- Mais comment puis-je faire pour me sortir d’un tel piège ?
L‘endroit connu de tous pour arracher bas de lignes de pêche et filets ne se revendique pas lieu saint pour nager. Située dans l’axe du joli port ostréicole de Piraillan et de l’île aux Oiseaux, l’épave du Jeanne Blanc abonde de naissains * et d' esquires* tant convoités de part sa proximité avec les terres vaseuses* émergeantes à marée basse dans les parcs à huîtres. Les jours bénis, les tâches noires* affleurant la surface attirent embarcations de petits patrons-pêcheurs qui tendent à souhait d’innombrables aumaillades* dans les esteys.
A l’aurore naissante de ce premier juillet, Raie-Brunette , petite femelle poisson, avide de plaisir de se rouler dans la vase n’a pu empêcher que sa nageoire gauche se prenne dans un inattendu esquerey *retenu à l’étrave de l'épave, de plus gorgé d’hameçons saillants.
- Alors petite, tu sembles reine dans l'art de t'attirer des embrouilles ! lui dit avec ironie Monsieur Maigre, catégorie gros poisson de caractère connu pour quelques combats ou plus d'un de ses adversaires tel Monsieur Maquereau s'en est trouvé borgne. Territoire sous haute protection, qu'on se le dise !
- Combien de fois faudra-t'il te ressasser que nager à proximité de filets, c’est se jeter dans les filets ! Sans compter le danger des piquets *! Inconsciente !
- Monsieur Maigre, je vous prie de m’excuser. Je n'ai pas vu ...
- Silence ! Et vous les pouffeurs de rires et autres "tacots" taisez-vous aussi ! somma- t'il."
Pas un curieux présent n’osa défier Monsieur 60 kilos. Quelques grimacées de certains cachés derrière son immense nageoire trahissaient que ce n'est pas l'envie de retoquer le “Gros” qui devait manquer.
- Tu t'exposes au danger ! Combien te faudra- t'il de temps pour comprendre? Ne t’a- t’il pas servi de leçon lors d' une de nos sorties en face de la Plage de l ' Horizon de constater que certains touristes excessifs et sots de naiveté se mettrent en péril à défier rouleaux et baïnes lors des malines * ? Quelle bande d’inconscients me faites vous tous !
- Monsieur Maigre, ...
Les yeux du redresseur de tort s'ouvrirent si grand qu'il faillirent déformer leurs cavités.<br>Il vociféra : " Le danger ! Comprends-tu le danger !”
- Mais ...
- Taistoi ! Tu n'as pas vu! une raie qui ne voit pas! Une raie qui ne voit pas !!
- Veux tu me faire croire que tu es hypermétrope ? De si beaux yeux or en forme de coquille Saint-Jacques ! Tout quidam prierait Dame Mer pour être doté d'une telle vue et toi tu ne vois rien !
Un court instant passa, sa colère sembla s'atténuer. Il se reprit d'une triste voix :
- Ah , si tes parents étaient encore de ce monde, que ne t’auraient t’ils sermonnée !
“Bah” dit t'il en hochant doucement la tête . “Pauvre petite . Il est vrai que sans tes chers parents, tu n' as point bénéficié d’éducation. Ah ! les pauvres ont disparu ensemble le même jour, un si beau couple. Fous d'amour l'un de l'autre qu'ils étaient. Un dimanche de promenade au trou Saint-Yves, devant la jetée de La Chapelle, l'endroit de nos valses éternelles. Ah quel malheur !“ “Qui pourrait comprendre que l’imaginaire de son enfance, dénudé de tendresse et d’amour, se soit souvent atrophié dans notre cruel monde d’adultes “ pensa t'il.
Le corps de Raie-Brunette se mit à trembler, consterné par ces propos qui lui rappelèrent sans ménagement la solitude de ses très jeunes années. Imitant le regard noir réprobateur d’un pasteur envers ses ouialles, Monsieur Maigre se tût , disséqua la situation afin de déprendre Raie-Brunette de son piège. Il s’avança prudemment, esquiva avec lenteur quelques hameçons retords, puis avec sa bouche protrusible commença à délier le filet nuisible.
Le même jour, la plage de Bélisaire notait d’ une exceptionnelle activité. Elle fût assaillie dès potron-minet par une foule bigarrée. Une organisatrice habillée fluo s'égosille dans un haut-parleur depuis l’embarcadère. Des fanions bariolés accrochés aux luminaires de la jetée, des publicités nautiques en tout genre, la grande tente blanche des passionnés du Bassin , la tente orange vif des Sauveteurs-en-mer, la tente des inscrits et inscri- tes, l’ensemble situant l’endroit du bassin où il faut être aujourd’hui. Le Cap-Ferret !
