Dans les années 1980, arrivé à l’âge adulte, Paul, natif du Bassin d’Arcachon décida de « monter à Paris » pour rejoindre l’élue de son cœur Alice. Il l’avait rencontrée pendant l’été dans la station balnéaire d’Andernos-les-Bains où elle passait ses vacances.
Arrivée dans la capitale, il n’eut pas longtemps à chercher du travail car Alice, infirmière à l'hôpital de la Salpêtrière, réussit à lui obtenir un poste d'agent hospitalier. Après de nombreuses recherches, ils trouvèrent, Porte de Choisy, au cœur du quartier chinois proche de l'hôpital, un studio perché au 23ème étage depuis lequel ils avaient une vue magnifique sur Paris. De là, Paul avait l’impression de dominer la situation, et se sentait prêt à croquer sa nouvelle vie parisienne auprès de sa compagne !
Il était vraiment heureux du poste qu'il occupait dans ce lieu historique où il accédait fièrement en traversant la loge d'entrée. C'est là que se croisaient, pour pointer, tous les travailleurs qui entraient et sortaient. Face à cet endroit, s'élevait un grand corps de bâtiments en pierre de taille avec en son centre, la chapelle au dôme imposant qui en rompait l’austérité. Il passait à travers cet espace pour se rendre dans le service de médecine générale où il avait finalement été affecté. Il ne fallait pas laisser s'emballer son imagination, il était là pour travailler, s'adapter à un labeur assez physique : apporter les prises de sang au laboratoire, récupérer les résultats, aller chercher des médicaments à la pharmacie centrale, ramener de la banque du sang des culots, laver des gamelles en acier et aider le personnel soignant à coucher les malades.
Il savait qu’il devait attendre sa titularisation pour faire évoluer sa carrière. Mais dans le service de médecine générale où il avait été nommé, dès qu’il le pouvait, il s’initiait aux soins qu’il aurait à faire plus tard s’il devenait infirmier. Un jour, peu de temps après avoir commencé à travailler dans ce service, il lui arriva une drôle d’aventure. Revenant des courses qu’il avait à accomplir dans ce vaste hôpital, il retourna à la salle commune pour apprendre quelques soins faciles mais l’équipe médicale était en pause. A peine était-il entré dans la salle, que les patientes presque toutes âgées, commencèrent à hurler : « Le bassin, le bassin ». La tête un peu tournée par un tel enthousiasme, il avait du mal à comprendre cette agitation. Mais oui, il avait presque oublié qu'il était natif du Bassin d’Arcachon ! Il n'avait jamais pensé qu'il avait habité un coin aussi célèbre et dans une bouffée de fierté redressa son bassin, oh... je veux dire son corps. « Le bassin, le bassin » continuaient à crier les grands-mères. Il étendit la main pensant les calmer « Le bassin, le bassin... » mais devant l’inefficacité de son geste, il prit conscience qu'il devait s'égarer. Il passa en revue tous les bassins qu'il connaissait mais un cri impératif le fit sortir de ses méditations : « Mais qu'est ce que vous attendez, je vais me faire pipi dessus ! » Il découvrit alors ce fameux bassin, objet incontournable de la vie hospitalière. Il fit ainsi son premier apprentissage. Plus tard, il apprit à distribuer les thermomètres et à noter la température des patients sur une petite pancarte qui était accrochée au pied du lit. De même, il apprit aussi à prendre la tension et le pouls et à les noter.
Aujourd'hui, c'était jeudi et il semblait à Paul que cette semaine de travail était interminable. Dimanche soir, il rendrait son tablier ou plutôt sa blouse blanche salie par une longue semaine de labeur. Il imaginait ce lundi de repos et toutes les heures de ces journées de congé. Le matin, il prendrait avec Alice qui avait enfin les mêmes repos que lui, le train rapide qui le ramènerait vers sa province natale. Arrivé à la gare d'Austerlitz, il achèterait au kiosque le journal Sud Ouest et une revue nautique. Installé dans le premier wagon accroché</span><span>à la locomotive, une BB 92 56, machine capable de soutenir les 140 km/h, d'avaler la campagne à cette vitesse et de le transporter d'un monde à l'autre. Il attendrait avec elle, l'heure exacte où le train prendrait son élan pour ce long voyage à travers la campagne et se voyait déjà prenant un café au wagon grill express qui se trouvait au milieu de la rame.Tout serait en ordre et à l'heure dite, le train démarrerait. Il se sentirait rassuré. Un petit goût d'aventure s'emparerait de lui quand il monterait les marches du wagon et qu’il suivrait avec Alice l'étroit couloir à l'odeur caractéristique du passage des nombreux voyageurs. Il chercherait alors pour eux un compartiment vide. Mais avant de savourer ce moment de liberté, il lui fallait d'abord installer Micheline, la sœur de Georgette dans son lit ! « Tu viendras me coucher » lui avait-elle dit de sa voix fluette. Encore une de plus à coucher avait-il pensé avec sa conscience professionnelle qui s'effritait de jour en jour.
