Dès les premières lueurs de l’aube, il lui tardait de se lever. Elle s’était pourtant astreinte à rêvasser un moment, tranquillement allongée, le temps de bien se réveiller. Puis, avec énergie, elle était sortie du lit et s’était dépêchée à s’habiller. Prenant son son sac apprêté la veille au soir, elle quitta l’appartement, traversa le jardin et enjamba le petit portail en bois. Le chemin étroit et tout d’abord herbu s’offrait à elle. Accompagnée par les senteurs matinales des herbes sauvages, elle allait d’un bon pas. Native de ce coin de terre, elle ne se lassait pas de sillonner l’endroit qu’elle parcourait avec sa sœur, depuis leur plus tendre enfance. L’herbe se fit plus rare. Le sol s’amollissait sous ses pas. Finalement c’est le sable qui l’accueillit. Encore un lacet, et le voilà devant elle. Il agissait sur elle comme un aimant. En cette fin d’hiver, jour de grand coefficient, la marée continuait à monter. Elle était impatiente d’être mordue par la fraîcheur de l’eau. Ralentissant le pas, elle regarda autour d’elle et dédaignant le banc, choisit de déposer son sac sous le pin. Elle étendit sa natte et en quelques secondes se présenta en maillot de bain. Attachant ses cheveux, prête à se baigner, elle courut jusqu’à l’eau. Ce matin elle était d’autant plus contente d’être là qu’elle avait eu des nouvelles de sa sœur la veille. Partie pour ses études, celle-ci avait la nostalgie de ces moments de baignade que les deux sœurs avaient toujours partagés, du plus lointain qu’elles s’en souvenaient. C’est vrai que le bain leur apportait une satisfaction telle qu’il leur était difficile d’y renoncer. C’est donc en pensant à sa sœur qu’elle fit ses premiers pas dans l’eau. S’aspergeant d’abord les bras, puis la nuque, elle piqua une tête et se mit à nager parallèlement au rivage. Elle nagea longuement. Enfin, elle se redressa et s’aperçut qu’elle avait pied. Le jusant était déjà à l’œuvre. Au loin, elle distingua la présence d’un pêcheur et un chien qui vagabondait à son gré. Elle sortit de l’eau, ruisselante, voulut courir et arriva essoufflée près de l'arbre. Encore tôt, le soleil ne dardait que ses premiers rayons. Sa peau était toute hérissée. Elle défit ses cheveux, commença à les peigner et se faisant, de lourdes gouttelettes aspergèrent le sable. Puis elle enfila ses vêtements secs qui lui procurèrent une douce chaleur. Regardant sa montre, elle sut qu’il était l’heure de partir. Pensant encore une fois à sa sœur, elle inspira profondément l’air iodé et alors, avec empressement, elle enfourna ses affaires dans son sac et rebroussa chemin précipitamment. Dans sa hâte, en le jetant sur son épaule, son sac s’entrouvrit et elle ne vit pas le peigne tomber. Sans bruit, celui-ci atteignit le sol et resta là.
Le temps passait. Après le départ de la jeune fille, rien ne vint perturber la quiétude du lieu. En ces heures matinales, aucun autre promeneur ne s’aventura dans cette partie isolée de la presqu’île. Impassiblement, le soleil poursuivait sa course. La fraîcheur avait fait place à une tiédeur agréable qui laissait présager une belle journée et peut-être même l’arrivée d’une forte chaleur. Le varech rejeté par la mer séchait, exhalant une odeur caractéristique. Un homme surgit du sentier. Les mains dans les poches de son pantalon, l’allure décontractée, c’était d’un pas décidé qu’il approchait le rivage. Il s’arrêta net et portant la main en visière à son front, scruta l’horizon : pas un nuage mais de la brume sur l’eau qui masquait les villes avoisinantes. La forte luminosité lui faisait cligner des yeux. Il abaissa son regard pour reposer sa vue. Quelque chose au sol attira son attention. Se baissant, il reconnut un peigne et après une seconde d’hésitation, décida de le laisser par terre au cas où son propriétaire repasserait. La vision de ce peigne lui créa un trouble. Avec une grande netteté, il revit sa femme et ses longs cheveux qu’elle peignait vigoureusement après chaque bain. Qu’ils étaient beaux ses longs cheveux dorés ! Il aimait la délicatesse avec laquelle elle prenait soin d’elle-même, sans excès, avec naturel, simplement pour se rendre digne des atours que la nature lui avait prodigués. C’est alors qu’en cet instant, il eut aimé qu’elle soit près de lui. Lui vint une folle envie de l’envelopper de ses bras et de la soutenir en contemplant ce paysage marin. Cela le rendit nostalgique. Elle s’était absentée pour des raisons professionnelles. Lui, retraité, avait plus de temps libre. Il s’évertuait alors à découvrir de nouveaux sites qu’il lui narrait avec moult détails pour peupler son imaginaire de pensées photographiques afin qu’elle songe à lui lors de ses soirées solitaires. Son épouse lui communiquait une force bienfaisante. Délaissant le panorama, machinalement, il poussa du pied le peigne et se faisant, réalisa qu’il était heureux. En son for intérieur, il remercia secrètement le propriétaire du peigne pour cette bévue. Redressant la tête, arborant un léger sourire, il se retourna et à vive allure disparut sur le sentier.