Pénètrent depuis huit heures du matin dans deux vestiaires les participants hommes et femmes en survêtements et en ressurgissent méconnaissables en combinaisons de néoprène noires luisantes ou orange, fluo parfois, gilets numérotés, paires de palmes aux mains, bonnets de nage imprimés de l’édition de l'année, bien ficelés par des masques ou paires de lunettes de plongée indispensables. Des familles médusées d’assister à la future prouesse de leur proche-héros, trois scooters des mers et quatre bateaux ayant accosté à l’ancre sur la plage, d’autres engins flottants et tourbillonnants moteurs au ralenti à cinquante mètres du sable, s’enjoignant de cris entre capitaines.
Le curseur du haut-parleur à fond, l’organisatrice s’égosille des premières consignes inaudibles tant le vent d ' ouest projetait les directives vers l’intérieur du bassin et des terres. Le grand chahut. Pas de matinée grasse pour les riverains.
C’est la Grande Messe Nautique.
La Transocéa ! Jetée de Bélisaire - Jetée du Mouleau. Cinq kilomètres à la nage avec marée, avec ou contre-courant ! Rien que ça !
Un mouvement intempestif des jambes trahit la nervosité de Moana. Assise sur le rebord en béton de la rampe de mise à l’eau, elle éprouve un léger détachement en se concentrant sur sa respiration. Pour certains les mâchoires claquent ostentatoirement, "ce qui laisse un avant-goût sur la température de l'eau" pensa- t'elle.
Moana prête oreille à certains nageurs qui se racontent leur traversée passée. Elle est bien consciente d’avoir progressé en deux ans. Elle a sacrifié ses repas du midi parfois du soir par d’innombrables couloirs en piscine. Rigueur et travail l’ont faite passée de “débutante” à “confirmée”. Malgré les encouragements, face aux courants, elle sait que l’effort à fournir sera bien plus important. Elle regarde vers Le Mouleau. La réverbération du soleil sur une légère brume affleurant la mer l'empêche de le percevoir. La traversée lui semble être d' une distance astronomique.
8H45. Appel Haut-parleur “ Exercices d’assouplissement pour tous”.
9H15. Appel Haut-parleur “ Distribution des bouées en Eaux-Vives”.
Dernières recommandations de prudence de l’organisatrice :<br>- Si vous avez des crampes passagères, levez le bras, un secouriste en canoé kayak à proximité vous permettra de vous stabiliser quelques minutes.
- Si vous n’arrivez plus à récupérer votre respiration, idem.
- Vous suivez toujours le groupe. Toujours l'axe du groupe !
- Si vous ne pouvez plus, n’insistez pas ! Je répète : N’insistez pas !
- Levez le bras, un kayak vous ramènera en sécurité vers un bateau. Servez-vous de votre bouée Eaux-vives pour flotter.
- Pensez sécurité !
- Maintenant le Bassin est à vous !
La joyeuse horde des participants s’exclama d'un tonitruant “Hourra!".
9H30. Tous à l’eau. Départ.
Tels les jeunes mulets frénétiques dans leurs ballets au printemps, tous les nageurs se mirent à l'eau, en quelques secondes formèrent un îlot gigantesque orné de taches orange-fluo dessinées par leurs bouées de secours . Un sterne survolant l'endroit, sidéré, crut voir une raie manta géante.
Les atlètes commencèrent à nager le long du débarquadère. Dans cette procession grouillante, il fut impossible aux familles de reconnaître leur héros. Bonnets identiques. Rien d'autre ! Quelques enfants contrariés rouspillèrent entre eux.
Ils évitèrent les piquets, commencèrent à dépasser la jetée qui jaillit dans le Bassin. L 'axe de navigation apparaissait. Moana se sent à l'aise . Bien qu'elle reçoive sur ses mains quelques coups de pieds du nageur précédent. Elle s'écarte un peu. Vers les cent mètres le groupe s'effila légèrement, permettant à chacun de nager aisément.
Moana est heureuse. L'eau est son élément depuis toute gamine. Ses parents , de crainte qu'elle ne tombe dans la piscine dans leur jardin lui avaient offert des cours de natation vers ses 6 ans. Elle se souvient de cette période, éprouvant à chaque fois le même sentiment originel de plénitude quand elle rentrait dans les bassins. Glisser sur l'eau, non pas nager mais bien glisser sur l'eau. Être un poisson. Fendre l'eau. La sentir caresser son corps. Maintes fois elle avait exhibé ce ressenti de joie à ses jeunes copines de nage. Certaines rigolaient, d'au- tres qui n'y comprenaient rien.
Etonnés par tant de raffut, les poissons du bassin filèrent sur le lieu d'agitation.
Au delà des cinq cent premiers mètres , une distance notable se creusa entre nageurs aguerris au courant et nageurs entraînés en piscine. L'effet de la marée. Pas trop fort mais assez vicieux pour obliger Moana à nager en crabe.
