Arès déployait comme d’habitude sa longue ligne droite, menant comme un agréable chemin de croix à la place de l’église, centre tutélaire et lieu de vie incontournable des habitants.
Tout d’abord méprisants envers ce délicieux endroit, niché au fond du bassin, et protégé des vents du large par un rideau de brume mêlé de soleil, nous allions au contraire y découvrir la vie et les gens.
Depuis quelques années, Ils avaient envie de vivre sur le bassin. Célie et Jean, car tels sont leurs prénoms, amoureux depuis toujours, avaient déniché leurs maisons après d’infructueuses recherches chez la très courtisée voisine, Andernos. Certainement un premier acte de bravoure du Dieu Arès, Dieu, certes, mais farouche et mal aimé, voire détesté par les Grecs, alors que son équivalent romain, Mars, fut au contraire fort apprécié. Mars, père des fondateurs de Rome, Romulus et Rémus, et mois symbolique pour Jean, cette histoire vous dévoilera pourquoi.
Ils débarquèrent donc un matin de février 2021 après d’interminables tractations dont je vous épargne la désagréable énumération qui ne flatterait pas la digne charge notariale ni celle de banquier. Le jardin, à l’abandon depuis quelques mois, commençait déjà à fleurir de toute part, et les senteurs nous envoutaient, nous les citadins, humains desséchés au béton , bitume et boulot.
Le temps était doux, délicieusement doux, la brise marine balayait les cheveux de Célie, la rendant encore plus resplendissante et totalement en harmonie avec l’environnement. Ça tombe bien parce que l’environnement, c’est précisément son dada. Jean, de son côté, avait décidé de transférer son activité sur Arès pour éviter les fastidieux allers retours vers Bordeaux, il en était parfaitement satisfait. Ils avaient réalisé leurs rêves, côtoyer les Dieux de la côte et en particulier Arès.
Rapidement, ils découvrirent le village et les alentours à vélo et s’attachèrent à l’endroit paisible et bienveillant. Arès s’est assagi au fil du temps et a cessé les combats pour jouir d’une retraite guerrière éternelle. La jetée, la plus ancienne du bassin, proche de leur maison, fut très rapidement un lieu de promenade apprécié par le chien, mélange surprenant de Teckel à poil ras et de je ne sais quoi d’autre, à ce jour indéterminé.
Ce havre de paix, portant un nom de guerre, allait révéler une histoire inimaginable avec en point d’orgue un évènement marquant, survenu le 12 mars 2023 et faisant désormais date au sein de leur famille. Avec le recul, comment s’empêcher de penser qu’il n’est pas tout à fait fortuit et qu’il est, au contraire, le travail surnaturel, destructeur et constructif du Dieu Arès ?
Mais, revenons en arrière, un an plus tôt, en décembre 2021Jean s’était mis en tête de voler et il avait opté pour L’ULM, lui, l’opposé d’un casse-cou. Mais, entre son adresse plus que contestable, les vents capricieux, certainement manipulés par Zeus lui-même, le COVID, fumeuse plutôt que fameuse épidémie mondiale, les heures de vols s’accumulaient sans arriver au graal : le brevet
Vu d’en haut, le bassin ressemblait à une forme féminine, délicieusement ouverte vers le large, ne se laissant pénétrer que par les passes, écumantes et tourmentées, comme les passions et les pulsions de l’océan. Poséidon devait bien s’amuser. Jean se demandait si les rives du bassin, jadis déshéritées et aujourd’hui parsemées de fortunes immobilières, n’étaient pas depuis toujours un repère touristique pour dieux Olympiens.
Le prétest du brevet, ultime répétition avant le sacre, tourna au désastre. Jean, malmené par l’instructeur, se retrouva en grande difficulté, que le soleil, radieux, et la beauté séculaire des lieux, ne purent atténuer. Ce fut l’échec, rapidement débriefé et radicalement consacré. Jean ressentait les affres de l’enfance lui agresser le cœur, perdant chaque jour un peu de confiance qui s’envolait dans la brume des petits matins arésiens. Il s’enferma de plus en plus en lui- même, laissant Célie perplexe toujours aimante, mais voyant les petites chamailleries de la vie quotidienne s’amonceler comme des cumulonimbus agressifs en mal d’orage dévastateur. Jean était tourmenté, depuis toujours, mais l’échec aérien avait fait remonter avec une force jamais ressentie jusque-là, cette étrange impression de ne pas être totalement lui-même.
Heureusement, Jean avait Célie. Mariés depuis 20 ans, ils avaient tous deux réussi à surmonter des divorces pénibles et singulièrement couteux, à tous les sens du terme. L’amour veillait toujours sur le couple, peut-être avec moins d’intensité mais avec plus de grâce et de bienveillance. Une rencontre d’âmes disait-elle. Ils étaient fiers de leur famille, « cinq enfants à nous deux , trois chacun », aimaient-ils lâcher, taquins.
