Huit pieds qui randonnent en rythme génèrent un bruit indescriptible. Décrire un bruit ou une musique demande un vocabulaire technique ou poétique. Il n’existe pas de mot qui délimite un son comme une couleur par exemple. Comment rendre palpable le son que produisent des chaussures de randonnées foulant un sol sableux, légèrement dense, parsemé d’épines, accompagnés de souffles sportifs et des bourrasques des vents d’ouest ? Le visage de Blandine se fend d’un sourire. Si elle livrait le contenu de ses pensées à ses trois amis silencieux, ils rigoleraient et partiraient dans une analyse surjouée de critiques musicaux renommés. En ce début du mois de juin 1987, les propriétaires de ces huit pieds profitent d’eux même.
« Vous sentez ? »
Les têtes, flanquées d’un regard interrogatif, se lèvent vers elles d’un même mouvement.
« Vous sentez les embruns ? On se rapproche de la plage doucement, de la frange dunaire plus exactement... »
Les narines lyonnaises, peu coutumières de ces molécules iodées, tressaillent à l’unisson et valident. Ces dernières ont laissé la capitale des Gaules pour profiter de ce grand week- end de Pentecôte chez leur amie. La météo clémente a permis cette randonnée en forêt. Pas n’importe quelle randonnée et pas n’importe quelle forêt. Ce GR8 traverse la forêt domaniale de Lège et Garonne, dans le Bassin d’Arcachon. Dépaysement olfactif, visuel, tactile et gastronomique aussi, mais ce dernier est prévu pour plus tard dans la journée.
«Dans mille ans, cette forêt n’existera peut-être même plus. Il n’en restera que des cartes IGN, des photos ou des croquis...».
Le débat est lancé. Érosion, loi littoral, parc naturel, Dune du Pyla, tout est pesé, mesuré, analysé selon les points de vue économique, urbanistique, historique, touristique ou, éventuellement, écologique. Le panorama suit les arguments des uns et des autres. Certains pins penchent plutôt pour Thierry, d’autres plutôt pour Caroline. Cette dernière est assez sensible à l’enjeu du patrimoine naturel mais aujourd’hui, elle est occupée à lutter contre les bourrasques qui s’accentuent avec la chaleur. Ses longues boucles brunes ne font pas le poids face aux vents du Ponant.
« On va faire une pause, il faut vraiment que je m’attache les cheveux ! »
La troupe acquiesce et guette une zone pour poser les sacs et s’asseoir. Une fois installés, les gourdes passent de main en main tandis que Caroline cherche des élastiques et Blandine, son Polaroid.
« Vous n’allez pas y couper, les loulous ! dit-elle en brandissant son appareil photo.
- Montre moi ça ! Tu t’es acheté un nouveau Pola ?
- Oui, j’ai pas résisté. Tu peux avoir des cartouches noir et blanc ou couleur. J’adore !
- Il est top ! »
Auguste manipule l’objet avec respect.
« Je peux ?
- Bah oui !! Attends, on va trouver un endroit qui va bien, viens ! »
Comme deux girouettes cherchant le nord, les têtes tentent de s’orienter vers le mélange parfait entre lumière, perspective et relief. C’est Blandine qui tend le doigt la première.
« Là !
- Parfait ! On va faire des clichés de star. Vous nous rejoignez dans deux minutes ? »
Le chœur mixte éructe un oui-pas-de-problème en souriant.
Le site est à quelques mètres, parfait, comme organisé pour faire des photos, en quelque sorte. Auguste tente son premier cliché en guidant son amie pour obtenir un résultat satisfaisant. Il enclenche, entend ces bruits, sort le papier et tend le résultat à sa modèle pour qu’elle le mette à l’abri de la lumière. Blandine prend le relais. Même rituel. Le cadre est effectivement agréable avec ses trois pins en premier plan et un autre plus gros en arrière plan. La lumière glisse sur les troncs au premier plan, reste discrète sur le fond pour créer un contraste naturel très photogénique.
Lorsque le groupe est au complet, Blandine saisit l’instant, cliiiic, tchaaaach. Encore une avant une petite dernière et pourquoi pas, une autre dernière pour être bien sûre. Les visages commencent à faire des grimaces et les corps à prendre des pauses aussi obliques que les arbres. Une fois la pellicule vide, les bouclettes maîtrisées, les compagnons repartent à moitié hilares. Les silhouettes s’éloignent, laissant sur place un silence épais et quelques traces sur le sol, que le vent se chargera d’effacer. Indifférente, la lumière continue de jouer sur les écorces, les branches et les petits monticules de sable.