" Quelle galère , mon corps va vers le Pilat , ma tête vers Le Mouleau" pensa- t'elle. Elle accéléra légèrement le battement de ses pieds palmés.
- Oh ! comment peuvent t'ils nager aussi mal ? Les Êtres de terre sont bizarres tout de même. Ils cherchent constamment à nager vite. C'est pourtant facile d'aller vite ! s'exclama Raie-Brunette.
- Tu n'as qu'à regarder ! lança Monsieur Dorade ." Ils n'ont pas de nageoires. Ils s'en fabriquent et se les mettent pour nous imiter sur leurs tiges qui dépassent. Ah, Ah! des Êtres de terre qui se prennent pour des poissons ! Fais attention Raie-Brunette à ne pas t'approcher trop près de leurs engins Coupe-eaux, ils pourraient te découper en mille morceaux !"
Malgré ce conseil entendu par tous, quelques poissons effrontés jouaient très près des embarcations. Une petite houle s'était levée avec la marée montante et ces petites vagues rendaient plus pénible la traversée. Le crawl effectué par Moana lui avait permis de dépasser le profond chenal. Peu habituée à ce genre de résistance, elle s'efforçait de garder le cap. Un début de raidissement musculaire parcourut ses jambes.
" Je ne vais pas avoir de crampe, tout de même ! Je la sens arriver " pensa- t'elle. Elle ralentissa le battement ciseleur de ses jambes pour mouliner plus vite avec ses bras. La rotation devenant plus rapide, les poumons de Moana exigèrent plus d'oxygène. Les " allez Moana , on tient " venus des proches bateaux se transformèrent en encouragements à peine audibles tant l'eau brassée regurgitait de ses tympans.
- Ne vous approchez pas trop des planches Coupe-eaux, toi aussi Raie-Brunette! hurla Monsieur Maigre.
- Comme c'est étonnant! Les Hommes de terre pour nous imiter prennent de l'air pour le souffler dans l'eau ! fit remarquer Raie-Brunette dont la particularité est de bénéficier d'une ouie très fine.
- Ils nagent si mal !
- Chut ! Regardons-les , ils vont bien finir par renoncer, la mer n'est pas leur monde “ dit Monsieur Maigre. Lessivée par l'effort, Moana ne put que prendre une pause sur un kayak. Elle y resta quelques minutes, le temps que la crampe naissante passe.
Le sauveteur fut surpris de la voir si essouflée.
- Voulez-vous arrêter là ?
- “Non , je continue ". Elle prit repos des pieds sur le flotteur, se relança en exerçant une poussée vive pour gagner quelques mètres au Bassin. Au trois-quart de la distance, Moana ne pouvait plus respirer normalement. Son corps devenait une masse lourde, traînarde. Elle avalait régulièrement un peu d'eau de mer. Elle doutait quant à réussir sa traversée tant elle était épuisée. Elle avait atteint sa limite.;
L'ouie de Raie-Brunette percût ce tragique essoufflement.
- Chut ! vous entendez ? Vous voyez la Femme de terre là-bas ? Elle recrache de plus en plus d'eau dans l'eau au lieu de l'air! Je ne peux pas la laisser se remplir d'eau ! Je vais l'aider !
- Ah tu vas l'aider ? Et comment vas tu t'y prendre pour l'aider. De quoi te mêles-tu ? c'est une affaire de Femme de terre ? ironisa Monsieur Maigre.
- Je vais vous montrer ! lui rétorqua Raie-Brunette. Prenant son courage par nageoires, elle fonça sur les Coupe-eaux , en choisit deux bien distants, telle une aiguille serpenta à toute berzingue entre eux, ralentit sa nage, s'approcha de Moana , se posta à deux mètres puis analysa la situation.
- Je ne peux pas la pousser, elle va m'assommer avec ses longues tiges ... Je ne peux pas la tirer, elle est mons- trueuse .... Je vais la porter ! C'est ça, je vais la porter ! dit- t'elle.
Elle frôla le corps de Moana, s'approcha par dessous, puis avec une infinie délicatesse se colla des deux nageoi- res au ventre de la nageuse. Moana ne sentit rien tant sa combinaison était épaisse. le mucus du poisson faisant office de joint de dilatation. " Ouf ! Allez !" Raie-Brunette poussait de toutes ses forces. " Allez !". Les poissons médusés écarquillaient leurs yeux. Ils découvraient pour la première fois de leur vie un poisson scotché à un Être de terre. Le corps de Raie-Brunette secoué de toutes parts ressemblait à un cerf-volant par fort vent d'ouest. - Ce n'est pas possible ! Je ne peux pas ! Je n'y arrive pas ! elle est trop lourde ! Venez m'aider ! Allez vite ! A l'aide !;
Monsieur Maigre un temps pétrifié de voir sa protégée se mettre en galère, se ressaisit et ordonna d'une voix de général à un banc d'une cinquantaine de chinchards proches de lui :
- Allez l'aider ! Bon sang , allez l'aider !