Mais la pause si attendue, agrémentée par bonheur de deux jours de repos supplémentaires, arriva enfin. Paul et Alice purent descendre pour retrouver le Bassin, berceau de leur amour naissant. Paul revivait quand il arrivait dans sa région. Tout lui paraissait plus beau et plus familier. Cette cité balnéaire avait une longue histoire qu’il raconta fièrement à Alice. Au temps de la préhistoire des hommes s’y étaient déjà installés, vivant de pêche, de chasse et de cueillette. Il y avait aussi des vestiges de la période gallo-romaine sur le site où avait été construite plus tard l’église St Éloi, un des relais du pèlerinage de St Jacques de Compostelle.
Au 19 ème siècle, Andernos s’était développé comme station balnéaire avec une architecture caractéristique dont la maison Louis David était un des plus beaux symboles. Tous les deux appréciaient les maisons aux dimensions modestes entourées d’un coquet jardin qu’ils découvraient le long des rues intimes où ils aimaient se promener. On y sentait une douceur de vivre, un air de vacances où il faisait bon séjourner. Le soir, tout le monde convergeait vers la jetée la plus longue du Bassin où l’on pouvait observer le coucher du soleil sur les cabanes ostréicoles qui vous invitaient à déguster les fameuses huîtres. Au loin, dans la direction du soleil couchant, les pins façonnés par les tempêtes sur l’avancée du site naturel des Quinconces retenaient le regard. Certains soirs, le spectacle était saisissant. Particulièrement, le soir où Alice lui offrit son premier baiser émue par la beauté du lieu. En avançant au bout de la jetée on pouvait observer au loin l’Île aux Oiseaux et l’ensemble du Bassin. Au retour, on pouvait se restaurer en prenant une glace ou en s’asseyant dans un restaurant ou un café pour écouter un orchestre de jazz.
Mais aujourd’hui, comme le temps était moins propice à la plage que l’été de leur rencontre, ils décidèrent de faire une balade en mer. Les parents de Paul avait un petit voilier doté d’une cabine qu’il pouvait emprunter facilement car il pratiquait la voile depuis son enfance. Ils lui recommandèrent d’être prudent car un bon vent soufflait. Il décida de ne gréer que la grande voile et ils partirent en direction de l’Île aux Oiseaux en tirant des bords, car il avait le vent debout, c’est à dire face à eux. Il fallait slalomer entre les piquets qui délimitaient un chenal étroit. Heureusement le dériveur était très maniable et stable grâce à sa voilure réduite et ils purent enchaîner de nombreux virements de bord en toute sécurité. Il fallait coordonner leurs mouvements pour que le voilier reste bien à plat, et reprenne vite son cap en réglant rapidement la grande voile pour ne pas perdre du terrain avant d’arriver vers des espaces plus larges. C’était un vrai plaisir de naviguer dans ses conditions. Il sentait dans la barre la puissance du bateau qui rebondissait de vague en vague. Il fallait bien le tenir pour qu’il ne gîte pas trop car ils auraient pu embarquer de l’eau. Paul était heureux de naviguer et de montrer à son amie son savoir faire nautique émaillé de termes techniques qu’elle avait du mal à retenir et à comprendre. Le bateau n’était pas sa passion mais elle était fière de son capitaine dont le visage rayonnait de bonheur. Tous deux respiraient à pleins poumons l’air pur du Bassin et des embruns venaient fouetter leur visage. Ils se serrèrent l’un contre l’autre pour trouver un peu de chaleur. Ils étaient heureux d’être ensemble et d’oublier si vite les contraintes de la vie quotidienne. L’hôpital était bien loin d’eux quand ils virent qu’ils approchaient des fameuses cabanes tchanquées situées au milieu du Bassin qui, à marée haute, ont les pieds dans l’eau. Malgré la beauté magique du lieu, Paul s’inquiéta quand il vit une grande barre de nuages violacés arriver de l’océan face au Cap Ferret. Il décida qu’il était grand temps de revenir vers Andernos malgré l’insistance de son amie qui aurait voulu profiter encore du panorama.