Il exerçait sur Arès comme psychothérapeute, après avoir fait une reconversion quelques années avant, échappant ainsi aux tourments professionnels des grandes entreprises en perpétuelles mutations. Ce métier était fait pour lui, empathique, très à l’écoute et soucieux de l’autre. Mais il va s’avérer également comme une nécessité dans son chemin de vie.
Il avait également la passion du sport et du Ping Pong en particulier. Le club qu’il avait choisi l’avait rapidement intégré dans les équipes jouant le modeste championnat départemental. L’ambiance était bienveillante, certes quelques plaisanteries de potaches accompagnaient les entrainements bon enfant, mais tout cela respirait le plaisir de passer un bon moment.
Célie, son métier, et le ping pong ne suffisaient pourtant pas à Jean pour être heureux de vivre sur le bassin. C’est alors qu’Arès retrouva toute son ardeur guerrière pour le guider vers la délivrance. Mais avant cela, il passa par quelques étapes qu’il est bon de revisiter avec un minimum de recul.
La conscience de soi-même.
Depuis l’enfance, Jean ressentait en lui une différence fondamentale avec les autres garçons. Il ne s’était jamais senti très à l’aise avec son corps et portait en lui de sacrés complexes. Souvent maltraité à l’école et au collège, il n’avait trouvé un peu de paix qu’en intégrant le lycée, où il subit des études très moyennes sanctionnées par un redoublement mérité et un BAC obtenu de justesse, l’année suivante. Timide et sensible à l’extrême, Jean n’avait jamais eu de petite copine, n’avait même jamais rien tenté pour séduire une jeune fille ou un jeune homme. Oui, il est clair qu’il n’avait aucune idée de son orientation sexuelle, sujet tabou, interdit fondamental. Il a grandi dans la plus grande ignorance de la sexualité. Bien au-delà de cela, il s’ignorait lui-même.
Certes, il était depuis toujours attiré par les vêtements féminins, mais il vivait ça comme un secret, terriblement honteux, qui devait rester dans la confidentialité la plus totale. Rien ne l’empêcha pour autant de vivre et travailler tout en gravissant laborieusement les échelons innombrables de la fonction publique.
Il crut longtemps avoir trouvé la parade à ses folies en épousant sa première femme, Annie, dont la féminité ne sautait pas directement aux yeux des admirateurs. Jean l’épousa sans avoir jamais connu de femme et se montra bien maladroit, vous l’aurez deviné, je pense. Mais de cette union naquirent cependant deux enfants à 4 ans d’intervalle, qui se révélèrent formidables, en particulier en mars 2023.
La parade ne fonctionna nullement. Les mêmes fantômes lui traversaient l’esprit. Et inlassablement, les mêmes doutes, les mêmes angoisses, les mêmes pulsions qu’il fallait bien contrôler tant bien que mal. Le temps passa et le divorce saignant sanctionna cette union désunie, sans lien apparent avec les ressentis de Jean, dont il n’avait jamais fait état.
Puis vint la formidable rencontre avec la belle et jeune Célie, resplendissante, à la spontanéité sans égale, hypersensible et plus intelligente que quatre ordinateurs en série. Bref, une HPI haut de gamme. Belle et intelligente, on frise le gag. Que venait faire le timide Jean dans cette histoire ? Il trouva l’amour pour la première fois de sa vie à 40 ans. Inespéré. Elle lui rendit bien et ils s’engagèrent ensemble dans un chemin de vie commun, semé d’embûches diverses, mais aussi de succès imprévisibles, tant professionnels que privés.
Mais cette année 2022 ne ressemblait pas aux précédentes. Jean se morfondait et se trouvait confronté à l’obsession, trouble qui ne pouvait évidemment pas lui échapper. Il prit peur et décida de consulter une consœur. Les premiers rendez-vous débutèrent en novembre 2022. Entretemps, Jean éplucha tout internet, lu de nombreux articles sur la transidentité et, malgré le déni qui l’avait fait différer la prise de conscience, il arriva seul à la conclusion irréfutable qu’il était transgenre.
Le combat, les doutes, les autres.