Les poissons n'écoutèrent que leur peur pour Monsieur Maigre, imitèrent le parcours de Raie-Brunette, la rejoignirent.
- Placez-vous très doucement en bloc sous mes nageoires, faisons bloc, une dizaine au premier contact, voilà c'est ça ! les autres placez-vous en couches par dix sous vos collègues ! guida Raie-Brunette .
- C'est exactement cela. Allez ! On pousse ensemble vers le haut, ne dépassez pas mes nageoires. A mon signal : Hop ! On pousse !
Un flottement aussi soudain qu'inattendu donna à Moana l'impression de se sentir progressivement délestée de son poids. Sans pouvoir comprendre. Elle avait tant avalé d'eau que l'idée de renoncer avait cheminé sur les cinquantes derniers mètres parcourus. Ce jaillissant sentiment de béatitude donnait enfin raison à ses longs entrainements de couloirs de piscine, à ses confidences jeune à ses amies.
Sa tête pleine d'étoiles, son corps ondulant avec légèreté, elle glissait dans l'eau. Elle avait enfin la certitude d'avoir été dans une autre vie un poisson. Elle reprit une nage parfaite, mouvements de pieds en harmonie avec mouvements des mains. Récupérant son souffle naturel sur chaque mètre gagné dans cette course. La proche arrivée jaillissait comme une simple formalité.
La forte pression qu'exerçait les chinchards sous le corps de Raie-Brunette obligeait celui-ci à un léger écrasement contre le corps de la Femme de terre. Dès que la Femme de terre nagea calmement, sans geste brus- qué, Raie-Brunette perçut une onde faire osciller tout doucement ses nageoires, puis canalisant sa concentration, elle entendit un fort battement. Un son identique revenait dans ses rêves les nuits seule cachée dans les algues du Bassin. "Bong.. Bong .. Bong ".
Chaque "Bong" la ballottait. La surprenait. Elle sursautait. Elle comprit. La douceur du glissement des deux corps joints battant à l'unisson, le mucus qui les liait, les collait, les assemblait s'inventât dans l'imagination de Raie-Brunette comme une corde tissée entre elle et Maona. Son pouls s'accéléra. "Bong ... Bong". Des larmes naquirent sur ses joues.
- C'est .. c'est le battement d'un coeur ! C'est un coeur ! Maman ? C'est toi Maman ? On m'a tant raconté que les Femmes de terre se réincarnaient en sirènes ! Que l'inverse était tout aussi possible ! C'est vrai ! C'est Maman ! Elle veux me parler ! Elle a quelque chose à me dire ! Je t'écoute Maman ! Je suis là ! Contre toi ! Maman chérie, je suis si heureuse ! Ton coeur parle au mien. Ta douceur me berce. Je t'ai tellement cherchée. Tu es là, je te sens, toi le battement tant rêvé au long de toutes ces années sans toi, sans Papa. Enfin ! Donne-moi toutes tes caresses, toutes tes caresses de maman qui m'ont tant manqué ! J'en veux ! Je suis là ! Prends-moi , mange-moi si tu veux , dévore-moi ! Je me veux toute à toi Maman , toute !
Sereine comme jamais, se promenant deux jours plus tard dans le trou en face du Mimbeau au Cap-Ferret, Raie- Brunette ressentit une vive douleur lui harponner la lèvre supérieure. Instatanément l'eau se transforma en un couloir vertigineux baigné de rais de lumière hypnotisante. En une fraction de seconde, elle se rappella ce que Monsieur Maigre,veillant certains soirs à la rassurer avant qu'elle ne s'endorme seule, lui avait maintes fois raconté :“ tes parents sont au paradis des poissons. Les Portes de la Mer s'ouvrent pour les poissons qui auront su se tenir sages, on ne sait pourquoi il n'y a que les sardines qui restent punies. Le jour venu, il te faudra traverser la Lumière."
Curieusement , elle se sentit apaisée.
Elle eût une vision. " J'arrive, Maman. Donne-moi ta nageoire quand je passerai près de toi Je t'en prie, ne m'oublie pas une deuxième fois !
Naissains : Larves d'huîtres
Esquires : Crevettes du Bassin
Terres vaseuses : appelées aussi Crassats
Tâches noires : appelées aussi Négresses
Aumaillades : filet à trois nappes de tailles dégressives pour la pêche des petits rougets ou soles
Esquerey : filet à crevette
Estey : Petit chenal dans les crassats
Piquets : appelés Pointus , petits piquets de 50 cm destinés à éloigner les poissons plats prédateurs des huîtres
Malines : Grandes marées
Philippe DUPUY