Le temps s’écoulait toujours. Ayant dépassé son zénith, le soleil cognait fort maintenant. À ces heures-là, bien souvent abruti par la chaleur, on aimait se délasser. Tête enrubannée d’un foulard blanc, lunettes de soleil noires vissées sur les yeux, vêtue d’un pantalon court et d’un chemisier écru, une jeune femme se baladait sur le layon. Tenant à la main ses sandales, pied nu, elle foulait lentement le sable chaud. Un peu égarée, dévisageant les alentours, elle avisa le banc et s’y assit avec satisfaction. Nonchalamment appuyée sur son coude, sa main soutenant sa tête, elle ferma les yeux. Dans la lumière crue du jour, ce corps alangui au milieu de ce décor naturel formait un ravissant tableau. Les minutes s’égrenaient. Sous l’effet d’une brise légère, libérés du chapeau qui le protégeait, des petits cheveux flottaient autour de son visage. Soudain, sans avoir le temps de le retenir, il s’envola, ce qui lui fit ouvrir les yeux et courir pour le rattraper. À son retour, elle le vit. Elle ramassa le peigne et s’installa à nouveau sur le banc. L’objet avait emmagasiné la chaleur du soleil et il lui était doux de l’avoir dans la main. Comme par enchantement, elle fut transportée auprès de sa grand-mère et ses écheveaux de laine. C’était une femme laborieuse qui cardait la laine de ses moutons avec différents peignes ressemblant très peu à celui-ci, bien trop fin. Petite, elle adorait la regarder faire, toute entière absorbée par sa tâche. Émue par ce souvenir, elle retourna une dernière fois le peigne poli dans ses mains et le reposa tranquillement sur le bois tandis qu’elle portait son attention sur la plage. Invisible, l’eau s’était complètement retirée, révélant un sable couleur bronze contrastant avec le sable blanc de la plage. C’était l’étale de basse mer. Il faisait vraiment chaud. Nullement incommodée par la chaleur, la jeune femme décida de longer l’estran jusqu’à la jetée et négligeant l’objet, se leva et quitta l’endroit par la baie.
L’après-midi s’étirait sous ce soleil de plomb. Des personnes le bravaient à l’abri sous leur parasols, multiples points colorés s’éparpillant çà et là. Des groupes, munis de casquettes et d'outils de pêche tels que le seau et l’épuisette, se déplaçaient avec lenteur, pliés en deux, à la recherche de divers mollusques et crustacés. Enfin le soleil décrût d’intensité. Les heures les plus chaudes étaient passées. Devant l’anse, l’eau encore éloignée de la grève miroitait, promettant déjà le flot. S’aidant avec sa canne, affermissant ses pas, une vieille femme avançait précautionneusement. Elle savait qu’un banc l’attendait, où elle pourrait se reposer. Cette perspective la rassurait. Habitant tout près, elle avait la chance de pouvoir marcher jusqu’ici. Cette marche représentait son labeur quotidien. Elle n’y dérogeait quasiment jamais, quelque soit le temps qu’il faisait. Enfin elle l’atteignit et s’y affaissa sans précipitation. Abandonnant sa canne, elle arrangea sur ses genoux sa longue jupe évasée en toile légère et rajusta son bustier. Sous le coup de l’effort, des gouttelettes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa lèvre supérieure. Tirant de sa poche un mouchoir, elle s’épongea le visage et souhaita retirer sa benaise. Descendante d’une lignée d’ostréiculteurs, elle tenait cette coiffe de sa mère. Rouge et blanche, ourlée avec soin et plissée sur le sommet, cet accessoire était sans pareil pour protéger la nuque et les oreilles. De ses doigts toujours agiles, elle fit coulisser le ruban et, nu-tête, apprécia le menu souffle qui vint la rafraîchir. Le cillement de ses yeux trahissait son état de bien-être. Ses bras longilignes retombaient mollement sur le banc lisse et tiède qu’elle se mit à effleurer de la paume des mains. À sa gauche, ses doigts se refermèrent sur l’objet dont elle ne discerna pas tout de suite la signification. Un peu apeurée, retirant sa main, elle regarda mieux. L'identifiant, elle se reprocha sa poltronnerie. La peur malheureusement avait trop souvent accaparé sa vie. Comme le jour où elle n’avait pu s’empêcher de fuir, devant des faits qu’elle ne comprenait pas. Terriblement dépitée, de rage, elle avait rasé sa chevelure pendant plusieurs mois. Et puis la vie avait repris le dessus en lui donnant de nouveaux gages d’espérance. Des années plus tard, découvrant par hasard une photo d’elle prise à cette époque, son compagnon de route ne la reconnut pas. Il crut alors qu’elle était gravement malade. Il chercha à savoir mais face à son mutisme, n’insista pas. Tout au plus, il lui caressa délicatement les cheveux et quelque temps plus tard, lui offrit un joli peigne en corne. Ce présent l’avait amusée et rajeunit de plusieurs années. Au contraire, à l’époque, l’amère expérience l’avait fait grandir. Aujourd’hui, il était rare qu’elle repensât au passé. C’était drôle qu’un simple objet trouvé vînt lui rappeler cet épisode de sa vie.
