en provenance de leur chambre à coucher.
Jacqueline THOUEMENT