Deux piles de Polas étalés sur le lit. Rectangles noir et blanc ou couleur. Blandine passe la main dessus pour les regarder à nouveau, témoins de ces moments agréables, instantanés capturés pour toujours. Elle sélectionne les quelques photos qui vont rester sur son mur. Elle commence par les portraits noir et blanc, en garde la moitié et ouvre une boîte métal pour ranger les autres. Même traitement pour les photos de la randonnée. Assise sur le lit, elle regarde les visages qui deviennent grimaçants au fur et à mesure des clichés. La lumière est parfaite, même les tests respirent la bonne humeur ensoleillée. Tous iront donc sur le mur. Patafix dans la main droite, Pola dans la main gauche, elle s’attelle à l’affichage avec concentration. Son mur est déjà bien rempli et l’harmonie de l’ensemble lui tient à cœur. D’abord les couleurs. Une par une. Ici et là. Ici ou là ? Rythmer les trois pins. Jouer avec cette lumière. Ces points lumineux aussi. Tiens, les points ont disparu. Un autre Pola, rien. Et les revoilà. Oubliant son objectif artistique, Blandine pose sur les murs tous les Pola couleurs. Ces trois points se retrouvent sur deux clichés, en formant un triangle, à un emplacement strictement identique. Sur le premier, elle pose et la forme géométrique lumineuse apparaît sur le gros arbre en fond. Sur le test où Auguste pose, strictement rien. Idem pour les photos de groupe qu’elle a prises sauf... sauf celle où elle grimace. Thierry avait été le photographe. Elle recule et sa tête ressemble à celle d’une spectatrice d’un match de tennis, passant de droite à gauche, et inversement, d’une marque à l’autre, strictement identique. Impossible donc que cela soit un jeu du soleil à travers les branchages, le vent était trop fort ce jour là. Les minutes se disloquent, ne lui apportent aucune aide, aucune réponse. Une main gantée de glace étreint sa nuque. En posant ses cartons dans cette ville, il y a quelques années, elle n’avait prêté qu’une oreille distraite aux légendes courant sur cette forêt. Elles lui reviennent en tête, quelques bribes tout du moins. Une seule idée arrive à se frayer un chemin au milieu des questions. Retourner là bas, à la même heure, très rapidement.
Essoufflée par cette marche rapide, la randonneuse pose son sac à dos à côté des pins ayant servis de cadre. Elle n’a pas eu de mal à les retrouver. Non seulement, elle connaît bien ce GR mais leur forme reste assez esthétique. Ce n’est pas « les trois grâces » qu’elle est venu observer. Quelques mètres à côté se trouve ce gros pin, sombre, même en plein jour. Elle se rapproche doucement de l’écorce, s’attendant à trouver des pointes de résines expliquant facilement ces points lumineux. Même si cela n’expliquera pas leur disparation et leur réapparition. Historiquement, la résine et ses dérivés ont été utilisés comme comme goudron pour calfeutrer les bateaux. Ce serait normal de se retrouver nez à nez avec ce produit typique. A première vue, rien de particulier. Ce tronc arbore ses écailles épaisses et caligineuses. Les dessins que ces dernières forment pourraient être suivi comme des sentiers sur une carte. Blandine ressort les deux Polas pour mieux situer les trois points lumineux. Elle estime leur hauteur à plus de deux mètres au dessus du sol. En reculant, elle lève la tête. Rien. Elle fait un pas à gauche. Rien. Deux pas à droite. Toujours le néant. Déconfite, elle baisse la tête et reste immobile, ne sachant plus vraiment quoi faire, ni pourquoi elle a voulu à tout prix revenir ici. « Je me demande bien ce que je m’attendais à trouver ! N’im-por-te-quoi ! ». Elle soupire et relève la tête un peu trop vite, se sent prise d’un léger vertige, empiré par une lumière aveuglante, sortie de nulle part, ou, si, certainement de la frange forestière. Forcément la frange.
Elle se protège les yeux et de ses mains et vacille légèrement. Le flash a disparu comme il est apparu et la randonneuse, ébaubie, reste figée le temps de reprendre ses esprits. La température a baissé d’un coup et il est vraiment temps de rentrer. Sac à dos en place, poumons remplis, esprit encore brouillon, fourmis dans les jambes...La check-list mentale n’est pas très encourageante. Pourtant un pas après l’autre, Blandine réactive sa biologie. Le rythme cardiaque se stabilise, la pression artérielle augment de manière réconfortante, le système nerveux, passablement émoussé, fini sa réinitialisation, globules rouges en ordre de marche, système auditif passe en alerte. Des voix, des cris ou un gémissement. Impossible à identifier pour le moment mais une chose est certaine, c’est humain. Tympans, enclumes, marteaux et étriers font le tri entre les différents sons pour situer au mieux les objets vocaux non identifiés. Le quartet envoie directement les infos au cerveau pour diriger le corps tout entier vers la frange forestière. Quitter la futaie. Se rapprocher des bruits humains et océaniques du coup. Différencier les deux et avancer automatiquement. Analyser le moindre décibel allant croissant. Identifier la nature du son. C’est tour à tour une toux rauque, un cri, un gémissement. L’alerte est donc générale. Blandine accélère et traverse la dune grise puis la blanche en tournant la tête dans tous les sens. Nerfs auditifs et oculaires sont désormais surmenés.Ces derniers identifient enfin la source et poussent toute la masse musculaire vers ce point.