C’est à ce moment qu’Alice remarqua une plate, bateau d’ostréiculteurs qui paraissait en difficulté car une femme agitait ses bras pour demander de l’aide. Elle demanda à Paul de s’approcher de l’embarcation mais le vent s’était levé brusquement rendant la manœuvre délicate. Malgré les efforts de Paul, ils se virent drossés par le vent et par un fort courant vers des piquets qui délimitaient le parc à huîtres non loin de l’autre bateau. Pendant que Paul amarrait le voilier à un des piquets en bois et en faisant de son mieux pour que la coque ne subisse pas trop les assauts du vent, Alice essayait de stabiliser le bateau. Elle réussit à communiquer avec l’ostréicultrice qui lui fit comprendre que son mari s’était blessé et saignait beaucoup. A la grande frayeur de Paul, elle sauta à l’eau ayant compris qu’il y avait une urgence. Il eut juste le temps de lui passer une longue corde qui lui permettait de relier les deux bateaux. Alice, bonne nageuse n’eut pas trop de mal à les rejoindre malgré des vagues qui commençaient à déferler. Elle fut saisie par le bras costaud de la femme qui l’aida à monter à bord. Elle leur dit qu’elle était infirmière et leur demanda de se calmer et de lui passer la trousse de secours pendant qu’elle se séchait avec une serviette. Elle examina la plaie au visage qui paraissait impressionnante car le sang ruisselait sur son œil, sa joue et les vêtements. Elle détecta rapidement que c’était l’arcade sourcilière qui avait éclaté. Elle demanda qu’on lui passe des compresses pour rapprocher les deux berges de la plaie et les compresses en même temps longuement pour que l’hémorragie s’arrête.
Alice rassura son patient et surtout sa femme qui n’arrivait pas à brancher la VHS, radio des bateaux qui peuvent communiquer entre eux ou avec les secours. Elle lui dit d’attendre car si elle arrivait à arrêter le flux de sang, elle saurait le soigner toute seule. Mais elle s’inquiétait pour Paul et son bateau. Pendant ce temps, celui-ci essayait d’enlever la voile car le vent s'y engouffrait et poussait le bateau vers les piquets. Après bien des difficultés, il réussit à la baisser et l’embarcation devint plus stable. Avec l’aide de l’ostréicultrice qui tira la corde, ils arrivèrent à le dégager des piquets pour le placer derrière la plate. Il put alors sauter à l’eau pour les rejoindre.
Il tremblait comme une feuille quand il monta sur le bateau et trouva Alice en train de soigner l’ostréiculteur comme si elle se trouvait dans son service. Les soins finis, ils se présentèrent. Jeannot et Yvette, ostréiculteurs à Andernos. Paul et Alice, des parisiens en vacances. Jeannot leur dit avec son franc-parler qu’il n’aurait jamais cru qu’il serait un jour sauvé par des habitants de la capitale mais les félicita. Il était grand temps de rentrer avant de se trouver à marée basse. Cela ne prit guère de temps car la plate possédait un moteur puissant qui les remorqua sans problème malgré le vent très fort. Arrivés au port ostréicole d’Andernos, ils furent reçus comme des héros par les autres ostréicultures car la VHS avait finalement annoncé les nouvelles des rescapés. Dans les cabanes, ce fut la fête. On arrosa l’événement au petit jaune sans oublier les huîtres. Les verres se succédèrent car on les remplissait vite pour éviter la marée basse !
A la suite de ce sauvetage, Alice et Paul devinrent vraiment enfants du pays d’autant plus qu’ils se marièrent quelques mois plus tard à l’église St Éloi en bordure du Bassin.
François VERGNOLLE