Soupirant, prête à un nouvel effort, la canne bien en main, les pieds ancrés au sol, elle prit le parti de rentrer à son domicile. Courageusement, elle procéda de la même façon qu’à l’aller, avec beaucoup d’application pour ne pas tomber, et une calme respiration. « Qui soigne sa monture va loin » se disait-elle.
Au départ de la grand-mère correspondit la disparition progressive des parasols qui s’éclipsèrent de la plage les uns après les autres. Le soleil amorçait sa descente. Il faisait encore bien chaud. Dévalant le raidillon, un homme juvénile, drap de bain sur l’épaule, torse nu, un sac à dos en bandoulière, arriva sous le pin. Fin connaisseur des heures de marée, il savait que c’était jour de grand coefficient. S’étirant, il jeta son équipement sur le banc et sans préliminaire, fonça à l’eau. Des navires voguaient dans le lointain, toutes voiles dehors. Après une journée de travail, rien de tel qu’une baignade pour ressourcer l’animal. Tête renversée, il s’ébroua comme un chien et resta un instant debout, droit, à fixer l’horizon. S’asseyant, il fut gêné par un objet dur qui l’obligea à se relever. Constatant un peigne, il l’observa attentivement. Cet instrument-ci était en plastique foncé, avec d’un côté une rangée de dents serrées et de l’autre des dents plus écartées. Pris d’une lassitude, s’allongeant, le peigne posé sur son torse, il plissa des yeux et rêva d’une chevelure châtain emmêlée qu’il chercha à peigner. Les nombreux nœuds parsemés dans les cheveux empêchaient la distinction des traits du visage. Ses efforts restaient vains. Toutefois il s’assoupit dans cet entrelacement imaginaire de fibres soyeuses. Le peigne glissa le long de sa poitrine. Ouvrant brusquement les yeux, il sursauta. Il n’aurait pas dû s’attarder ainsi car il était attendu. Maintenant un beau coucher de soleil embrasait le ciel. Il se détourna des magnifiques reflets rosés qu’émettait l’eau à peine ondulante et s’en alla énergiquement.
Une lumière crépusculaire se répandait sur le pin, le banc, le sentier, le sable, la mer, fonçant progressivement leur teinte naturelle. En provenance de la terre se dessina un corps aux contours flous. Grossissant à mesure de son approche, d’une démarche chaloupée, il gagna le banc. Habillé en noir, doté d’une capuche, se confondant à la pénombre, il balançait souplement les jambes et peignait ainsi d’avant en arrière le sable avec ses pieds, seuls visibles. Ceux-ci rencontrèrent le peigne. Avec grâce, la silhouette le saisit. En dodelinant de la tête, un chuchotement musical à peine perceptible naquit. Il émanait de ce tableau une grande paix. L’eau toute proche était noire. Des nuages bas contrariaient l’éclairage de la lune. Sur la rive, n’étant tout d’abord qu’un point à l’horizon, se devinait une nouvelle ombre flottant d’ici à là, se rapprochant de la crique au ralenti. À proximité, sans hésiter, elle bifurqua et s’attela à gravir la dune qui menait au banc. À cette distance, se distinguait une vareuse en lin blanc qui détonait sur le fond de la nuit. Elle s’arrêta une fois, semblant sonder l’épaisseur de l’obscurité, sans doute pour mieux discerner ce profil sombre présent là aussi. Celui-ci eut un geste furtif. Accomplissant les derniers mètres qui la séparaient du siège, d’une voix polie, calmement, elle demanda :
« - Vous permettez ? »
- Si vous voulez. »
Après quelques minutes de silence :
« C’est à vous ? »
Interdite, ne sachant que répondre, l’ombre noire hocha la tête de droite à gauche.
« J’utilise parfois un outil semblable. En peignant, j’obtiens des effets intéressants. »
Nouvel hochement de tête cette fois d’acquiescement.<br>Encouragée, la voix ajouta :
« Quelle belle nuit ! »
Un clapotis accompagnait ce monologue. C’était l’étale de la marée montante. Pas un souffle d’air ne venait percer l’atmosphère nocturne.
« Bonsoir ! ».
Dégringolant la butte, la tâche blanche s’éloignait déjà.
L’autre personne restait immobile. À ses côtés, gisait le peigne et... un petit carton rectangulaire de couleur claire. Le retournant, elle découvrit une écriture dactylographiée et des coordonnées. C’était une carte de visite. Subrepticement, elle la glissa sous sa tunique. Le manteau bleu de la nuit enveloppait le paysage. La lune était haute dans le ciel. Le hululement d’une chouette se fit entendre. Alors, l’ombre s’anima et devint évanescente.
Noëlle SANZ