Trois hommes sont allongés, détrempés, sur la plage. Blandine arrive sur eux, essayant de comprendre ce qu’il se passe. Les morceaux de bois fracassés et les silhouettes dans des tenues originales activent son adrénaline. Cela ne peut être qu’un naufrage, étant donné la dangerosité de la houle, des courants du Bassin et de la passe nord précisément. Les vagues poussent encore des débris. Jetant son sac, elle court vers l’homme qui est le plus proche d’elle pour lui porter secours, si elle le peut. Il est vivant, a peu près, et essaie d’évacuer l’eau de ses poumons fragilisés. Un autre homme, vêtu d’une chemise terne, épaisse et d’un pantalon d’un autre âge, est allongé à côté, faible mais vivant aussi. Le dernier est immobile. Sans chercher à comprendre le pourquoi de ses tenues particulières, elle commence à parler au premier homme qui lui répond laborieusement dans une langue qu’elle ne connaît pas. Marins étrangers ? Patois local ? Ce n’est pas le moment de se lancer dans une réflexion linguistique. Il faut les aider à respirer, leur donner de l’eau et à manger si possible, évaluer les blessures pour faire un premier rapport aux pompiers, les réchauffer, attendre les secours, rester avec eux... et c’est ce qu’elle fait pour les deux survivants, le troisième n’a plus besoin de secours. Aucune possibilité de joindre qui que ce soit à moins de les laisser sur place. La barrière de la langue est donc un frein. Le seul mot qu’elle commence à reconnaître c’est « malur ».
Le dialogue se noue avec des gestes, des sourires, des mouvements de tête. Elle recense une fracture tibia-péroné, un poignet luxé et de nombreuses ecchymoses. Sans compétences médicales, elle ne peut rien faire que leur apporter un certain soutien moral, les quelques gâteaux protéinés qu’elle a toujours dans son sac, qu’ils ont accueillis avec ce qu’elle a identifié comme de l’effroi. Les deux hommes parlent ensemble, elle écoute, attrape ce même mot encore et encore, ainsi que ce qui semble être des prénoms. Clarisse, Françou. Les silences sont de plus en plus pesants.
Les heures passent et rien ne se passe. L’inquiétude et la fatigue gagne la randonneuse. Elle tente de s’occuper, de comprendre. En essayant de trouver des restes utilisables du bateau, elle se griffe la paume de la main. Elle trouve malgré tout un peu de nourriture dans un petit tonneau, presque intact. Viande séchée qui aide tous les estomacs présent sur cette plage pourtant magnifique. La brûlure de cette griffure est amplifiée par le sel marin et l’intensité nerveuse de l’après-midi. Le désinfectant de sa trousse de secours est le bienvenu. La sensation de malaise qui va avec beaucoup moins. Les yeux dans le vague, bercée par les vagues, Blandine commence à dodeliner de la tête. Impossible de garder les yeux ouverts plus longtemps.
« Il faut vraiment que les secours arri... ». Black out.
« Bonjour, je m’appelle Isaac, je suis infirmier. N’essayer pas de parler, vous avez été intubée et je vais vous enlever tout ça.Votre gorge va être un peu irritée mais cela va passer. »
L’accent du sud-ouest très marqué de ce monsieur en blanc déclenche un carambolage d’images dans la tête encore étourdie. Les trois points, les cris, le naufrage et ces trois hommes, des heures interminables, la griffure et donc enfin, les secours. Malgré toute sa volonté, parler est impossible. Elle murmure, cherche à savoir où elle est, combien de temps elle est restée inconsciente et, surtout, où sont les deux rescapés. Si la physionomie de l’homme est restée impassible, cet éclair dans son regard ne lui a pas échappé.
« Vous êtes au Centre Hospitalier d’Arcachon. Il 16h38 et vous avez été admise à 15h environ. Ce sont des randonneurs qui vous ont vu faire un malaise dans la forêt et qui ont pu prévenir rapidement les pompiers. Vous êtes restée inconsciente presque... Que se passe-t-il ? » Blandine, agitée, se racle la gorge encore et encore pour essayer de mieux parler.
« Dans la forêt ??
- Oui, sur le GR8, un peu en retrait.
- C’est impossible ! J’étais sur la plage tout l’après-midi. Où sont les hommes qui étaient avec moi ?
- Je vais me renseigner. »
Encore ce regard. Demi tour et départ. Seule, elle récupère de plus en plus de souvenirs mais n’arrive pas à analyser que cet infirmier a dit. Allongée sur un brancard, dans un box des urgences, semble-t-il, l’environnement médical s’impose à la patiente doucement. Bruits, voix, bips, lumière blanche, placards, minutes vides et poubelles pleines. Isaac revient de longues après, accompagné de «’jour, je suis le docteur Tosti ». Même discours, même mine indifférente, même regard interrogateur. « Votre dossier indique que vous étiez seule... Racontez moi ce dont vous vous souvenez ».
Ainsi fut fait. « Vous ne pouvez pas les manquer, ils avaient des tenues du siècle dernier ou d’avant encore, j’sais pas moi. Il y a eu un naufrage. Vous devez être au courant ! ». Et enfin, elle pense à la preuve indiscutable. Ce qui clouera le bec de ces messieurs.
« Je me suis blessée en cherchant de la nourriture dans les débris du bateau. Regardez !
Karle SERAFIN-ZABAL