Ce fut alors que vinrent les doutes, les peurs, les nuits sans dormir auprès d’une Célie, de plus en plus gênée par l’agitation nocturne de son mari. Que fallait-il donc faire ? Continuer à se dissimuler les choses ? Faire le contraire de ce qu’il essayait de faire chaque jour avec ses patients en les accompagnant vers l’acceptation d’eux-mêmes ? Qu’en pensait donc Arès ? A l’évidence, il préconisa le combat acharné pour la vérité. Il promit à Jean, un soir d’insomnie et tandis qu’il s’était introduit subrepticement dans la maison, d’en discuter avec ses potes Dieux, du moins ceux qui avaient pris la lascive habitude de se pavaner sur les rives sablonneuses du bassin, dont le chef Zeus et quelques déesses dont Athéna et Héra, déesse du mariage et des femmes. Ravis d’avoir un peu de distraction, ils convinrent d’aider ce pauvre mortel à sortir de l’isolement ou il s’était laissé enfermé depuis tant d’années. Jean venait d’avoir 60 ans.
Mais était-il sûr de lui ? Pas du tout. Chaque jour, il relisait ce qu’il avait déjà lu des centaines de fois. Chaque fois, se reproduisait le même phénomène négatif. Pourquoi vouloir tout bouleverser à son âge ? Retour arrière et on recommence. Puis, un matin, il reçut une convocation de Zeus lui-même. Pas par la poste, pourtant pratique depuis la nuit des temps, mais par Arès, le farouche compagnon de Jean. Sommé de se rendre à l’île aux oiseaux, uniquement à la force des rames, il fallait ensuite attendre l’ascenseur céleste, invisible des mortels humains mais pas des oiseaux, et se laisser porter vers les cieux jusqu’à un village de nuages servant de bureau aux Dieux désœuvrés. Décontenancé, on le serait à moins, Jean fit donc la connaissance de Zeus, Athéna, Héra, mais aussi Iris, la traductrice, messagère des Dieux de l’Olympe. Ce fut bref. Tu seras femme lui dit Iris et tu devras le révéler au monde en mars, avec la force donnée par Arès. Tu peux t’en aller.
Alors, on peut se raconter ce qu’on veut en psychanalyse, en réalité, l’homme obéit à bien d’autres choses qu’à son inconscient ! Il obéit aux Dieux. Bon, je suis d’accord, toutes sortes de Dieux ; Dieu, sous toutes ses formes, la médecine, la psychologie, l’entreprise, la voie du peuple, le bon sens populaire, la pluie et le beau temps, internet, j’arrête. L’homme obéit à tout autre chose qu’à lui-même.
Avait-il rêvé ? Peut-être, se dit-il, mais il avait compris le message. Il devait agir, et c’est bien cela qui compte pour nous pauvres mortels. Sinon, comment la belle Arcachon serait -elle sortie de terre ?
En fait, notre pensée n’est qu’un réservoir insondable de doutes, de peurs et de freins qu’il faut bien affronter et lever. Jean repris sa barque, solidement amarrée à un piquet de l’île, reçut les félicitations sincères d’un Héron qui passait nonchalamment par là. Comment le savait-il cet oiseau perché ? Jean enregistra définitivement au plus profond de son inconscient qu’il n’aurait jamais réponse à tout mais qu’il pouvait agir sur lui.
Le chemin de l’aveu
Le temps passait et les enfants observaient bien, lors de leurs rares visites, que l’ambiance de la maison n’était pas au beau fixe. Ils trouvaient Jean taciturne, agressif, distant, et Célie, rapidement sur les nerfs. Il faut dire que sa chute de cheval lui avait laissé les deux malléoles complètement cassées et tout ce qui existe entre les deux aussi ! D’un certain côté, cet accident survenu comme un nième avertissement, avait recentré Jean sur autre chose que ses interminables obsessions. Il devait aider Célie, complètement immobilisée et souffrant le martyr, d’autant qu’elle sut, dès le départ qu’elle en avait pour plus d’un an. Mais l’accident de cheval n’était pas le seul évènement de juin 2022. Victor, le fils de Célie et sa femme attendaient un bébé, qui naquit, quasiment le même jour. Bébé, la nouvelle venue, se trouvait à l’étage au-dessus de sa grand-mère, à la clinique d’Arès ou le Dieu lui-même fut soigné à de nombreuses reprises, vu le caractère du personnage.
En venant à la clinique, Jean eut une pensée émue et tendre pour son père, parti avant la tempête de 99, dans cette même clinique. Ombrageux comme Arès, le dernier AVC avait eu raison de son armure défaillante. Il laissa sa femme à Andernos, qui vécut les affres de la mémorable tempête, la laissant souvent apeurée, seule dans sa maison. Elle repose désormais dans sa prairie de Mérignac, après avoir eu la joie de connaître sa dernière petite fille.
Bébé était née. Bébé était là. Bébé était absente de la vie de Célie. Elle fit avec, avec cette curieuse tendance à la dissociation, chère aux HPI qui veulent éviter de trop souffrir.
Après un été torride sans bouger, Célie put péniblement se remettre sur ses jambes, souffrant lors de séances de kiné, dirigées par une espèce de cerbère aussi empathique et à l’écoute qu’une demi-douzaine de paras dans la casbah d’Alger. Partie en congés, elle laissa à Célie une algodystrophie carabinée comme cadeau de départ. On lui souhaite plein de bonheur quand même.
Quand vint l’automne et les feuilles mortes, qui, bien entendu se ramassent à la pelle sur le pré vert, le couple s’enfonçait dans un inéluctable conflit. Jean démarra avec sa psy, qui imposa, dès la première entrevue, un cadre rigoureux et intangible.
Célie avait décidé de faire feu de tout bois, moyennant bien sûr les difficultés liées à la cheville. Elle bombardait Jean d’informations sur les intersexes, sur la sexualité, sur la transidentité. Elle demanda à Jean s’il voulait aller voir « un homme heureux » avec Lucchini et Catherine Frot. Un film tendre et juste sur un homme transgenre et son mari. Une histoire d’amour qui finit bien. Mais comment peut-elle savoir ce que je vis, se demanda Jean, sceptique ? C’est impossible à deviner et pourtant on dirait qu’elle a compris. Mais elle n’avait pas compris, du moins pas consciemment. Jean aurait voulu y croire mais non. On pense toujours que nos problèmes, nos peurs, nos peines vont se résoudre tout seul mais c’est rarement le cas. Il faudra agir pour cela, avoir une forme de courage et accepter l’idée de perdre ce qu’on a de plus cher, l’amour de sa femme , de ses enfants, de ses amis et parents proches.
Les premières séances de psy furent très rapidement aidantes pour Jean et permirent de renouer le dialogue avec Célie, qui s’était progressivement transformé en deux monologues conflictuels.
Jean fut confronté à la réalité, sa réalité, d’une certaine manière rassuré sur le fait qu’il ne souffrait d’aucune pathologie, mais également emporté par un tourbillon inarrêtable une fois le bouton enclenché. Le moment fatidique se rapprochait sous le regard goguenard des coachs de l’Olympe, décentralisé sur le bassin. Cet endroit merveilleux serait-il magique ? Le miracle aura-t-il lieu ? Jean avait peur, de plus en plus peur, seulement encouragé par les autres membres de l’association trans à laquelle il venait d’adhérer pour sortir de l’isolement.
L'aveu
Le 12 mars 2023, Jean se leva et il sut tout de suite que ce ne serait pas un jour ordinaire. Après de multiples tergiversations, l’ayant amené à renoncer à parler à Célie, le jour était arrivé. Certains évènements se produisent sans qu’on sache vraiment pourquoi. Jean, quant à lui, avait compris que son destin reposait sur lui-même, avec l’aide des truculents Dieux du bassin et peut-être, reconnaissons-le, de sa psy. Mais pourquoi ce jour-là ? Et pas le lendemain ou dans huit jours, personne ne le sait!
Célie se leva, et vint, comme à son habitude, s’installer dans la cuisine pour boire son café. Jean, silencieusement assis en face d’elle, sentait la confusion et la tension artérielle monter de plus en plus. Il fallait lâcher. Prendre ce risque majeur de perdre son amour, de bouleverser les vies de ses proches. L’angoisse monta et se déversa.
Timidement, avec un débit inversement proportionnel au tumulte intérieur, Jean commença à expliquer à Célie, encore aux prises avec les évaporations du matin, qu’il se sentait femme, depuis toujours, et sans le moindre doute. Elle l’écouta avec toute sa tendresse, son amour, mais aussi bien sûr, sa détresse, face à un pareil aveu. Arès, toujours goguenard, surveillait la scène et informait Iris de l’évolution de la situation.
Tsunami. « J’ai pris un mur » dit Célie. Bien entendu, elle ne s’attendait pas du tout à ça et Jean dut immédiatement se rendre compte qu’elle ne pouvait pas savoir. « Je vous aime », reprit-elle en employant le vouvoiement qu’ils affectionnent d’utiliser ensemble. « Mais j’ai pris un mur ».
Le reste appartient à ce couple hors norme et le rideau va se refermer pudiquement sur cette formidable démonstration d’amour. Amour encore des enfants, des proches et amis.
Mais il ne serait pas juste de ne pas évoquer les réactions d’une profonde humanité, des patients, des membres du club, des voisins. Non, contrairement aux augures anxieuses, les gens ne sont pas si méchants que ça. Au contraire, ils sont formidables. A jamais confiance en l’humanité.
Espoir
Arès, les Dieux Olympiens et le mythique bassin avaient réussi.
Il était devenu Elle.
...Célie est toujours là.
Ils s’aiment.
Camille DUSSARRAT